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Il était une fois nos ancêtres

Publié en ligne le 16 septembre 2008
Il était une fois nos ancêtres
Une histoire de l’évolution

Richard Dawkins
Éd. Robert Laffont, 2007, 793 pages, 29 €

N’ayons pas peur des superlatifs : « Il était une fois nos ancêtres » de Richard Dawkins est une œuvre magistrale. Elle nous propose de remonter le cours de l’histoire de la vie sur notre planète sur quatre milliards d’années en l’espace de huit cent pages. Ce livre est tellement énorme, dans tous les sens du terme, qu’en rendre compte est une tâche périlleuse.

Trois piliers pour un monument

Pour comprendre le défi relevé par Richard Dawkins en réalisant cet ouvrage, il faut d’abord bien avoir à l’esprit quelques points incontournables de la connaissance sur le vivant que ceux qui sont déjà familiers avec la classification phylogénétique du vivant me pardonneront de rappeler 1.

Le premier est que si nous prenons deux organismes vivants quelconques (disons un hippopotame et un pin maritime) nous pouvons affirmer qu’ils ont un ancêtre commun (pour l’exemple choisi, leur premier ancêtre commun vivait il y a environ 1 300 mllions d’années).

Le second est que nous et tous les organismes vivants qui nous sont contemporains avons tous bénéficié de la même durée d’évolution depuis que leur ancêtre commun unique a vécu, il y a quelques trois milliards d’années : il faut donc se sortir de la tête toutes les « échelles de l’évolution », « chaînons manquants » et autres « fossiles vivants » qui ont pu être enseignés aux plus anciens d’entre nous et viennent encore régulièrement polluer l’information scientifique si ce n’est l’enseignement des sciences.

Enfin il faut comprendre le concept d’ancêtre : la comparaison des différentes espèces entre elles suivant le principe « qui ressemble à qui », en mobilisant l’anatomie comparée, l’embryologie et maintenant la biologie moléculaire est l’objet ce qu’on appelle la phylogénie ; la mise en lumière des homologies permet de caractériser l’ancêtre hypothétique, « hypothétique » non que l’existence de cet ancêtre soit incertaine mais que cet ancêtre a disparu il y a bien longtemps et que nous ne le connaîtrons pas : tout au plus pourrons-nous donner ses caractéristiques et suggérer à qui il n’est pas improbable qu’il ressemble.

Et les fossiles, me direz-vous ? Ôtons-nous de la tête une fois pour toutes que les fossiles sont de bons candidats à ce statut d’ancêtre : ils sont pris en considération ni plus ni moins suivant les mêmes principes que les espèces vivantes, quoiqu’avec évidemment davantage de difficultés, et permettent ainsi de compléter l’arbre du vivant de branches aujourd’hui disparues, en même temps qu’ils contribuent à l’exercice de la datation des événements ; pour ce dernier aspect, la biologie moléculaire, par les « horloges moléculaires » (raisonnements fondés sur la vitesse des dérives génétiques), est venue récemment appuyer le jalonnement « temps » des arbres phylogénétiques.

Nous voilà donc équipés pour le voyage à remonter le temps auquel nous invite Richard Dawkins.

En remontant le temps jusqu’à l’aube de l’évolution

La trame générale de ce livre est de mettre sur la même ligne de départ d’une grande randonnée l’ensemble des espèces vivantes à ce jour et de leur faire remonter les branches de l’arbre du vivant à la recherche de leurs ancêtres, et ce à la même vitesse ; nous prendrons, en ce qui nous concerne, le départ de ce périple avec nos congénères humains et la troupe ainsi constituée grossira à mesure qu’à chaque nœud de l’évolution nous retrouverons des cousins, de plus en plus éloignés, qui réalisent le même périple à la recherche, à l’aube de l’évolution, de notre ancêtre commun à tous.

Nous commençons ce voyage seuls. Quand le compteur de temps indique 10 000 ans nous sommes à l’âge des premiers agriculteurs, puis nous traversons les époques de l’Homme de Cromagnon ( 40 000 ans) , des Homo sapiens archaïques (quelques centaines de milliers d’années), d’Homo ergaster (1,5 million d’années), d’Homo habilis (2 millions d’années)… Le compteur indique environ 6 millions d’années lorsque nous rencontrons nos premiers cousins survivants, remontant eux aussi, à la même vitesse que nous, leur propre branche de l’arbre du vivant ; c’est le rendez-vous n°1, celui avec l’ancêtre commun à l’espèce humaine, aux chimpanzés et aux bonobos (eux-mêmes voyageaient ensemble depuis 4 millions d’années déjà puisque leurs branches se sont séparées il y a 2 millions d’années) ; en parcourant un million d’années de plus notre troupe rejoint ses cousins Gorilles (rendez-vous n°2) ; nous n’avons alors réalisé que la moitié du chemin qui nous mène à l’ancêtre commun que nous (humains, chimpanzés, bonobos, gorilles) partageons avec les orang-outangs puisque cette rencontre (rendez-vous n°3) se situe il y a 14 millions d’années.

