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L’islam et la science

Publié en ligne le 1er février 2022
L’islam et la science
En finir avec les compromis
Faouzia Charfi
Odile Jacob, 2021, 234 pages, 22,90 €

Faouzia Charfi, professeur émérite de physique à l’université de Tunis, révoltée par les attentats perpétrés au nom de l’islam, décide de contrer par la plume l’obscurantisme scientifique qui progresse dans les pays musulmans, y compris dans ceux qui s’en croyaient autrefois à l’abri. En 2002, la Tunisie n’a-t-elle pas aboli des programmes du lycée la théorie de l’évolution de Darwin (sauf dans la section de SVT) ? En 2017 le ministre de l’Éducation de Turquie n’a-t-il pas remplacé cet enseignement (une doctrine « scientifiquement obsolète et pourrie », selon lui) dans le secondaire par des heures de religion ?

L’épanouissement de la science en terre d’islam

L’Islam et la Science débute au VIIIe siècle lorsque les califes abbassides fondent Bagdad dans l’ancienne Perse sassanide, imprégnée de zoroastrisme. Ils attirent dans cette nouvelle capitale des lettrés musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens, etc. Le calife Al-Mansur (754-775) adopte la tradition sassanide consistant à rechercher la Vérité dans les manuscrits anciens, achète tous les textes philosophiques qu’il peut trouver, notamment grecs, et les fait traduire en arabe. Le calife Al-Ma’mun (813-833), quant à lui, est partisan du mutazilisme, théorie qui « attribue à la raison le rôle fondamental de fonder la connaissance et qui la place avant les textes sacrés en cas de contradiction […] Al-Ma’mun et ses deux successeurs […] s’acharnent à faire accepter de force [cette doctrine]. » Ce calife met la magnifique bibliothèque de son père, la Beit el Hikma (« Maison de la sagesse »), à la disposition des érudits qui peuvent y débattre de ces questions : par exemple, Al-Khwarizmi, dont le nom latinisé est à l’origine du mot algèbre, s’est épanoui.

Une autre institution, la Dar al-Ilm (« Maison des savoirs »), surgit avec la dynastie chiite fatimide. Peu à peu, au cours des Xe et XIe siècles, Mossoul, Basra, Alep, Tripoli, Bagdad fondent chacune leur maison, la plus importante étant celle créée au Caire, en 1005, par le calife Al-Hakim (985-1021). Elles jouissent d’une certaine indépendance car elles sont financées par l’usufruit des terres (le waqf) pour payer « le conservateur, les copistes, les domestiques et fournir aux lecteurs encre, papier et calame ». Les savants sont rétribués sur d’autres fonds. La mission de ces maisons, dotées de bibliothèques, parfois de logements, n’est pas de traduire, mais d’enseigner la théologie. Toutefois, elles s’intéressent aussi à l’astronomie, à la grammaire, à la médecine, etc. C’est ainsi par exemple qu’Al-Soufi ou Azophi (903-986) découvre la galaxie Andromède ; qu’Al-Battani (858-929) dresse les Tables sabéennes (très appréciées en Occident) ; qu’Al Biruni (973-vers 1048) élabore une encyclopédie astronomique et contribue à enrichir le domaine des mathématiques. Parmi tous ces savants, Ibn al-Haytham ou Alhazen (965-vers 1040) mérite une mention singulière : c’est lui qui remplace la notion de rayon visuel héritée des Grecs par celle de rayon lumineux. Ceci prendra toute sa valeur quand Kepler, bien plus tard, l’utilisera pour jeter les bases de l’optique géométrique.

