Dépolluer la science : responsabilité des institutions ou des lanceurs d’alerte ?
Publié en ligne le 20 novembre 2025 - Intégrité scientifique -
Une récente enquête menée aux Pays-Bas sur 6 800 chercheurs de toutes disciplines, y compris les sciences humaines et sociales, a confirmé l’ampleur du problème des méconduites scientifiques : près de 5 % d’entre eux avouent avoir fabriqué des données et près de 5 % en avoir falsifié ; environ 50 % avouent avoir eu recours à des « pratiques discutables en recherche », ou questionable research practices en anglais [1]. S’assurer de la mise en œuvre des pratiques responsables dans la recherche demande des ressources, du temps et, soyons clairs, suppose une petite révolution culturelle, ce qui pourra demander quelques décennies. En attendant, il faut gérer au mieux et essayer de « dépolluer ».
Des détectives se spécialisent pour signaler les méconduites
Depuis une vingtaine d’années, des individus, souvent isolés, lancent des alertes. Ils sont parfois entendus. La revue Science a récemment dressé le portrait de certains d’entre eux, particulièrement actifs pour mettre à jour les méconduites scientifiques du Pr Didier Raoult [2]. Ces « détectives » (sleuths en anglais) sont nombreux, chacun avec ses compétences et ses spécialisations sur certaines « pratiques discutables en recherche ».
Manipulation d’images
Les manipulations d’images publiées dans les revues ont été décrites dès 2004 [3]. On parle parfois de « photoshopage » ou d’« embellissements des images ». Elisabeth Bik, chercheuse néerlandaise vivant en Californie, a publié en 2016 l’analyse visuelle des images de 20 600 articles de revues prestigieuses [4]. Elle a montré que près de 4 % de ces articles contenaient des images questionnables, soupçonnant des manipulations délibérées pour la moitié de ces articles. Elle partage ses investigations sur son blog et est à l’origine de 1 331 rétractations d’articles, 215 mises en garde et 1 074 corrections (décembre 2024) [5]. Son travail a été récompensé par des prix, dont le prix John-Maddox décerné par l’association britannique Sense about Science, en partenariat avec la revue scientifique Nature. Grâce à cela, elle a créé le Elisabeth Bik Science Integrity Fund qui vient en soutien à d’autres détectives moins connus [6].
Les essais cliniques trompeurs
Les essais cliniques trompeurs ont des conséquences qui peuvent être particulièrement graves, voire létales [7]. Ben Goldacre, journaliste scientifique et médecin, se bat depuis longtemps pour une plus grande transparence et un plus grand contrôle des essais cliniques réalisés : enregistrement obligatoire, publication systématique des résultats, libre accès à ces résultats, etc. [8]. John Carlisle, anesthésiste anglais, a décrit des méthodes pour débusquer les analyses statistiques fausses ou trompeuses [9]. Il propose en particulier d’aider à identifier les résultats d’essais contrôlés randomisés, soumis pour publication à des revues, qui semblent faux ou dont les données manquent de crédibilité. J. Carlisle qualifie ces essais d’« essais zombis » [10]. Ce ne sont pas forcément des essais cliniques frauduleux, mais simplement des essais qui ont des caractéristiques qui les rendent peu fiables. Cela peut être par exemple des essais avec des effectifs notoirement insuffisants dont il n’est pas acceptable de tirer des conclusions.
Les mauvaises séquences de nucléotides
Des séquences de nucléotides différentes dans des gènes et lignées cellulaires ont été mises en évidence par une chercheuse australienne, Jennifer Byrne. Elle a comparé les mêmes gènes entre articles et constaté qu’ils avaient parfois des séquences de nucléotides différentes [11]. Elle a pu automatiser ces détections avec l’aide des chercheurs français Guillaume Cabanac et Cyril Labbé [12]. Son projet est de constituer une base de données de ces lignées cellulaires non vérifiables [13].
