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Essais nucléaires en Polynésie : l’éclairage scientifique oublié dans la décision politique ?

Publié en ligne le 19 juin 2025 - Nucléaire -
Cet article est une adaptation de la tribune publiée sur la version en ligne du magazine Le Point le 12 avril 2025.

Après avoir réalisé 17 essais nucléaires, dont 4 dits « atmosphériques », dans le Sahara algérien entre 1960 et 1966, l’État français s’est tourné vers la Polynésie où 193 tirs nucléaires ont été effectués entre 1966 et 1996 dans le cadre du Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP). Les essais étaient souterrains à partir de 1975, ce qui limitait très fortement la dispersion des matières radioactives et donc la contamination de l’environnement. C’est donc la période 1966-1974 qui est la plus préoccupante et fait encore aujourd’hui l’objet de controverses. Quel a été l’impact de ces essais sur les populations ?

On sait que l’exposition à la radioactivité peut induire une fréquence accrue de cancers et l’inquiétude des populations dans la région est donc légitime. Mais on sait aussi que les doses auxquelles elles ont été exposées sont très faibles, et que le risque associé à cette exposition est, de ce fait, infime. À l’heure où une commission d’enquête parlementaire suggère d’ouvrir encore plus largement les droits à indemnisation [1], il faut trouver un équilibre (forcément arbitraire) entre la reconnaissance des potentielles victimes et la prise en compte des réalités scientifiques.

Une reconnaissance légale

L’État français reconnaît une certaine responsabilité sur les conséquences sanitaires de ces essais. Depuis 2010, la loi Morin a mis en place le Comité d’Indemnisation des Victimes des Essais Nucléaires (Civen) qui a la charge d’évaluer les dossiers présentés par ceux qui ont développé une maladie ou leurs ayants droits. Dans un premier temps, le comité pouvait rejeter un dossier s’il estimait que le risque induit par l’exposition à la radioactivité des essais était « négligeable ». Plusieurs amendements successifs, dont l’un introduit en 2017 dans le cadre de la loi Erom (Égalité Réelle Outre-Mer), ont supprimé la notion de « risque négligeable » et augmenté le nombre des cancers indemnisables [2]. Désormais, toute personne résidant en Polynésie française entre 1966 et 1998, exposée à une dose de radioactivité supérieure à 1 millisievert (mSv) par an, en lien avec les essais, et atteinte d’un ou plusieurs des 23 cancers figurant sur une liste comme étant potentiellement radio-induits, peut être reconnue victime des essais nucléaires français et indemnisée financièrement.

Ce seuil de 1 mSv est arbitraire et découle de la réglementation française sur l’exposition acceptable. Ainsi, les exploitants d’installations nucléaires doivent s’assurer que leur activité n’entraîne pas une dose supérieure à 1 mSv par an pour le public, hors exposition médicale délibérée. Rappelons que ce seuil était fixé à 5 mSv à l’époque des essais nucléaires, et que les travailleurs du nucléaire peuvent aujourd’hui être exposés dans le cadre de leur activité professionnelle jusqu’à 20 mSv par an [3]. Par ailleurs, la radioactivité naturelle est en France de quelques mSv par an et peut même aller jusqu’à quelques dizaines de mSv par an dans d’autres régions du monde, sans que des impacts sanitaires aient pu être mis en évidence [4] [5]. Le seuil de 1 mSv ne peut donc pas être considéré comme un seuil au-delà duquel il y aurait un risque significatif.

Des études scientifiques

Le lien entre exposition à la radioactivité et impact sanitaire a fait l’objet de nombreuses études. Pour les doses supérieures à 100 mSv, on constate une relation approximativement linéaire (proportionnelle) entre l’exposition (exprimée en mSv) et la fréquence de survenue des cancers. Pour les doses inférieures à 100 mSv, il est difficile de conclure car l’augmentation éventuelle de la fréquence des cancers en lien avec l’exposition à la radioactivité est alors très faible et donc difficile à mettre en évidence au sein d’une population. En supposant que la relation trouvée aux expositions importantes puisse être extrapolée vers les doses faibles, on estime qu’une exposition de 1 mSv conduira à la survenue de 10 cancers, dont 5 mortels, pour 100 000 personnes [6]. Rappelons qu’environ un quart des humains développent un cancer au cours de leur vie, et plus d’un tiers dans les pays développés [7]. Ainsi, parmi une population de 10 000 personnes exposées à 1 mSv, on aurait statistiquement environ 3 000 cancers, dont un seul possiblement dû à l’exposition.

