Glyphosate, médias et politique : la science inaudible et déformée
Publié en ligne le 20 octobre 2023 - Science et médias -La controverse autour du glyphosate, un herbicide largement utilisé dans l’agriculture et commercialisé en France en 1974 sous le nom de Roundup par la société Monsanto 1 (rachetée par Bayer en 2018), est devenue emblématique de la désinformation dans le débat public.
L’Afis rappelle qu’elle ne se prononce pas sur la décision qu’il convient de prendre en termes d’autorisation, de restriction d’usage ou d’interdiction du produit. Il s’agit là, en effet, de choix d’ordre politique qui relèvent de considérations variées : économiques, sociales, environnementales et sanitaires.
Mais l’Afis regrette que la dimension scientifique, indispensable pour éclairer la situation et permettre une décision raisonnée, soit dénaturée à un niveau rarement observé dans ce genre de situation.
● le dénigrement systématique des agences d’expertise publiques quand les avis formulés ne vont pas dans le sens d’orientations idéologiques ou politiques promues.
● la fable propagée d’une « science réglementaire » qui ne prendrait en compte que les études des industriels opposée à une « science académique » qui, seule, identifierait les véritables risques.
● l’emballement médiatique récent qui fait passer l’avis d’une commission d’indemnisation sur un cas particulier comme la reconnaissance d’un lien avéré entre glyphosate et malformations de l’embryon.
Le dénigrement des agences sanitaires
Les avis des agences sanitaires ayant eu à évaluer les risques présentés par le glyphosate convergent : la molécule ne présente pas un profil préoccupant en termes de risques cancérigènes ou génotoxiques [1]. Le dernier avis en date, celui de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) en septembre 2023, « n’a pas identifié de domaine de préoccupation critique lors de son examen par les pairs de l’évaluation des risques associés à la substance active glyphosate en ce qui concerne les risques pour l’Homme, pour l’animal ou pour l’environnement » [2]. Ces avis rassurants concernent les doses auxquelles la plupart des personnes sont exposées, que ce soit professionnellement ou dans la population générale. Concernant les fortes doses, l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) indique que « la toxicité aiguë du glyphosate est faible par voie orale » et que « l’exposition par inhalation provoque des atteintes pulmonaires parfois sévères, des atteintes hépatiques et rénales. De légères irritations cutanées et de sévères irritations de l’œil ont été rapportées » [3].
Plutôt que de faire un état de ces avis et d’en décrire le contenu, la plupart de ceux qui militent contre l’usage du glyphosate préfèrent disqualifier les organismes concernés en mettant en cause l’intégrité des experts impliqués (alors qu’ils sont souvent issus du monde académique) et dénoncer des agences « sous influence » [4].
Cette attitude consistant à sélectionner les avis des agences en fonction des conclusions rendues (climat, énergie, OGM, agriculture, etc.) est délétère pour le débat public. Bien entendu, il est nécessaire de garder un regard critique sur tous les sujets, et des avis biaisés ou influencés existent et ont même parfois fait l’objet de scandales majeurs (le Mediator par exemple). Mais ce regard critique doit s’appuyer sur les faits et non pas se faire en fonction de la compatibilité de la conclusion avec tel ou tel intérêt idéologique ou économique. Le consensus scientifique n’est pas un supermarché où l’on pourrait se servir selon ses convictions partisanes.
En ce qui concerne le glyphosate, l’agence belge en charge des produits phytosanitaires (partie intégrante de l’agence de santé publique de Belgique) reprend en détail, pour les réfuter, les principales accusations portées contre les processus d’expertise [5].
La fable de la « science réglementaire » contre la « science académique »
En 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), une agence dépendant de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a classé le glyphosate comme « cancérigène probable ». Cette information a été très largement relayée et instrumentalisée en omettant souvent de rappeler la portée de cet avis que le Circ lui-même explique en ces termes [6] : « La classification indique le poids de la preuve quant à savoir si un agent est capable de provoquer le cancer (techniquement appelé « danger »), mais elle ne mesure pas la probabilité qu’un cancer se produise (techniquement appelé « risque ») à la suite d’une exposition à l’agent » 2.