Les « usines à publications » (paper mills)
Les paper mills sont des sociétés de rédaction identifiées en Chine, Russie, Ukraine, Kazakhstan, Inde, Iran, Irak, Lettonie et Pérou. Ces sociétés rédigent des manuscrits et vendent des « positions d’auteurs » avant de les soumettre à une revue. Il suffit alors de payer pour voir son nom apparaître dans la publication. Il y aurait au moins 400 000 articles déjà publiés selon cette méthode. Quelques milliers ont été rétractés de la littérature [14]. Le travail sur ce sujet d’Anna Abalkina, une chercheuse russe vivant à Berlin, a été mis à l’honneur dans la revue Nature [15].
Les erreurs de citation
Entre 25 % et 30 % des références citées dans les articles des revues scientifiques ne contiendraient pas les informations attendues. Les auteurs de la méta-analyse qui a mis ce fait en évidence soulignent que ces erreurs sont souvent ignorées des rédacteurs de revues et des éditeurs [16]. Ils suggèrent des mesures qui pourraient être mises en œuvre : vérifications ponctuelles, déclaration des auteurs attestant qu’ils ont vérifié les sources citées, etc. Les éditeurs, grâce à l’intelligence artificielle, commencent à développer des outils qui évaluent la pertinence des références citées dans les articles [17]. Des études illustrent quelques impacts possibles de ces erreurs de citation, par exemple pour l’analyse de la crise des opioïdes aux États-Unis ou la promotion injustifiée de l’hydroxychloroquine pour le traitement de la Covid-19 [18].
Les articles générés par l’intelligence artificielle
L’intelligence artificielle (IA) est parfois utilisée non pas comme un outil d’aide, mais comme un moyen pour produire directement des articles. Des logiciels permettent d’identifier de tels articles. Citons le Problematic Paper Screener développé par G. Cabanac et C. Labbé [19]. Ce logiciel identifie des « phrases torturées », indices de l’utilisation cachée de l’IA (par exemple « tumeur de la conscience » au lieu de « tumeur cérébrale »).
Le site PubPeer et les alertes auprès des revues scientifiques
Le site PubPeer a initialement été conçu comme un club de lecture pour commenter des articles publiés [20]. Ouvert à tous, il est possible d’y intervenir anonymement. Chaque commentaire est signalé aux revues scientifiques. PubPeer est devenu incontournable pour lancer des alertes sur des articles douteux, et les revues scientifiques sont automatiquement informées. Deux des quatre fondateurs de PubPeer (Boris Barbour et Brandon Stell) sont des chercheurs travaillant à Paris.
Les journalistes d’investigation
Certains journalistes font un travail remarquable. Rappelons l’enquête de Brian Deer, journaliste du Guardian, qui a mis au jour la fraude organisée par le chirurgien anglais Andrew Wakefield prétendant avoir établi un lien entre la vaccination ROR (rougeole-oreillons-rubéole) et l’autisme [21] ou celle du journaliste américain Charles Piller sur les fraudes et méconduites dans le domaine de la maladie d’Alzheimer [22].
Qui devrait prévenir ou détecter les méconduites ?
La persistance des méconduites fait supposer que les mesures proposées pour les diminuer sont peu efficaces. Ce ne sont pas les lanceurs d’alerte qui devraient dépolluer la science, mais d’autres acteurs, chacun avec ses responsabilités.
Les établissements publics de recherche
Dans le cursus d’un étudiant préparant un doctorat, des formations obligatoires à l’éthique et l’intégrité de la recherche ont été ajoutées en 2016 en France [23]. Le pays s’est doté d’un réseau de référents intégrité scientifique dans les établissements publics, universités et laboratoires [24]. Les établissements privés de recherche (écoles de commerce, industries de santé) ont développé des guides de bonnes pratiques. Si les méconduites persistent, c’est que ces initiatives sont insuffisantes.
