Entre canulars et documentaires pseudoscientifiques, quels sont les « vrais » documenteurs ?
Publié en ligne le 19 octobre 2024 - Science et médias -
À l’origine, « documenteur » est un mot-valise (composé de « documentaire » et de « menteur ») issu du film éponyme de la cinéaste Agnès Varda (1981). Documenteur est un film de fiction qui emprunte de nombreuses caractéristiques au documentaire (comme c’est souvent le cas chez la réalisatrice qui joue très souvent sur la frontière entre réalité et fiction). Agnès Varda ne théorise cependant pas le concept, ne lui donne pas de définition et le mot semble tombé dans l’oubli jusqu’à l’orée des années 2000.
Aujourd’hui, ce terme – toujours non répertorié dans les dictionnaires de référence – admet principalement deux définitions distinctes [1] : (1) une fiction habillée des apparats du documentaire dans le sens de canular ou de trompel’œil ; (2) un documentaire mensonger.
Dans la première catégorie, on peut citer des films comme La Bombe (1966), Punishement Park (1971), Spinal Tap (1984), Forgotten Silver (1995), Opération Lune (2002), Bye bye Belgium (2006) ou C’est arrivé près de chez vous (1992) pour les plus connus. On y trouve également des films réalisés dans le cadre d’ateliers pédagogiques dont le plus célèbre est sans doute Révélation : la véritable identité des chats (2016). Opération Lune, par exemple, met en scène sous forme de documentaire TV la thèse selon laquelle les images des premiers pas de l’homme sur la Lune seraient en réalité des supercheries et auraient été fabriquées et montées par le réalisateur Stanley Kubrick. La fin du film désamorce le canular avec de nombreux procédés, notamment un bêtisier [2].
Avec la seconde définition (documentaire mensonger), le corpus de films est bien différent. Cette définition est utilisée notamment par certains auteurs sceptiques [3, 4]. On y retrouve des documentaires complotistes et pseudo-scientifiques à l’instar de La Révélation des pyramides (2010), de Loose Change (2005) ou encore de Hold-up (2020). Le premier défend, entre autres, l’idée que les extraterrestres auraient participé à la construction des pyramides tandis que le dernier est un plaidoyer anti-vaccinal remettant en cause l’existence même de la Covid-19. Dans ce sens, le terme est parfois utilisé pour simplement discréditer des documentaires [5].

Ainsi, on peut légitimement se demander ce qu’est un documenteur. Que nous dit la recherche en études cinématographiques et en sciences de l’information et de la communication ?
Histoire du mot
Après l’invention du terme par Agnès Varda, le mot semble avoir ressurgi au Québec, profitant du croisement des cultures anglo-américaine et française et confronté au terme anglais « mockumentary » que l’on peut traduire littéralement par « documentaire parodique » (mélange de to mock signifiant « se moquer » et de documentary). La traduction en « documenteur » aurait pu être choisie comme équivalent en français. On trouve en effet, outre le film de Varda, une des plus anciennes utilisations du mot « documenteur » dans la revue de cinéma 24 images [6] comme titre d’un entretien avec le réalisateur Robert Morin sans, encore une fois, véritablement définir le terme. Dans une autre revue québécoise, Ciné-bulle, on affirme même que le mot « documenteur » – dans le sens de l’hybridité entre la fiction et le documentaire – a été créé par ce réalisateur [7]. En 1999, François Niney, philosophe, enseignant en cinéma spécialisé sur les questions du documentaire, évoque cela à propos des films fictionnels qui empruntent la démarche documentaire en vue de « tromper le spectateur pour ensuite le détromper » [8], mais ne cite pas le mot « documenteur », ce qu’il ne fera que plus tard.
En 2004 sort l’ouvrage Les Documenteurs des années noires de Jean-Pierre Bertin-Maghit, docteur d’État en histoire, membre honoraire de l’Institut universitaire de France, professeur émérite en études cinématographiques et audiovisuelles à l’université Sorbonne Nouvelle. Ce travail met en avant une tout autre définition du mot : celui de documentaire de propagande. Il semble être la source de toutes les autres utilisations du terme documenteur dans ce sens. Cependant, le terme « documenteur » n’apparaît presque pas dans l’ouvrage et n’est quasiment pas discuté. Ainsi, faute de théorisation valable, cette définition ne fait pas date et n’est nullement réutilisée dans les travaux universitaires. De plus, Berthin-Maghit, dans l’avant-propos de l’ouvrage, écrit : « Depuis longtemps, les propagandistes eux-mêmes ont reconnu qu’en matière de propagande, la vérité est payante. Le mensonge se situe, en fait, au niveau des intentions et des interprétations » [9]. Donc, étant donné son approche du cinéma de propagande, les documenteurs – tels qu’on peut penser qu’ils ont été théorisés par Bertin-Maghit – ne peuvent que difficilement inclure les films clairement mensongers ou déformant les faits à l’instar des films complotistes ou mettant en avant des pseudo-sciences.