Les nombreuses agences sanitaires qui se sont penchées sur la question concluent, en tenant compte de l’exposition dans les situations normales d’utilisation 3, à une absence de risque significatif. Par ailleurs, elles ne partagent pas la conclusion à laquelle arrive le Circ. Ces agences sont alors toutes accusées d’être le relais des « lobbies agro-alimentaires » et d’ignorer la littérature académique pour ne prendre en compte que les résultats des industriels. Cela ne correspond pas à la réalité. Au niveau européen, mais également dans de nombreux pays en dehors de l’Union européenne, le dossier d’homologation ou de réhomologation comprend toutes les études pertinentes, et donc également les études publiées émanant de laboratoires indépendants [5].
De son côté, contrairement à la fable propagée par certains, le CIRC s’appuie aussi largement sur les études industrielles. Ainsi, fait rarement rappelé dans la controverse, l’évaluation du CIRC sur la cancérogénicité animale du glyphosate repose sur l’analyse des données de sept études de long terme (sur des rats et des souris) dont six sont des études réglementaires commanditées par les industriels (Monsanto, Cheminova et Syngenta) [7]. Pour l’étude restante, publiée dans une revue scientifique [8], le CIRC conclut qu’« aucune augmentation significative de l’incidence des tumeurs n’a été observée dans aucun des groupes traités » [9]. Tous les indices retenus par le CIRC pour conclure à la cancérogénicité du glyphosate pour les animaux provenaient donc d’études industrielles. Cette conclusion sur la cancérogénicité animale, qu’aucune autre institution scientifique ne retient à ce jour 4, a joué un rôle crucial dans la décision finale du CIRC de classer le glyphosate « cancérogène probable », car il jugeait que les preuves épidémiologiques de cancérogénicité du glyphosate pour l’Homme étaient « limitées ».
L’opposition « science réglementaire » qui ne se s’appuierait que sur les études produites par les industriels contre « littérature scientifique évaluée par les pairs » est donc une construction partisane complaisamment médiatisée, mais sans fondement 5.
Emballement médiatique autour du risque de malformation
Très récemment, c’est le risque tératogène (malformation de l’embryon) qui s’est invité dans le débat. On a ainsi assisté à un emballement médiatique initié par le journal Le Monde (9 octobre 2023 [11]) affirmant, à quelques jours d’un vote prévu au niveau européen sur l’avenir du glyphosate 6, que, pour « la première fois en France […] l’herbicide est officiellement considéré comme une cause potentielle de malformations congénitales ». De nombreuses prises de positions politiques vont s’ensuivre. Le journal Le Monde appuie son propos sur un avis de la Commission d’indemnisation des enfants victimes d’une exposition prénatale aux pesticides (CIEVEP) rendu un an et demi auparavant (10 mars 2022). Statuant sur le cas de Théo, un enfant âgé aujourd’hui de 16 ans et né avec une atrésie de l’œsophage associée à d’autres malformations, cet avis n’utilise pourtant pas le mot « glyphosate ». La commission a simplement considéré que, « devant la profession exercée par la maman […], l’exposition professionnelle aux pesticides, bien que limitée, est plausible et retient la possibilité de lien de causalité entre la pathologie de l’enfant et l’exposition aux pesticides durant la période prénatale ».
L’atrésie de l’œsophage est une malformation dans laquelle le tube œsophagien qui relie la bouche à l’estomac est interrompu. Elle touche chaque année environ deux enfants sur 10 000 [12] (soit environ 200 nouveaux cas par an en France). La mère de Théo attribue la pathologie de son fils à un herbicide à base de glyphosate (le Glyper) qu’elle a manipulé au début de sa grossesse, sans savoir qu’elle était enceinte. L’affaire avait été une première fois médiatisée dans l’émission Envoyé spécial en janvier 2019 (voir notre analyse de l’émission [13]).
À ce jour, aucune agence de sécurité sanitaire ne classe le glyphosate comme agent tératogène. L’évaluation de l’Inserm de 2021 indique que les données recueillies, leur qualité insuffisante et les faibles effectifs concernés « ne permettent pas à ce jour de conclure et donc d’établir de présomption de lien avec une exposition au glyphosate » [14].