Les organismes financeurs de la recherche
Ces organismes ne devraient plus financer pendant un certain temps des équipes dont les comportements déviants ont été établis par des investigations. Ils devraient exiger la communication de tous les résultats des recherches financées. Selon les pays et institutions, ce sont jusqu’à 50 % des résultats des essais cliniques qui ne sont pas communiqués (44 % en France en 2024 [25])… malgré les exigences des financeurs [8, 26]. Les organismes financeurs ont parfois la possibilité de demander le remboursement des fonds alloués si une fraude a été établie.
Les revues scientifiques et les éditeurs
Les éditeurs des revues scientifiques ne peuvent pas agir avant la réception d’un manuscrit. En cas de suspicion de méconduite, les rédacteurs de revues et les éditeurs n’ont pas les moyens ni la légitimité pour aller enquêter dans un laboratoire ou un département de recherche. Ils peuvent demander aux institutions de le faire. Les éditeurs les plus importants commencent à utiliser des logiciels pour détecter des erreurs de calcul, de statistiques et s’améliorent pour dépister les utilisations cachées de l’IA.
Les politiques et le public
Décideurs politiques et public ne sont pas assez formés ni informés sur l’état de la recherche. Ils accueillent les progrès scientifiques avec grand intérêt, et sont même souvent demandeurs, mais n’ont pas la mission de vérifier si les méthodes de recherche mises en œuvre étaient correctes, éthiques et intègres. Ils devraient avoir un meilleur esprit critique pour éviter les avis rapides sans données factuelles et faire appel aux experts compétents et qualifiés.
Le réseau des détectives se constitue
Un réseau de lanceurs d’alerte international et interdisciplinaire se met en place. Une réunion organisée par G. Cabanac de l’université de Toulouse et Leslie McIntosh de Digital Science s’est tenue à Paris en décembre 2024. Une lettre ouverte intitulée « Forensic scientometrics (FoSci) Paris Declaration » a été rendue publique [27]. Littéralement, « scientométrie » désigne l’étude quantitative de la production scientifique et « forensic » est relatif aux enquêtes judiciaires ou criminelles. Les signataires invitent les chercheurs, les détectives, les journalistes, les personnels travaillant dans la recherche, les rédacteurs à signer la déclaration. L’objectif est de promouvoir « un effort scientifique, fondé sur des données visant à préserver l’intégrité scientifique et la confiance du public dans la science ». La revue Nature a donné la parole à des représentants de ce groupe [28]. Ces détectives rencontrent de nombreuses difficultés, la première étant de passer beaucoup de temps sur ces dossiers, sans aucun dédommagement ni protection juridique d’un employeur.
Quel sera l’avenir de cette initiative ? Aura-t-elle un soutien des institutions, des organismes de recherche, des ministères ?
Conclusion
Les méconduites en matière de publications scientifiques persistent et se développent. Manifestement, les mesures mises en place par les acteurs de la production et de la diffusion des connaissances scientifiques sont insuffisantes ou inefficaces. Les recommandations pour changer l’évaluation des chercheurs et des projets de recherche en privilégiant les indicateurs qualitatifs plutôt que quantitatifs sont bienvenues. Elles ne sont pas faciles à mettre en pratique, même par les acteurs qui les ont signées. L’enjeu va au-delà de la simple production scientifique : il concerne la confiance que les citoyens accordent à la science et l’expertise.
1 | Gopalakrishna G et al. , “Prevalence of questionable research practices, research misconduct and their potential explanatory factors : a survey among academic researchers in The Netherlands”, PloS One, 2022, 17 : e0263023.
2 | O’Grady C, “The reckoning. Didier Raoult and his institute found fame during the pandemic : then, a group of dogged critics exposed major ethical failings”, Science, 2024, 383 : 1046-51.
3 | Rossner M, Yamada KM, “What’s in a picture ? The temptation of image manipulation”, Journal of Cell Biology, 2004, 166 : 11-5.