Des rendez-vous comme ceux-ci il y en aura trente-neuf ; nous passerons sans encombre la « limite Cétacé-Tertiaire » (il y a 65 millions d’années) marquant la fin du règne des dinosaures, juste avant de retrouver la cohorte des rongeurs (rendez-vous n°10, à 75 millions d’années) puis celle, innombrable, des insectes, mollusques et autres protostomiens au rendez-vous n°26, il y a 590 millions d’années ; nous découvrirons, avec les éponges, les derniers animaux de notre périple au rendez-vous n°31, puis les derniers eucaryotes au n°37 avant de pénétrer, après le grand rendez-vous historique marquant la rencontre entre la cellule et la bactérie, il y a peut-être deux milliards d’années, le monde fascinant des archées et des bactéries.

Voir un exemple de parcours.

Mais cette randonnée historique est avant tout une randonnée culturelle… chaque étape du voyage est mise à profit pour illustrer une nouvelle facette de la diversité de la nature tout comme de la biologie de l’évolution ; cette médiation scientifique est assurée par le biais d’histoires que nous racontent nos cousins éloignés à mesure qu’ils nous rejoignent. Comme le dit lui-même Richard Dawkins 2 ces messages qui ponctuent notre route constituent la substance même de l’ouvrage. Chacune de la soixantaine d’histoires qui agrémentent notre parcours peut être lue indépendamment du fil du récit si l’on entend, par exemple, revenir sur la construction des arbres phylogénétiques (que nous explique le gibbon), le phénotype étendu (que nous décrypte le castor), ou tout autre sujet rendu intelligible par les évolutionnistes contemporains. Le sommaire détaillé que l’on trouve au début de l’ouvrage permet cette approche croisée historique ou thématique.

Un pèlerinage de quatre milliards d’années

Le titre original « The Ancestor’s Tale : a pilgrimage to the Dawn of Evolution » (le conte de l’ancêtre : un pèlerinage à l’aube de l’évolution) n’a pas été repris par l’éditeur car il ne parle pas suffisamment au lecteur non anglophone. La référence permanente aux « pèlerins » dans le livre risque même de désarçonner quelques lecteurs peu au fait de la culture anglaise ; or, anglais, l’auteur l’est jusqu’au bout des ongles. Un décryptage n’est donc peut-être pas inutile. Richard Dawkins a délibérément construit son ouvrage suivant la même trame que celle que Geoffrey Chaucer avait utilisée au XIVe siècle pour les Contes de Canterbury, à savoir des contes insérés dans une trame romanesque : une trentaine de pèlerins faisaient route vers la cathédrale de Canterbury et racontaient en chemin des histoires (les contes : le conte du chevalier, le conte du meunier, le conte du régisseur, le conte du cuisinier, etc.). Ainsi, pour nous, Canterbury (ou Cantorbéry, suivant l’orthographe retenue), le but du pèlerinage, sera le premier organisme vivant, l’Ancêtre, et chacune des millions d’espèces vivantes aujourd’hui, dont la nôtre, compte pour un pèlerin en marche sur cette route à la rencontre de l’ancêtre qui leur est commun.

Ceci dit, par delà la seule référence littéraire au pèlerinage de Chaucer, qu’on imagine bien s’imposer comme allant de soi à qui est pétri de culture anglaise, ce choix éditorial a une portée philosophique et symbolique qui va bien au-delà du clin d’œil littéraire.