Par la suite, le terme « documenteur », au sens de fiction habillée des apparats du documentaire, fait son apparition dans les milieux académiques. C’est ce qu’on observe au travers des mémoires de recherche soutenus en études cinématographiques et en sciences de l’information et de la communication utilisant « documenteur » dans leur titre [10, 11, 12, 13], ainsi que de l’ouvrage Le Documentaire et ses faux-semblants de François Niney publié en 2009. En dehors des milieux de la recherche, des cinéphiles utilisent également cette définition. On pourrait citer le festival « On vous ment ! » [14] et le Festival documenteur d’Abitibi-Témiscamingue au Québec – créé en 2004 mais qui a cessé ses activités aujourd’hui –, revendiquant tous les deux de projeter des documenteurs. Les milieux éducatifs, qui utilisent le documenteur afin de « stimuler la pensée critique », en font usage dans ce sens également [15].
Distinction entre documenteur, faux documentaire et docu-fiction
Dans Le Documentaire et ses faux semblants, François Niney propose une définition précise du terme « documenteur ». Cette définition distingue le « documenteur » du « faux documentaire » grâce à la notion de canular. Le documenteur est un canular ou un trompe-l’œil, c’est-à-dire qu’il a pour but de faire tomber le spectateur dans une supercherie puis de l’en faire ressortir. Si la tromperie n’est pas révélée, le canular devient alors un mensonge. Une fois dévoilé, il met à jour les phénomènes de croyance et les systèmes de valeurs. Sa dimension ludique lui permet de rester pédagogique. Le canular médiatique pourrait donc être considéré comme une initiation, notamment au fonctionnement inconscient de nos rapports avec la machine médiatique.
Quant aux faux documentaires, François Niney les relie à la docu-fiction, c’est-à-dire des documentaires avec des parties de pure fiction. Ces « documentaires de reconstitution » ont été lancés par des producteurs de télévision afin de rendre les sujets plus attractifs. On peut citer par exemple les émissions Secrets d’histoire ou des documentaires télévisés tels L’Odyssée de l’espèce, Homo Sapiens ou Le Sacre de l’Homme. Selon François Niney, le docu-fiction est une « manœuvre frauduleuse cherchant à faire passer ses simili pour la Vérité historique » [16].

Ces définitions semblent être aujourd’hui celles adoptées par les chercheurs et chercheuses qui travaillent sur le sujet à l’instar d’Aurélie Ledoux [17] ou de Matthias Steinle [18]. Quant à la définition du faux documentaire, elle est tout aussi complexe à arrêter puisqu’encore très souvent proche de celle du documenteur.
Documenteur contre documenteur
Ainsi, la définition du documenteur comme film pseudo-scientifique ne semble correspondre à aucune approche universitaire. En soi, cela ne pose pas de problème. Que ce soit dans la recherche ou ailleurs, on peut parfaitement se réapproprier des termes pour leur donner un autre sens avec suffisamment d’argumentation sur les raisons de cette redéfinition. On sait également que la langue et ses usages fluctuent et qu’aucun mot ni aucune définition ne sont gravés dans le marbre [19].
Souvent on reprend des concepts parce que ce dont on veut parler a déjà été théorisé. Mais il semble bien y avoir un vide sémantique ici. A priori, il n’y a pas de mot pour définir des documentaires complotistes, pseudo-scientifiques distordant des faits avérés. Ce vide est très probablement dû au fait que ces productions se sont surtout développées grâce à l’accès simple aux matériaux de tournage, de montage et de diffusion, notamment grâce au numérique et à Internet, et donc à l’émergence du web-documentaire.
Un travail de thèse [1] portant sur l’histoire de l’enseignement du cinéma a permis à l’auteur de s’interroger sur l’intérêt de cet art pour aider à développer son esprit critique. Cette réflexion a abouti à la création de la « scepticothèque » [2], c’est-à-dire une liste ouverte et participative de films qui portent sur les différents sujets gravitant autour du scepticisme scientifique et de l’esprit critique (secte, religion, paranormal, justice, enquête, complot, science et épistémologie, etc.). Cette liste regroupe aujourd’hui plus de 180 films, longs et courts métrages. À partir de ce travail, l’association Cinétique [3] a été créée et a conduit à la mise en place d’un podcast éponyme mensuel. L’enjeu est de discuter des films et de les analyser dans une approche éducative et pédagogique autour de l’esprit critique.