En ce qui concerne l’atrésie de l’œsophage en particulier, aucune cause n’a clairement été identifiée jusque-là. Une méta-analyse de 2011 [15] passe en revue différents facteurs environnementaux et ne trouve que de « faibles associations » avec, par exemple, l’âge de la mère, l’âge du père, la consommation d’alcool et de tabac ainsi que la présence d’un diabète chez la mère. Une seule étude [16] montre « une association d’importance limitée » entre le contact avec des herbicides ou des insecticides pendant la grossesse, sans que ne puisse être écarté le risque de biais dû au grand nombre d’hypothèses considérées. Les auteurs concluent en des causes multifactorielles où les faibles associations trouvées rendent difficile l’extraction d’un élément prépondérant.
Le Pr Frédéric Gottrand, responsable du centre de référence des malformations œsophagiennes et qui coordonne le registre le plus important au monde dans le domaine (2 500 cas observés en France depuis 2008) a été interrogé par la journaliste Géraldine Woessner (Le Point [17]). Pour lui, « le glyphosate n’est évoqué que parce qu’il est médiatisé, et qu’il intéresse beaucoup nos associations de patients. Mais il n’y a rien sur le plan scientifique ». Et il ajoute n’avoir pu identifier des endroits où la malformation serait sur-représentée (les campagnes par rapport aux villes par exemple). Ainsi, ajoute-t-il, « on ne peut pas exclure que la malformation ait été provoquée par le glyphosate, mais il est impossible de le prouver. Et pourquoi lui ? Cela pourrait tout aussi bien être une autre substance. La peinture utilisée pour peindre un berceau, un médicament ou un élément présent dans l’air… ».
La Commission d’indemnisation a accordé une indemnisation sur la base d’une possibilité que la pathologie de Théo soit reliée à l’exposition professionnelle de sa mère. Cependant, cette décision sur un seul cas n’est pas une analyse à finalité scientifique et ne saurait bien sûr être tenue pour une étude épidémiologique.
L’éclairage de la science
Aucune pratique et aucun produit ne saurait avoir que des avantages ou que des inconvénients. Il importe alors de bien évaluer les risques réels pour pouvoir établir une analyse risques/bénéfices fondées sur des faits validés et ainsi permettre des décisions éclairées. Le débat public gagnerait à ce que soit restitué, en intégralité et sans déformation, l’ensemble des expertises. L’Afis regrette que, sur la question du glyphosate, cet éclairage soit rendu inaudible.
1| Le Bars H, « Le glyphosate est-il cancérogène ? », Science et pseudo-sciences n°323, janvier 2018.
2| « Glyphosate : pas de domaine de préoccupation critique ; identification de lacunes dans les données », Efsa, 6 juillet 2023.
https://www.efsa.europa.eu/fr/news/glyphosate-no-critical-areas-concern-data-gaps-identified
3| « Glyphosate - Fiche toxicologique n° 273 », INRS, septembre 2019.
https://www.inrs.fr/publications/bdd/fichetox/fiche.html?refINRS=FICHETOX_273
4| « Glyphosate : l’autorité européenne de sécurité des aliments sous influence de Monsanto ? », Libération, 15 septembre 2017.
https://www.liberation.fr/planete/2017/09/15/glyphosate-l-autorite-europeenne-de-securite-des-aliments-sous-influence-de-monsanto_1596572/
5| « Glyphosate », Phytoweb.be, un site web officiel de SPF Santé publique de Belgique, mise à jour de septembre 2023.
https://fytoweb.be/fr/produits-phytopharmaceutiques/usage/utilisateur-professionnel/glyphosate
6| “IARC Monographs Questions and Answers”, OMS, 2015.
https://pediatraselche.files.wordpress.com/2015/10/monographs-qa.pdf
7| Tarazona JV et al., “Glyphosate toxicity and carcinogenicity : a review of the scientific basis of the European Union assessment and its differences with IARC”, Arch Toxicol., 2017 Aug ;91(8):2723-2743.
https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5515989/
8| Chruscielska K et al., “Glyphosate : evaluation of chronic activity and possible far-reaching effects-Part 1. Studies on chronic toxicity”, Pestycydy (3–4):11–20, 2000.
