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Le spectacle

Giordano Bruno, des signes des temps

Publié en ligne le 13 novembre 2009 - Astronomie -
L’AFIS et la revue Science et pseudo-sciences sont partenaires du spectacle « Giordano Bruno, des signes des temps », mis en scène par Laurent Vacher, et produit par La Compagnie du Bredin. Laurent Vacher a accepté de répondre à nos questions.

Qu’est-ce qui peut conduire un réalisateur à mettre en scène un spectacle sur la vie de Giordano Bruno ?
En premier lieu un hasard : Paul Felenbok, astrophysicien, m’a parlé en 2000 de l’anniversaire de la condamnation et de l’exécution, comme hérétique impénitent et obstiné, il y a 400 ans à Rome, de Giordano Bruno, prêtre dominicain en rupture. Il m’a fait lire un article de Jacques Attali, qui souligne la modernité et l’esprit d’anticipation dont fait preuve Giordano Bruno dans sa vision astronomique et philosophique, notamment sur des thèmes tels que la multiplicité des mondes et d’autres formes de vie. Et c’est cet astrophysicien qui m’a suggéré de réaliser un spectacle pour cet anniversaire. Il me faudra deux ans de lecture et d’écriture pour arriver à la création du spectacle, « Des signes des temps, Giordano Bruno ».
Ma connaissance sur Giordano Bruno à ce moment-là était quasi nulle : un moine rebelle patati patata... mais rien de très concret. Je me suis procuré ses ouvrages et ceux écrits sur lui. Là, j’ai été aspiré dans un puits sans fond. Une pensée, un style, une rage me précipite alors dans la lecture, laissant de côté dans un premier temps des pans entiers de compréhension (découverte d’un style, d’un esprit déconcertant). Puis petit à petit, il me semble lire de la « poésie », et j’en saisis peu à peu les sens, la pertinence, j’entre dans la pensée de l’auteur. Je découvre les dialogues platoniciens où il affirme sa pensée, que ce soit en astronomie ou en critique du christianisme, puis ses poèmes éclairent çà et là dans ses ouvrages ses doutes, ses incertitudes, ses hésitations et ses passions. Entre les lignes se dresse une personnalité complexe et bouleversante ; page après page, je me familiarise avec Giordano Bruno, mais bien des inconnues se dressent devant moi.

Ainsi, étiez-vous familier des controverses astronomiques de l’époque ?
J’ai dû me faire expliquer l’histoire de l’astronomie, son lien avec l’histoire de notre mode de pensée, donc de vie, principalement sur notre place dans l’univers infini. Comme beaucoup de personnes, j’aime regarder les étoiles, j’aime me penser suspendu dans cette infinité. Cette sensation est enivrante, exaltante, mais je n’avais pas connaissance de la façon dont on est parvenu à accepter cette idée d’infini.
Comment aujourd’hui comprendre qu’il y a seulement 400 ans cette pensée était impossible, bien que nous vivions sous le même ciel, la même voûte étoilée ? Et pourquoi ceux qui avançaient sur le chemin de l’infini le faisaient-ils au péril de leur vie ?

Giordano Bruno, personnage multiple : lequel vous intéresse le plus ?
Giordano Bruno, boulimique de connaissances, ne laisse rien de côté dans ses études, qu’il s’agisse des grands principes théologiques ou philosophiques. Il n’omet pas d’apprendre d’autres doctrines, d’autres philosophies. Grâce à l’art de la mémoire, il emmagasine des bibliothèques et les restitue avec compréhension, réflexion et pertinence. Ainsi assimile-t-il les connaissances venues des Grecs et autres fondateurs, mais aussi, avec admiration, celles venues de la civilisation égyptienne, ainsi que celles issues d’une étude rigoureuse des arts magiques.
Mais Giordano Bruno n’est pas seulement enfermé dans ses livres. Il embrasse la vie, goûte à ses plaisirs, il regarde le ciel, les arbres, les déliquescences des matières. Quelles sont les forces d’attirance et de non-attirance ? Quelles sont ces forces qui attirent et maintiennent des planètes à distance les unes des autres ?
Sa fuite à travers l’Europe ne le coupe pas, bien au contraire, des mouvements de son époque. Il semble gourmand de tout et sa recherche de la vérité est infatigable. Cet homme persécuté, seul face à son époque, symbolise la résistance pour avancer, évoluer, mener la pensée vers le progrès, la modernité. En témoigne aussi le choix qu’il fit d’aller au bout de son « obstination », de refuser tout renoncement à ses idées et ses travaux, d’affronter sa condamnation à mort comme un ultime argument, une arme contre ses détracteurs.
Faire entendre Giordano Bruno devenait une nécessité, plus rien n’allait me faire changer de route, en poursuivant mes lectures, je commençais la rédaction de ce qui allait devenir : Des signes des temps, Giordano Bruno.