Sur le plan philosophique tout d’abord. Ainsi que Richard Dawkins l’explique lui-même 3, son intention était d’écrire une histoire complète de l’évolution depuis l’apparition de la vie, soit sur quatre milliards d’années. Comme nous sommes des humains, la façon qui nous paraît spontanée d’aborder une telle histoire consiste à partir du début et de la terminer par la saga d’homo sapiens ; l’inconvénient de cette approche historique classique, est que dans le même mouvement, chez nombre de lecteurs, et « à l’insu de leur plein gré », l’espèce humaine apparaît en quelque sorte comme étant l’aboutissement de l’évolution ; et effectivement (trop) nombreux sont ceux qui croient sincèrement, qu’ils soient sous une influence religieuse ou non, que l’espèce humaine est cet aboutissement. Or il n’en est rien : notre espèce n’est qu’une parmi des millions de l’aboutissement multiforme aujourd’hui de l’évolution. En abordant, a contrario, l’histoire de l’évolution à partir du temps présent, et quel que soit le choix de point de départ parmi les espèces vivant aujourd’hui, l’hippopotame comme le pin maritime, nous arriverons au même point d’arrivée (l’ancêtre commun) et dans le même temps. Nous entamons donc ce pèlerinage dans notre peau du pèlerin humain que nous sommes, curieux de notre propre histoire, mais en limitant l’anthropocentrisme spontané à cette légitime curiosité.

Sur le plan symbolique, plus qu’un long voyage, ce que le parcours que nous propose Dawkins est déjà assurément, un pèlerinage, une fois libéré de la connotation religieuse ici évidemment hors sujet, est typiquement un « voyage que l’on fait en un lieu avec l’intention de se recueillir ou [une] visite que l’on rend à quelqu’un que l’on admire, à qui on veut rendre hommage ou dont on vénère la mémoire » 4. Cette référence n’est donc pas si déplacée que cela à la lumière de l’émerveillement croissant dont le lecteur est saisi à mesure qu’il progresse tout au long de ce « voyage d’un naturaliste », émerveillement de même nature que celui, toujours renouvelé, de l’astronome, professionnel ou amateur, qui contemple et se repère dans l’immensité des astres lumineux comme présentement dans l’immense foisonnement des organismes vivants ; émerveillement enfin, à la manière, cette fois, du mathématicien disant la beauté d’une démonstration élégante, devant la puissance de la théorie de l’évolution, de cette « idée dangereuse de Darwin » pour reprendre l’expression de l’ami de Dawkins qu’est le philosophe Daniel Clément Dennett.

Un ouvrage de référence

Il était une fois nos ancêtres est donc véritablement un livre exceptionnel ; il n’est pas de même nature que les ouvrages scientifiques écrits jusqu’à maintenant par Richard Dawkins ; son objectif, contrairement aux célèbres Le gène égoïste ou l’horloger aveugle, n’est pas d’expliciter tel ou tel point de la théorie de l’évolution, mais bel et bien de nous raconter l’histoire de la vie à la lumière de la théorie de l’évolution ; ne vous leurrez néanmoins pas : la contrepartie de la rigueur de l’écriture est que tout aussi agréable que puisse être l’exercice, grâce à la qualité de l’écriture de Dawkins, l’appropriation de cet ouvrage par le lecteur exigera de sa part un véritable travail, travail nécessaire mais ô combien gratifiant.

L’ouvrage met à la disposition du lecteur exigeant une sélection bibliographique susceptible de répondre aux désirs éventuels d’approfondir le sujet (le premier livre suggéré en français n’étant autre que l’excellente Classification phylogénétique du vivant d’Hervé Le Guyader et Guillaume Lecointre) ; une note très intéressante de Yan Wong, élève de Dawkins et co-auteur de plusieurs chapitres, précise et actualise les bases scientifiques des phylogénies présentées ; enfin le lecteur trouvera les indispensables références bibliographiques et index des sujets et auteurs cités. La seule ombre au tableau doit être portée au débit du compte de l’éditeur qui, malgré un cahier de photos central, a réalisé le choix d’une présentation par trop rigoriste ; le caractère exceptionnel d’ Il était une fois nos ancêtres méritait un accompagnement de l’éditeur qui soit à la hauteur ; c’est ce qu’avaient compris et mis en œuvre les éditeurs Weidenfeld & Nicolson pour l’édition anglaise de 2004 5 en aidant le lecteur par une iconographie adaptée ; il nous sera permis de regretter que l’éditeur français n’ait pas pris suffisamment la mesure du rôle qui est le sien dans la diffusion de l’information scientifique.

1 La Classification phylogénétique du vivant, Hervé Le Guyader et Guillaume Lecointre, Belin (2001) ; Comprendre et enseigner la classification du vivant, sous la direction de Guillaume Lecointre, Belin (2004) ; Classification et évolution, Hervé le Guyader, Le Pommier (2003).

3 Interview de Richard Dawkins par Ira Flatow dans l’émission de radio américaine Friday Science du 19 novembre 2004.


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Auteur de la note

Michel Naud

Ingénieur, entrepreneur des industries métallurgiques (...)

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