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Un riz OGM pour limiter l’utilisation d’engrais azotés ?

Publié en ligne le 24 juin 2023 - OGM et biotechnologies -

Tous les êtres vivants sur Terre ont besoin d’azote (élément chimique de symbole N) pour la synthèse de leur matière organique. L’azote compose environ 78 % de l’atmosphère terrestre en grande partie sous forme de diazote (N2). Le diazote ne peut pas être utilisé directement par la plupart des êtres vivants. Une étape de « fixation » est nécessaire pour convertir le diazote en ammoniac (NH3) et rendre l’azote utilisable. Ce processus essentiel est naturellement assuré par différentes espèces de micro-organismes qui fixent le diazote grâce à des protéines nommées nitrogénases. Ces microbes « fixateurs » transfèrent ensuite l’ammoniac dans la chaîne alimentaire, soit en étant consommés par d’autres organismes, soit en échangeant la précieuse ressource contre divers avantages. Ce dernier cas de figure est présent chez de nombreuses plantes, dont les racines s’associent avec de multiples micro-organismes, y compris des fixateurs de diazote. L’association permet aux plantes de récupérer le précieux ammoniac contre divers nutriments comme des sucres.

Certaines plantes sont expertes en assimilation de diazote atmosphérique et utilisent des organes spécialisés, les nodosités, pour héberger les microbes fixateurs et augmenter l’efficacité de l’échange. Ces plantes appartiennent pour la plupart à la famille des légumineuses (pois, soja, haricots…). Pour les autres, la colonisation des racines par les microbes fixateurs est moins optimale et se fait grâce à une « colle » microbienne nommée biofilm. C’est le cas chez les céréales (blé, riz, orge…), qui disposent ainsi de peu d’azote pour leur croissance en comparaison à leurs cousines aux racines nodulaires. Or, comme les céréales ont besoin d’azote pour leur croissance, si celui-ci n’est pas fourni en abondance, elles poussent lentement et produisent moins de grains.

L’importance des céréales dans l’alimentation humaine a donc mené à l’utilisation d’engrais azotés afin d’améliorer leur productivité. L’azote contenu dans les engrais azotés provient majoritairement de diazote fixé synthétiquement via un procédé énergétiquement coûteux dit « Haber-Bosch ». Ce procédé a changé la face du monde depuis son élaboration en 1913, permettant une augmentation considérable de la quantité de nourriture produite par l’agriculture céréalière. Les conséquences sur l’environnement sont néanmoins importantes. Plus de la moitié des engrais dispersés dans un champ est perdue [1]. L’azote contamine l’eau des alentours ou retourne à l’atmosphère sous forme de monoxyde de diazote (ou protoxyde d’azote N2O), un important gaz à effet de serre. Ainsi, l’utilisation d’engrais azotés contribue au réchauffement climatique et à l’eutrophisation 1 de nombreuses étendues d’eau, menant à la destruction de nombreux écosystèmes [3].

C’est avec ce constat que de nombreuses équipes de recherche essayent de trouver des alternatives aux engrais azotés. Logiquement, il s’agit d’améliorer l’assimilation de diazote atmosphérique chez les plantes non équipées de nodosités. Cela permettrait de générer des cultures n’ayant que peu ou pas besoin d’apports externes d’azote et en réduirait considérablement la pollution. De nombreuses stratégies existent, parmi lesquelles l’amélioration de la colonisation des racines par des microbes fixateurs à l’aide de modifications génétiques de la plante. C’est cet axe qui fut récemment choisi par une équipe américaine, qui l’expérimenta sur une semence de riz modèle nommée Kitaake [4].

Les racines de riz, comme celles d’autres espèces, sécrètent diverses molécules pour attirer et recruter leurs partenaires microbiens, fixateurs ou non. L’idée de l’équipe était donc de trouver une molécule peu ou pas sécrétée par Kitaake et favorisant le recrutement de microbes fixateurs. La supplémentation de cette molécule à Kitaake pourrait donc améliorer la colonisation de ses racines par les fixateurs, améliorant son assimilation de diazote. Les chercheurs ont tout d’abord testé in vitro la capacité de plus de 700 molécules à induire la formation de biofilm chez un microbe fixateur modèle, Gluconacetobacter diazotrophicus. Des molécules testées, c’est l’apigénine, un flavonoïde (une famille de molécules très présente chez les plantes), qui fut la plus prometteuse. Cette dernière fut testée sur d’autres bactéries fixatrices et donna des résultats encourageants.

Ensuite, il s’agissait de permettre aux racines de Kitaake de sécréter de l’apigénine en grande quantité. Si Kitaake est en effet capable de synthétiser cette dernière, elle n’est pas stockée mais convertie en une autre molécule, la lutéoline, par deux enzymes. En supprimant sur le génome de Kitaake les gènes codant pour ces enzymes 2, on a ainsi créé une nouvelle variété (nommée ici KitaakeAPI) capable de mieux accumuler et sécréter l’apigénine. La culture de ces deux variétés sur sol limité en azote a montré que les plants KitaakeAPI étaient plus performants (plus de panicules, grains plus gros et plus lourds), que leurs racines assimilaient mieux le diazote atmosphérique et que leur flore était enrichie en micro-organismes fixant le diazote. L’apigénine sécrétée a donc bien permis le recrutement de microbes fixateurs, corrélé à une meilleure assimilation de diazote atmosphérique chez KitaakeAPI.

Bien que prometteuse, cette stratégie est limitée en plusieurs points. L’ensemble des expériences a été réalisé sous conditions idéales et contrôlées, ne reflétant pas forcément des conditions réelles de riziculture. De plus, les auteurs n’ont pas comparé les KitaakeAPI avec des Kitaake sous engrais azotés, ce qui empêche de se rendre compte de la performance réelle des plantes modifiées. Les auteurs n’ont pas non plus enquêté sur l’impact du changement de flore microbienne sur KitaakeAPI en dehors du rendement de la plante. Néanmoins cette approche est en théorie compatible avec de nombreuses céréales et fournit une piste supplémentaire à la diminution de la pollution liée aux engrais azotés.

Rubrique coordonnée par Kévin Moris

1 L’eutrophisation est un phénomène de prolifération d’algues en milieu aquatique dû à un excès de nutriments (ici, l’azote). Cette prolifération a de nombreuses conséquences, comme la privation de lumière solaire pour d’autres plantes de l’écosystème, l’augmentation du pH de l’eau et la diminution de la quantité d’oxygène disponible à cause de microbes consommant les algues [2].

2 La technique utilisée est CRISPR-Cas9, un complexe moléculaire utilisé pour l’édition génomique (voir Kaplan JC, « CRISPR-Cas9 : un scalpel génomique à double tranchant », SPS n° 320, avril 2017).