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Désactiver CRISPR-Cas9 pour étudier la fonction des gènes : la méthode CRISPRi

Publié en ligne le 4 octobre 2021 - OGM et biotechnologies -

Dans les cellules de chaque être vivant se trouve un génome, lui-même composé de gènes. Un organisme, qu’il soit uni- ou multicellulaire, peut accomplir un éventail de fonctions, grâce notamment à des macromolécules nommées protéines mais également à d’autres molécules comme les ARN. Nous nommerons ici « agent » toute molécule (protéine ou ARN) ayant une fonction particulière dans une cellule. Grâce à une complexe machinerie cellulaire, les gènes sont « lus » puis décryptés par la cellule afin de fabriquer des agents. On peut donc attribuer à chaque gène une fonction particulière, représentée par l’agent qu’il encode. Par exemple, le gène de l’amylase, une fois décodé, permet à une cellule humaine de synthétiser l’amylase, une protéine dont la fonction est la digestion de l’amidon.

Une cellule est une entité dynamique qui évolue sans cesse en relation avec son environnement. Ce principe s’exprime par le métabolisme, un ensemble de réactions chimiques gouverné par des milliers d’agents différents (comme les enzymes) formant un réseau complexe, comme un réseau routier, et régulé à l’échelle de la seconde. Dans ce contexte très complexe, chaque agent peut jouer un rôle plus ou moins important qui est très dépendant de l’environnement dans lequel la cellule se trouve. Par exemple, la bactérie Escherichia coli a recours à un ensemble de gènes nommé « opéron lactose » quand le sucre lactose est présent dans son environnement. Les différents agents encodés par l’opéron sont alors employés pour digérer le lactose afin de l’utiliser. Néanmoins, quand un autre sucre plus facile à digérer, comme le glucose, est présent dans l’environnement, l’opéron et ses agents sont désactivés. De la même façon, certains agents ne sont actifs qu’en réponse à une perturbation du métabolisme. Tels des « agents de circulation », ils peuvent manipuler la dynamique du métabolisme afin d’en restaurer l’équilibre. Par exemple, les acides aminés sont indispensables à la synthèse de protéines et toute carence peut être très problématique pour une cellule et son métabolisme. Chez Escherichia coli, quand l’acide aminé arginine vient à manquer, l’agent de circulation ArgR active en réponse les gènes qui permettent la synthèse de l’arginine.

Les actions de régulation du métabolisme s’effectuent souvent en secondes ou minutes, ce qui peut faire passer les agents de circulation sous les radars des chercheurs. La dépendance environnementale et les actions éphémères de nombreux agents démontrent pourquoi de très nombreux gènes de divers organismes n’ont toujours pas une fonction attribuée. C’est le cas également pour Escherichia coli, un organisme pourtant très étudié, mais dont plus de 1 500 gènes (sur environ 4 500) ont encore une fonction peu claire ou inconnue. Or, identifier la fonction de l’ensemble des gènes d’un organisme est essentiel pour de nombreux domaines comme la médecine ou les biotechnologies.

Pour résoudre ces difficultés, de nombreuses méthodes furent mises au point. La méthode CRISPRi (CRISPR interférence) en fait partie. CRISPRi a été utilisée pour la première fois en 2013 par une équipe américaine de l’université de Californie [1]. Il s’agit d’une version atténuée de CRISPR-Cas9, le célèbre ciseau moléculaire qui utilise une enzyme, Cas9, pour éditer le génome de nombreux organismes en coupant l’ADN sur un gène ciblé [2]. C’est grâce à leur démonstration de l’utilisation de CRISPR-Cas9 pour l’édition génomique que Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna furent récompensées par le prix Nobel de chimie en 2020.

CRISPRi utilise dCas9 (d pour désactivée) au lieu de Cas9. Là où CRISPR-Cas9 cible un gène souhaité et le coupe, CRISPRi (CRISPR-dCas9) se contente de « bloquer le gène », empêchant la machinerie cellulaire de l’utiliser. CRISPRi permet aux chercheurs de bloquer tout gène sur commande et de suivre en direct les effets du blocage sur l’organisme ciblé. Il s’agit donc d’un blocage dynamique du gène cible. En plus de permettre un blocage précis de n’importe quel gène, CRISPRi est très facile d’utilisation, ce qui autorise des études de plusieurs milliers de gènes simultanément dans différentes conditions.

Culture de bactéries E-coli, sur lesquelles la méthode CRISPRi est testée (image colorée) / NIAID via Flickr – Licence CC-BY-2.0

Ainsi, dans une étude récente [3], une équipe de l’Institut Max Planck de Marbourg (Allemagne) a pu analyser les effets du blocage de plus de 1 500 gènes simultanément et dynamiquement chez Escherichia coli. L’équipe a utilisé une collection CRISPRi : une multitude de CRISPR-dCas9 dont chaque élément a été transféré à une ou plusieurs cellules dans une population donnée. L’étude de cette population d’Escherichia coli a ensuite permis de mettre en lumière, avec une grande précision, de nombreux agents de circulation ainsi que les mécanismes par lesquels ils régulent le métabolisme.

Les nombreux avantages de CRISPRi en font un outil incontournable pour l’étude des gènes et du métabolisme. La technologie a néanmoins un défaut majeur hérité de CRISPR-Cas9. En effet, dCas9 peut occasionnellement se tromper de cible et bloquer un autre gène que celui initialement ciblé. Cela peut donner lieu à des erreurs d’interprétation. C’est néanmoins un événement rare et CRISPRi reste très prometteuse et applicable à un nombre croissant d’organismes, y compris l’espèce humaine.