Le déclin

Ce climat favorable à la science disparaît à l’arrivée des Turcs sunnites seldjoukides pour qui seules méritent d’exister des « madrasas » 1 uniquement pour former des cadres administratifs et des juristes du droit islamique. Partisans d’un islam orthodoxe, ils persécutent les mutazilites et tous ceux qui ne subordonnent pas la connaissance à la religion. Après leur prise de Bagdad (1055), ils incendient en 1059 la Dar-el-Ilm. Un déclin inexorable de la civilisation islamique s’amorce, la diffusion des idées s’arrête ; on interdit les impressions en caractères arabes des livres non religieux jusqu’en 1839 (hormis une courte période de 1729 à 1745) et, pour le Coran, cette interdiction durera jusqu’en 1874 2. Le dernier observatoire musulman est détruit en 1580 à Istanbul ; Copernic est complètement ignoré, son nom apparaît pour la première fois en 1660 3. Et il faut attendre 1732 pour qu’un ouvrage, le Cihannuma, détaille son système héliocentrique du monde, présenté cependant à égalité avec les modèles géocentriques d’Aristote et de Ptolémée, et avec le système géo-héliocentrique de Tycho Brahe. Malheureusement, après Newton, c’est une question déjà plus que caduque.

Arrivé à ce point, le lecteur de L’Islam et la Science sera peut-être déçu de ne pas voir les apports de l’Espagne andalouse ou d’Ulugh Beg à Samarkand. Mais il ne s’agit pas d’un livre d’histoire des sciences. Son auteure veut dans la seconde partie justifier le sous-titre : En finir avec les compromis. En effet, ayant déjà prouvé que foi islamique, raison et recherche scientifique sont compatibles, elle souhaite aborder la question de la sécularisation de la science en terre d’islam et du mouvement Nahda (« Renaissance ») apparu au milieu du XIXe siècle.

Quel retour à la science ?

Les Arabes vont réaliser l’étendue de leur retard lors de l’invasion de l’Égypte par Bonaparte en 1798. Impressionnés par le cortège de scientifiques qui accompagne le futur empereur des Français, des intellectuels de l’empire Ottoman, toutes confessions réunies, entament une réflexion afin d’identifier la source de ce fossé et en trouver la solution. Le gouverneur de l’Égypte envoie en 1826 une mission en France afin de moderniser son pays et y associe Rifaa al-Tahtawi (1801-1873), un jeune imam, curieux de tous les savoirs. À son retour, ce dernier publie en 1834 L’Or de Paris où l’on apprend que dans la capitale française le savant est « celui qui a une connaissance dans les sciences rationnelles » et où « les prêtres ne sont savants qu’en religion ». Et aussi que les Français divisent les astres en deux catégories : d’une part, les astres mobiles, les planètes (dont la Terre) et leurs satellites, ainsi que les comètes ; et d’autre part les astres immobiles dont le Soleil au centre du monde. Enfin, il souligne à la fois le caractère hérétique du modèle de Copernic et le fait qu’il est difficile de le réfuter. « Nul doute qu’il en est lui-même persuadé, mais il n’ose pas se prononcer, et évite la moindre allusion qui pourrait s’avérer hérétique. »

L’Or de Paris devient un ouvrage de référence pour les réformateurs du mouvement Nahda, auquel les chrétiens du Liban prennent une part très active. Parmi ces derniers, un savant remarquable, Farah Antun (1874-1922), inspiré par les Lumières, prône la stricte séparation du religieux et du scientifique, et s’oppose au grand mufti du Caire, Muhammad Abduh (1849-1905). F. Charfi présente leur débat qui « vaut le détour », où ils déploient des arguments qui, selon elle, sont d’une brûlante actualité. Pour F. Antun, le christianisme n’a en rien favorisé le progrès de la science dans les pays européens car, d’après lui, les savants faisaient une nette distinction entre foi et recherche scientifique. M. Abduh nie qu’une telle séparation soit indispensable pour les musulmans car, pour lui, l’islam est par son essence même une religion rationnelle, qui ne persécute ni ne censure les chercheurs.

Toutefois, la théorie de l’évolution de Darwin apparue en 1859 ne suscite pas des prêches enflammés. En effet, les prestigieuses universités musulmanes d’Al Azhar et Zitouna ne sont « axées [que] sur les sciences religieuses », dit F. Charfi, les « avancées de la science et leur incidence sur la société se discutaient ailleurs ». La première personnalité à diffuser la doctrine de Darwin est l’agnostique d’origine protestante Shibli Shumayyil (1850-1917) : il traduit en arabe en 1885 un livre de Ludwig Büchner (1824-1899) sur l’évolution qu’il agrémente de commentaires de son cru. Matérialiste, Shumayyil « considère que toute chose est formée par un processus spontané à partir de la matière, existant depuis l’éternité. » La première publication en arabe de L’Origine des espèces de Darwin date de 1918 et celle de ses œuvres complètes de 1928.