4 | Bik EM et al. , “The Prevalence of inappropriate image duplication in biomedical research publications”, mBio, 2016, 7 : e00809-16.
5 | Bik E, “Science integrity digest : a blog about science integrity”, 2025. Sur scienceintegrity. com
6 | Brainard J, “Renowned scientific integrity investigator endows fund to support fellow sleuths”, Science News, 13 février 2025.
7 | Wise J, “Boldt : the great pretender”, The British Medical Journal, 2013, 346 : f1738.
8 | Goldacre B, “How to get all trials reported : audit, better data, and individual accountability”, PLoS Medicine, 2015, 12 : e1001821.
9 | Adam D, “How a data detective exposed suspicious medical trials”, Nature, 2019, 571 : 462-4.
10 | Ioannidis JPA, “Hundreds of thousands of zombie randomised trials circulate among us”, Anaesthesia, 2021, 76 : 444-7.
11 | Pathmendra P et al. , “Verification of nucleotide sequence reagent identities in original publications in high impact factor cancer research journals”, Naunyn-Schmiedeberg’s Archives of Pharmacology, 2024, 397 : 5049-66.
12 | « Guillaume Cabanac et Cyril Labbé : unis contre la fraude scientifique », CNRS Sciences informatiques, 9 avril 2024. Sur ins2i. cnrs. fr
13 | Oste DJ et al. , “Misspellings or ‘miscellings’ : non-verifiable and unknown cell lines in cancer research publications”, International Journal of Cancer, 2024, 155 : 1278-89.
14 | Maisonneuve H, « Revues prédatrices et “paper mills” mettent en péril la gestion des savoirs », Bulletin du Cancer, 2025, 112 : 100-10.
15 | Else H, “This fearless science sleuth risked her career to expose publication fraud”, Nature, 2024, 636 : 548-9.
16 | Jergas H, Baethge C. “Quotation accuracy in medical journal articles : a systematic review and meta-analysis”, PeerJ, 2015, 3 : e1364.
17 | “New research integrity AI tool added to Springer Nature’s growing portfolio”, Springer Nature, communiqué de presse, 7 avril 2025. Sur group. springernature. com
18 | Dumas-Mallet E et al. , « Le mésusage des citations et ses conséquences en médecine », Médecine/Sciences, 2021, 37 : 1035-41.
19 | Cabanac G et al. , “The ‘Problematic Paper Screener’ automatically selects suspect publications for post-publication (re)assessment”, arXiv, 7 octobre 2022 [prépublication].
20 | Site pubpeer. com
21 | Deer B, The doctor who fooled the world : science, deception, and the war on vaccines, Johns Hopkins University Press, 2020.
22 | Piller C, Doctored : fraud, arrogance and tragedy in the quest to cure Alzheimer’s, Icon books, 2025.
23 | Légifrance, « Arrêté du 25 mai 2016 fixant le cadre national de la formation et les modalités conduisant à la délivrance du diplôme national de doctorat ». Sur legifrance. gouv. fr
24 | Légifrance, « Décret n° 2021-1572 du 3 décembre 2021 relatif au respect des exigences de l’intégrité scientifique par les établissements publics contribuant au service public de la recherche et les fondations reconnues d’utilité publique ayant pour activité principale la recherche publique ». Sur legifrance. gouv. fr
25 | Site du Baromètre français de la science ouverte.
26 | Showell MG et al. , “Time to publication for results of clinical trials”, Cochrane Database of Systematic Reviews, 2024.
27 | Participants of the FoSci Workshop, “Forensic Scientometrics (FoSci) Paris Declaration”, Zenodo, décembre 2024.
28 | Abalkina A et al. , “‘Stamp out paper mills’ : science sleuths on how to fight fake research”, Nature, 2025, 637 : 1047-50.
Publié dans le n° 353 de la revue
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L'auteur
Hervé Maisonneuve
Médecin de santé publique, il est consultant en rédaction scientifique et anime le blog Rédaction Médicale et (…)
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