Force est de constater que certains genres sont plus propices à mettre en avant les enjeux et méthodes de l’esprit critique : les films de procès, les huis clos, les films d’enquêtes policières et, évidemment, les « documenteurs ». Le film Opération Lune (2002) était un des tout premiers à rallier la scepticothèque. Et depuis, de nombreux autres « faux documentaires » l’ont rejoint, nous poussant de fait à nous intéresser à ce genre bien particulier.
Références
1 | Solde V, « Le cinéma dans l’éducation populaire en France : étude comparative des réseaux confessionnels et laïques de la Libération aux années 1980 », thèse de doctorat, Université de Reims Champagne-Ardenne, 2022 (dir. : Laot F, Laborderie P).
2 | « Scepticothèque [La cinémathèque sceptique et zététique] », Sens critique, 2024.
3 | Les podcasts de l’association Cinétique. Sur linktr.ee

Mais finalement peu importe que deux définitions cohabitent, le problème est qu’elles rentrent en complète contradiction. D’un côté, nous avons un procédé de mise en scène susceptible de titiller la méfiance du spectateur, ses phénomènes de croyance et d’adhésion par l’usage du canular et donc de développer son esprit critique ; de l’autre, nous avons des documentaires de propagande mensongers et manipulatoires.
Conclusion
Le moyen de trancher cette définition n’est pas scientifique, il est purement une question de choix. Nous pouvons trouver dommageable que lorsqu’on a un mot pour définir un genre qui promeut l’esprit critique, on le détourne. En plus d’être inutile cela pourrait être assez délétère – notamment pour les cinéphiles et les organisateurs de festivals – en créant surtout du flou au lieu de rendre les objets plus faciles à appréhender.
De même, le terme « faux-documentaire » est également chargé d’ambiguïté. La solution pourrait être d’inventer un nouveau mot pour définir les documentaires qui mentent ouvertement et tentent de manipuler sans utiliser de principe fictionnel. Étant donné que l’on parle de « sciences » et de « pseudo-sciences » pourquoi ne pas parler de « documentaires » et de « pseudodocumentaires » ? Ce mot pourrait d’ailleurs ouvrir un nouveau champ de recherche sur un phénomène en attirant l’œil des chercheurs sur certains objets qui pourraient leur échapper ou ne pas les intéresser.
1 | « Documenteur », définition, page Wiktionnaire.
2 | Soldé V, « Opération Lune, un documenteur en faveur de l’esprit critique », Cortecs, 4 septembre 2023.
3 | « L’ère des documenteurs », La Tronche en biais, 26 janvier 2022. Sur youtube.com
4 | Tomas F et al., « Les “documenteurs”, nouvelle arme dans la guerre de l’information », Revue internationale d’intelligence économique, 2021, 13 :119-42.
5 | Ghayet A, « Documenteur », Aujourd’hui le Maroc, 16 juin 2016. Sur aujourdhui.ma
6 | Loiselle MC, « Vérité et mensonges d’un documenteur », 24 images, 2000,102. Sur erudit.org
7 | Lamoureux S, « Un pour tous... Coop Vidéo de Montréal », Ciné-Bulles, 2012, 30 :28-33. Sur erudit.org
8 | Niney F, L’épreuve du réel à l’écran : essai sur le principe de réalité documentaire, De Boeck Université, 2000.
9 | Bertin-Maghit JP, Les Documenteurs des années noires : les documentaires de propagande, France 1940-1944, Nouveau monde, 2004.
10 | Ben Hania K, « Le “documenteur” : la fiction contre ou avec le documentaire ? », Mémoire de recherche, université Paris 3, 2008.
11 | Delaunoy E, Le Canular médiatique : une tromperie initiatique, Frédérique Lambert, 2007.
12 | Deluermoz H, « L’Ironie dans le documentaire. Partie 1 : Le documenteur, allusions et faux-semblant », université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, 2010.
13 | Longaud J, « L’approche documenteur : une collaboration active avec le spectateur face à la soi-disant véracité des images documentaires », université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, 2017.
14 | Festival « On vous ment ! », mai 2024. Sur onvousment.fr
15 | Lecron F, « Pratique du documenteur : stimuler la pensée critique adolescente dans le cadre d’un atelier de création », université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, 2020.
16 | Niney F, Le Documentaire et ses faux-semblants, Klincksieck, 2009.
17 | Ledoux A, La Face cachée d’Opération Lune, Garnier, 2022.
18 | Steinle M, « Les vertus du documenteur face au mythe de l’image d’archives : tromper pour mieux détromper », Hal, 2013. Sur hal.science
19 | Les linguistes atterrés, « Le français va très bien, merci », Tracts Gallimard n° 49, mai 2023.
Publié dans le n° 349 de la revue
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L'auteur
Vivien Soldé

Docteur en sciences de l’éducation et de la formation ainsi qu’en sciences de l’information et de la communication. (…)
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