Plusieurs études ont été réalisées pour évaluer l’exposition des personnels sur les sites d’expérimentations nucléaires et des populations sur les îles de Polynésie. Ces estimations sont entachées d’incertitudes car les données sur les retombées radioactives sont incomplètes, mais aussi parce que l’exposition dépend des comportements, en particulier alimentaires. Néanmoins, les différentes études indiquent que les habitants des îles les plus proches de Moruroa et de Fangataufa (Tureira à environ 100 km et Gambier à environ 450 km) ont été exposés à quelques mSv sur toute la période, de même que les habitants des côtes orientales (presqu’île) de Tahiti, à environ 1 200 km. La grosse majorité de la population polynésienne vit sur la côte occidentale de Tahiti où les expositions ont été plus faibles, de l’ordre ou inférieures à 1 mSv selon les estimations [8][9][10].

Ces expositions sont très faibles. Avec les connaissances actuelles sur les liens exposition-cancer décrits ci-dessus, on attend donc entre zéro et quelques dizaines de cancers supplémentaires au sein de la population polynésienne du fait des essais nucléaires français dans le Pacifique.

Il n’est donc pas surprenant que les études épidémiologiques n’aient pas montré d’impact sanitaire en lien avec l’exposition à la radioactivité en Polynésie. Ainsi, le suivi à long terme de la santé des militaires présents sur place n’a pas mis en évidence de différence entre les personnels exposés et les personnels non exposés à la radioactivité [11]. De même, les études statistiques faites sur les populations polynésiennes ne montrent pas une fréquence accrue de cancers en lien avec l’exposition [12], en particulier pour le cancer de la thyroïde qui, on le sait, est très sensible à l’exposition à l’iode radioactif, en particulier chez les enfants [13].

Ces études épidémiologiques ne permettent toutefois pas de démontrer qu’il n’y a eu aucun impact. En effet, une dizaine de cancers supplémentaires serait statistiquement indétectable dans ce type d’étude. Par contre, elles démontrent que l’impact sanitaire n’a pas été massif, contrairement à ce qui est souvent affirmé dans divers médias [14][15][16].

Des victimes légales

Depuis la mise en place de l’amendement Erom à la loi Morin, plusieurs centaines de dossiers ont été acceptés octroyant le statut de victime aux requérants. Pourtant, comme expliqué plus haut, l’immense majorité des cancers en Polynésie française n’a rien à voir avec l’exposition à la radioactivité, y compris parmi les personnes les plus exposées aux retombées atmosphériques des essais. L’application par le Civen de la loi Erom génère des « victimes légales », alors qu’elles ne le sont pas scientifiquement. En effet, la loi Morin a défini une présomption de causalité des essais nucléaires. Cette présomption limite le risque de ne pas indemniser une personne qui aurait développé un cancer du fait des essais nucléaires. Mais, ce faisant, elle reconnaît comme victime un très grand nombre de personnes qui ne le sont pas.

Cette « présomption de causalité » introduite par la loi Morin n’est pas un cas unique. De nombreuses maladies professionnelles font aussi l’objet d’une telle présomption : la personne affectée par une maladie dans une liste préétablie pour chaque profession n’a pas à démontrer que sa maladie est bien en rapport avec son activité professionnelle. Il y a cependant une grosse différence avec le cas discuté ici : si les études épidémiologiques ont clairement démontré une fréquence significativement accrue de la morbidité des maladies professionnelles pour la profession considérée, ce n’est pas le cas pour les habitants de Polynésie française, exposés à la radioactivité issue des essais nucléaires.

Une commission d’enquête parlementaire

Depuis janvier 2024, une commission d’enquête parlementaire analyse «  la politique française d’expérimentation nucléaire, l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, la reconnaissance, la prise en charge et l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi que la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation  » [1]. La plupart des auditionnés ainsi que les parlementaires intervenants semblent persuadés que les conséquences sanitaires des essais nucléaires français sont majeures.

Les débats se focalisent beaucoup sur le seuil de 1 mSv qui ouvre droit à indemnisation. Plusieurs intervenants rappellent que ce n’est là qu’une valeur réglementaire, et qu’il n’est pas possible de démontrer que le cancer développé par une personne ayant été exposée à une dose inférieure n’est pas dû à cette exposition. Ils oublient de rappeler que, si cette démonstration est impossible, les connaissances actuelles indiquent que la probabilité de développer un cancer pour une dose de 1 mSv est particulièrement faible, comme expliqué plus haut. Plusieurs intervenants recommandent néanmoins de supprimer toute notion de dose et de ce fait de rendre toute demande d’indemnisation irréfragable.