9| “Some Organophosphate Insecticides and Herbicides - IARC Monographs on the Evaluation of Carcinogenic Risks to Humans Volume 112”, Circ, OMS, 2017.
https://publications.iarc.fr/Book-And-Report-Series/Iarc-Monographs-On-The-Identification-Of-Carcinogenic-Hazards-To-Humans/Some-Organophosphate-Insecticides-And-Herbicides-2017
10| “Good Laboratory Practice (GLP)”, page du site de l’OCDE consacré aux Bonnes pratiques de laboratoire (consulté le 18 octobre 2023).
https://www.oecd.org/env/ehs/testing/good-laboratory-practiceglp.htm
11| Foucart S, « Glyphosate : Théo Grataloup, porteur de graves malformations après une exposition prénatale, sera indemnisé », Le Monde, 9 octobre 2023.
https://www.lemonde.fr/planete/article/2023/10/09/glyphosate-theo-grataloup-porteur-de-graves-malformations-apres-une-exposition-prenatale-sera-indemnise_6193378_3244.html
12| « Atrésie de l’œsophage, Protocole National de Diagnostic et de Soins (PNDS) », Centre de référence des affections chroniques et malformatives de l’œsophage (CRACMO) et Filière nationale des maladies rares abdomino-thoraciques (FIMATHO), Décembre 2018.
https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2018-12/20181212_pnds_atresie_de_loesophage_dec_2018_vf_charte.pdf
13| Krivine JP et Le Bars H, « Glyphosate sur France 2 : décryptage de deux heures de désinformation », sur le site de l’Afis, 25 janvier 2019.
https://www.afis.org/Glyphosate-sur-France-2-decryptage-de-deux-heures-de-desinformation
14| « Pesticides et santé – Nouvelles données (2021) », Inserm, 2021. https://www.inserm.fr/expertise-collective/pesticides-et-sante-nouvelles-donnees-2021/
15| Oddsberg J, “Environmental Factors in the Etiology of Esophageal Atresia”, Journal of Pediatric Gastroenterology and Nutrition, mai 2011.
https://journals.lww.com/jpgn/fulltext/2011/05001/environmental_factors_in_the_etiology_of.3.aspx
16| Felix JF et al., “Environmental factors in the etiology of esophageal atresia and congenital diaphragmatic hernia : results of a case-control study”. Birth Defects Res A Clin Mol Teratol, 2008 ; 82:98–105.
https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/18172903/
17| Woessner G, « Exposition prénatale au glyphosate : l’avis mal compris du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides », Le Point, 12 octobre 2023.
https://www.lepoint.fr/environnement/exposition-prenatale-au-glyphosate-l-avis-mal-compris-du-fonds-d-indemnisation-des-victimes-de-pesticides-12-10-2023-2539034_1927.php
1 Le brevet du glyphosate est tombé dans le domaine public en 2000.
2 Traduction par nos soins.
3 L’INRS rappelle que « l’ingestion volontaire ou accidentelle entraîne des atteintes sévères pouvant être d’évolution fatale » [3]. [mise à jour du 23/10/2023]
4 L’Inserm, dans son récent rapport [13], écrit : « S’agissant des essais de cancérogénicité chez l’animal de laboratoire tout comme des études de mutagénicité, le niveau de preuve est relativement limité ». Elle évoque ensuite de possibles mécanismes qui « mériteraient d’être approfondis ».
5 Par contre, il existe bien des contraintes spécifiques sur les études que doivent financer les industriels pour déposer une demande d’autorisation d’un produit : elles doivent être conduites par des laboratoires agréées « Good laboratory practices » respectant un ensemble de critères très contraignants en termes de procédure et de traçabilité[10] .
6 La décision européenne est intervenue le 16 novembre 2023. Faute d’une majorité qualifiée des États membres, c’est la commission européenne qui a décidé d’une prolongation de dix ans de l’autorisation de l’herbicide [ajout du 17 novembre 2023].