Comment traiter la partie scientifique d’une telle controverse sans maltraiter la réalité historique et scientifique ? Quelle liberté l’artiste peut-il s’accorder avec les faits ?
Je suis un autodidacte. Je n’ai aucune connaissance scientifique scolaire ou universitaire, ni philosophique. Mes connaissances sont celles que j’ai acquises au fil des ans. Mes repères en cours d’écriture étaient donc des plus simples. Si je comprenais, il n’y avait pas de raison que d’autres ne comprennent pas. En entrant dans la complexité du discours et plus particulièrement sur celui de l’infini, il m’a fallu me reprendre à plusieurs fois en travaillant sur deux axes. Premièrement, celui des idées et des conceptions modernes de l’observation du ciel de Giordano Bruno, sachant que sa réflexion est fondée sur l’intuition et la déduction, et non sur l’observation. Reprendre dans ses écrits ses explications, les condenser et rendre le discours vivant, propre au jeu théâtral. Deuxièmement, celui de la légitimation de sa détracteurs. Il me paraissait, à la lecture du procès, qu’il ne fallait pas attribuer à ses accusateurs seulement une parole de
type langue de bois. Et il ne s’agissait pas non plus de faire du procès de Giordano Bruno un modèle de justice, car tel ne fut pas le cas. Mais il faut bien comprendre que, pour le commun des mortels, et à plus forte raison pour les gardiens sincères des dogmes de l’Inquisition romaine, cette notion d’un univers infini était des plus fantasmatiques. D’ailleurs, sa condamnation à mort se fera principalement sur ses propos et ses critiques du dogme religieux.
Pour mettre en valeur la parole de Giordano Bruno, j’ai, à partir de ses textes, imaginé l’ultime discours, ce que serait sa dernière explication philosophique sur sa conception du cosmos lors de son procès, en imaginant que, dans cet ultime discours, il misait sa vie et tenterait de sauver ses travaux. C’était ce qu’il avait de plus précieux.
Pendant l’écriture, je savais que je devais rester dans les clous d’une certaine véracité, plus particulièrement sur sa biographie, et surtout sur son discours philosophique. Mais plus j’avançais dans ce travail et plus je me sentais libre d’y ajouter mes positions, que ce soit ce qui me fascinait dans la force de Giordano Bruno mais aussi ce qui m’agaçait. Très vite la question de l’obstination me laissait des doutes, je ne pouvais admettre que Giordano Bruno n’eût pas hésité, trébuché. Il me fallait en faire un personnage dont les failles fussent visibles. Plus je mettais en conflit sa personnalité avec toute la liberté que j’avais, plus son discours scientifique me paraissait prendre de la force. Cette pièce est donc avant tout une histoire, une fiction soumise aux contraintes de l’espace et du temps du théâtre, même si les faits, le fond, sont tirés de l’œuvre scientifique et philosophique de Giordano Bruno.
Je finis par avoir une lecture très personnelle de cet ensemble, où ma subjectivité n’a pas à se justifier, comme chaque acteur ou personne travaillant sur ce spectacle peut revendiquer la sienne. L’historien, le scientifique cherchant à reconstituer l’exacte vérité seront probablement ici et là un peu déçus. Mais nos objectifs diffèrent, même si à différents carrefours de nos travaux respectifs, nous nous entrevoyons. Pour ma part sans la réédition des œuvres de Giordano Bruno, des biographies de différents auteurs, je n’aurais jamais pu avancer dans mon travail théâtral.