Il y a un enjeu important à la suppression de ce seuil administratif de 1 mSv. En effet, une grande majorité des habitants de Polynésie française résident dans la partie occidentale de Tahiti où les estimations indiquent une dose reçue inférieure à 1 mSv, ce qui ne donne donc pas droit à l’indemnisation avec les critères actuels. Sa suppression entraînerait ainsi une forte augmentation des personnes éligibles, et donc du nombre des « victimes » reconnues recevant une compensation financière.

La suppression du seuil à 1 mSv pourrait aussi avoir des répercussions en lien avec la jurisprudence. Ainsi, une personne résidant à proximité d’une centrale nucléaire ou de l’usine de retraitement de La Hague, et qui développerait une leucémie, pourrait argumenter qu’il est impossible de démontrer que sa maladie n’est pas en lien avec les émissions radioactives de cette centrale, même si on sait que la dose reçue est bien inférieure à 1 mSv par an.

Rappelons enfin que tout l’hémisphère nord a été contaminé par les retombées des essais nucléaires, majoritairement soviétiques et américains avec un maximum marqué en 1962. Une étude récente de l’IRSN montre que les résidents de certaines régions de métropole ont reçu une dose issue de ces essais qui atteint le mSv par an [17]. La majorité des habitants de Polynésie française (dans la partie occidentale de Tahiti) ont reçu une dose qui n’est pas supérieure.

Conclusion

L’État français a choisi de mettre en place une procédure qui reconnaît très largement le statut de victime des essais nucléaires alors qu’une analyse scientifique démontre que la très grande majorité de ces « victimes » ont un cancer qui est sans lien avec l’exposition à la radioactivité induite par les essais nucléaires. C’est là un choix qui permet d’être quasiment certain de ne pas laisser de côté une personne réellement victime de ces essais. Un effet pervers de cette méthode est de générer le sentiment que les essais ont effectivement conduit à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de cancers supplémentaires, alors que les études scientifiques conduisent toutes à des estimations très largement inférieures. Les procédures d’indemnisation devraient s’accompagner d’une meilleure communication pour rappeler ce fait essentiel : la très grande majorité des victimes légales ont développé un cancer qui est sans lien avec l’exposition radioactive.

Références

1| Assemblée Nationale, « Commission d’enquête relative à la politique française d’expérimentation nucléaire ... et à leur réparation », 2019.

2| Légifrance, « Article 113 de la loi n° 2017-256 », 28 février 2017.

3| INRS, « Rayonnements ionisants : exposition aux risques », 2025.

4| Nair R et al., “Background radiation and cancer incidence in Kerala, India-Karanagappally cohort study”, Health Physics, 2009, 96:55-66.

5| Aliyu A, Ramli A, “The world’s high background natural radiation areas (HBNRAs) revisited : a broad overview of the dosimetric, epidemiological and radiobiological issues”, Radiation Measurements, 2015, 73:51-9.

6| The National Academies, “Beir VII : health risks from exposure to low levels of ionizing radiation”, synthèse, 2006.

7| Zheng E et al., “Global, regional and national lifetime probabilities of developing cancer in 2020”, Science Bulletin, 2023, 68:2620-8.

8| Ministère de la Défense, « La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie », A l’épreuve des faits, 2006.

9| « Toxique : enquête sur les essais nucléaires en Polynésie française », Disclose, 6 août 2021.

10| Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection, « Évaluation de l’exposition radiologique des populations tahitiennes aux retombées atmosphériques de l’essai Centaure (07/1974) », rapport, 2025.

11| Ministères des Armées, « Santé : étude de mortalité sur les vétérans des essais nucléaires », archive, 14 avril 2021.

12| Inserm, « Essais nucléaires et santé. Conséquence en Polynésie française », Expertise collective, 2020.

13| Florent de Vathaire et al., “Assessment of differentiated thyroid carcinomas in French Polynesia after atmospheric nuclear tests performed by France”, JAMA Network Open, 2023, 6:e2311908.

14| Temaru O, « Essais nucléaires en Polynésie : une plainte déposée pour crime contre l’humanité », Le Figaro, 10 Octobre 2018.

15| Favennec S, Les oubliés de l’atome, documentaire TV, 2023.

16| Rabréaud L, « Les oubliés de l’atome en avant-première au Fifo », Tahiti infos, 14 février 2023.

17| Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection,« Conséquences radiologiques des retombées des essais atmosphériques d’armes nucléaires sur le territoire français métropolitain », rapport, 2024.


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Les auteurs

François-Marie Bréon

François-Marie Bréon est chercheur physicien-climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de (…)

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Jean-Philippe Vuillez

Professeur d’Université et praticien hospitalier de médecine nucléaire au CHU de Grenoble. Ses activités (…)

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Patrice Baert

Patrice Baert est médecin du travail, spécialiste du nucléaire. Il a été membre de la commission Erom et (…)

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