Le concordisme islamique

L’ouvrage se termine par la dénonciation du concordisme islamique, prosélytisme qui vise à démontrer que la science moderne est intégralement annoncée et énoncée par le Coran. Le verset 38 de la sourate 6 ne dit-il pas : « Nous n’avons rien omis dans le Livre » ? L’interprétation qu’en tirent les concordistes est que le Coran contient des indications sur toutes les sciences exactes. Pour y parvenir, ils sont prêts à tordre les versets jusqu’à y trouver un sens caché. Les exemples qu’en donne F. Charfi sont ahurissants, comme celui qui prédirait la bombe à hydrogène : sourate 81, verset 6, « Quand les océans se mettront à bouillir » ! On comprend mieux comment l’École d’ingénieurs de Sfax accepte en 2016 d’examiner une thèse offrant « une nouvelle vision de la cinématique des objets conforme aux versets du Coran », destinée à prouver que la Terre est plate et immobile au centre de l’Univers. Il a fallu se battre pour qu’elle soit déprogrammée 4.

L’Islam et la Science est le plaidoyer d’une femme passionnante et passionnée, combattante courageuse de l’universalisme des connaissances, pour une stricte séparation entre foi et recherche scientifique. Dotée d’une plume agréable, F. Charfi domine complètement son sujet et l’expose très clairement au grand public. Les mots difficiles du lexique arabe sont succinctement expliqués dans un glossaire. On doit acheter ce livre pour le lire, pour l’offrir et pour le prêter.

1 En arabe, « madrasa » signifie tout simplement « école ». Dans l’époque médiévale, les madrasas sont des établissements dans les pays musulmans destinés à former des cadres pour l’administration et la justice. Elles enseignent le Coran, les hadiths (actes et dires du Prophète), le droit islamique et sa jurisprudence. Les sciences « profanes » n’y trouvent leur place que si elles aident à résoudre des questions reliées à la pratique religieuse. Par exemple, le droit des successions nécessite l’arithmétique et la fixation des heures des prières la connaissance de l’astronomie.

2 « En Turquie, mis à part une petite période entre 1729 et 1745, l’impression de livres [en arabe] fut interdite jusqu’en 1839 pour la littérature non religieuse et en 1874 pour l’impression du Saint Livre du Coran... tout ceci à cause d’une opposition religieuse » (Abdus Salam, Entretien avec Jacques Vautier, Beauchesne Éditeur, 1990, p. 53-54., cité par Charfi F., p. 144). Le Coran n’a jamais été interdit de publication, mais c’était en forme de manuscrit. C’est son impression qui était interdite jusqu’en 1874. Pour cela, on avance deux raisons. D’une part, il s’agissait de protéger la langue arabe sacrée, utilisée par Dieu pour dicter le Coran au Prophète, d’autre part, à cause de la résistance des dizaines de milliers de copistes qui auraient vu disparaître leur activité (80 000 rien qu’à Istanbul au XVIIe siècle). On dirait aujourd’hui que les copistes faisaient du lobbying. Notons cependant qu’en Europe occidentale on imprimait en arabe dès le XVIe siècle, y compris le Coran (1536) et que, dans l’Empire ottoman, les non-musulmans (juifs, chrétiens…) pouvaient imprimer leurs textes.

3 Le premier document en arabe qui fait une référence à Copernic est une traduction en 1660 de l’œuvre de Noël Durret, Nouvelle théorie des planètes, réalisée par Ibrahim Efendi al-Zigetvari Tezkireci dans son texte Le Miroir des orbes célestes dans la compréhension la plus accomplie.

Publié dans le n° 340 de la revue


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Auteur de la note

Arkan Simaan

Agrégé de physique, historien des sciences et romancier, (…)

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