Comment vous êtes-vous approprié un personnage aussi complexe que Giordano Bruno ?
Pour rendre la modernité et la pertinence de la pensée philosophique du personnage, l’incarnation au sens classique était impossible et il fallait aussi éviter de faire ronronner sa langue ou de donner un cours magistral, ce qui nous aurait éloignés d’une construction théâtrale. Il me fallait un système de jeux qui fasse découvrir Giordano Bruno au fil du spectacle, et laisser son écriture impétueuse et radicale résonner tout au long de la représentation. J’ai donc eu l’idée de faire incarner cette personnalité hors du commun, non par un comédien, mais par trois, qui vont tracer avec leur corps les différents caractères de Giordano Bruno. La complémentarité et la différence des interprètes mettent en relief la complexité du personnage.
L’enjeu, la vie de Giordano Bruno et son procès me permettent de créer le jeu dans un espace temps défini et non modifiable, les sept derniers jours avant sa sentence et son exécution. J’ai très vite imaginé le jeu où les trois comédiens se passeraient le « rôle » dans une joute verbale. L’enjeu, le risque, serait que le dernier à prendre la parole en mourrait, puisque telle est l’issue du procès.
La pièce serait un jeu où la parole de Giordano Bruno se passerait dans une joute à mort, où trois parties se distingueraient. Première partie : Nola, Naples, son intuition qui le pousse à sortir du cadre de son apprentissage, de sa formation de dominicain, ses premiers conflits, le début du « voyage », de la fuite. La deuxième, où l’homme affirme, avec une longue et profonde réflexion, « un nombre infini de soleils existent, un nombre infini de terres tournent autour de ces soleils, des êtres vivants habitent ces astres ». Et la troisième partie : le procès, l’affrontement où dans ce simulacre de justice une porte de sortie sera ouverte, où l’homme Giordano Bruno aurait pu sauver sa vie en dénonçant ses travaux, les réduire à l’état de phantasmes, fruit d’une imagination fiévreuse. Non. Il ne renie rien jusqu’à son dernier souffle, il dit, crie, hurle à ses contemporains d’ouvrir les yeux, d’ouvrir leurs pensées. Il n’en sera rien. La mort sera la seule réponse du Vatican. Donc, chaque acteur a une partie à défendre en étant pour un instant Giordano Bruno, et les deux autres, ses détracteurs à la fois dans la dimension du procès, mais aussi dans une joute théâtrale, où deux personnages cherchent à déstabiliser un troisième.
Giordano Bruno est un jouisseur amoureux de la vie, il aime passionnément. Il fallait donc donner d’autant plus au spectacle une dimension ludique, joueuse, où la violence, la noirceur côtoient le rire, l’humour et l’amour. N’est-il pas un contemporain de William Shakespeare ? Leur rencontre à Londres et leurs influences réciproques sont plus que probables.
Il fallait donner vie à ces propos, les sortir des livres pour que, dans l’alchimie du jeu des acteurs, de par la subjectivité qu’ils portent aux spectateurs, ils donnent à entendre le texte, les mots de Giordano Bruno. Le sens se dresse et la compréhension des enjeux se fait. Alors, et petit à petit, pour chaque spectateur apparaît ce personnage fascinant qu’est Giordano Bruno.

Et finalement que voulez-vous transmettre au public ? Au public des années 2000, 400 ans après les événements ?
400 ans, ce n’est pas grand-chose qui nous sépare de Giordano Bruno, et pourtant c’est énorme. Que de temps, d’espace et de révolutions ! Comme Giordano Bruno, il nous faut imaginer d’autres systèmes, d’autres pensées pour nous créer un nouvel espace, où chacun aspire à construire un nouveau mode de vie, individuel et collectif. Raconter Giordano Bruno aujourd’hui c’est dire, hurler, qu’il nous faut toujours avancer sur le chemin du changement perpétuel, où rien ne se fige, et où les expériences du passé servent l’avenir. Raconter Giordano Bruno c’est résister aux empêcheurs d’avancer sur le chemin de la vérité.
Dans ce spectacle, je transmets ce qui m’a ému, bouleversé en découvrant l’aventure de cet homme. Et peut-être ce qui m’a profondément changé depuis que je le côtoie. La fragilité d’une construction théâtrale, qui se place dans l’éphémère de sa représentation, n’a pour but que de nous libérer, nous enrichir, même si cette émotion ne dure que l’espace d’un instant : de l’infiniment petit à l’infiniment grand, rien n’est inutile.

Bertolt Brecht a écrit la vie de Galilée. Y aurait-il un « genre » à développer ? Une filiation ? ….
Je ne peux pas répondre à cette question. J’aime la pièce de Brecht, et je pense qu’en s’attaquant à ce sujet, il a cherché aussi à montrer combien est dur le chemin de la vérité. Le théâtre est rempli de personnages tirés de la vie réelle ou pure fiction. Mais souvent, tout ce mélange est pour notre plus grande joie. Les personnages de fiction nous semblent souvent plus vivants que les autres.
Le théâtre que je revendique est un espace de représentation où les idées côtoient le ludique. Chacun doit sortir déstabilisé, grandi par les idées et avec le plaisir d’avoir vécu cette représentation. Ce moment de la représentation que nous réinventons à chaque fois a sûrement quelque chose en commun avec la recherche scientifique : le coté hasardeux, périlleux, funambule dans l’espace et le temps.

Publié dans le n° 288 de la revue


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L' auteur

Jean-Paul Krivine

Rédacteur en chef de la revue Science et pseudo-sciences (depuis 2001). Président de l’Afis en 2019 et 2020. (...)

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