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Les obstacles de la pensée religieuse à l’apprentissage des sciences

Publié en ligne le 7 octobre 2022
Les obstacles de la pensée religieuse à l’apprentissage des sciences
Benjamin Germann, préface de Yvon Quiniou, postface de Paul-Henri Garcia
L’Harmattan, 2021, 200 pages, 20,50 €

Science et religion peuvent-elles coexister dans la salle de classe ? La question n’est certes pas neuve, mais elle mérite d’être régulièrement reposée, ne serait-ce que parce que les sociétés évoluent, et les conflits que l’on croyait dépassés ont la fâcheuse tendance à réémerger lorsqu’on n’y prête plus attention.

Lorsqu’on pense aux influences religieuses dans l’enseignement des disciplines scientifiques, c’est assez spontanément le sujet de la théorie de l’évolution qui vient à l’esprit, notamment parce qu’elle fournit un mécanisme naturel pour expliquer nos origines, ce qui l’a très rapidement placée au centre de controverses concernant son enseignement. Mais Benjamin Germann 1 explore plus largement les « obstacles de la pensée religieuse » pour l’acquisition en général des principes méthodologiques et conceptuels propres à la démarche scientifique.

Après un rappel bienvenu sur l’état actuel de l’enseignement des sciences sous régime de laïcité – et l’importance de le défendre contre les tentatives de « conciliation » ou de « dialogue » visant généralement à dénaturer, à des fins idéologiques, l’espace de liberté et l’ouverture universaliste qu’il offre à tous les élèves –, l’auteur se tourne vers ce qu’il appelle les « obstacles méthodologiques ». Ceux-ci concernent le rejet du matérialisme scientifique, des incompréhensions face au doute, à l’ouverture et à la parcimonie nécessaires aux processus de recherche et de formulation d’hypothèses, et l’attrait pour les explications intuitives, finalistes, essentialistes, subjectives, traditionalistes et surnaturelles, qui seraient donc le propre de la « pensée religieuse ». On le voit, ce n’est pas uniquement la théorie de l’évolution qui est alors concernée par le conflit entre science et religion, mais bien l’idée même de science comme outil de découverte et de compréhension du monde.

Le livre aborde ensuite les « obstacles conceptuels », qui sont des thématiques plus spécifiques concernant par exemple le rôle (et l’intrusion) des valeurs et de la morale dans les disciplines scientifiques, la place du hasard dans la condition humaine, ainsi que les distorsions que la pensée religieuse impose à notre compréhension de phénomènes aussi divers que les espèces, le genre, le sexe, la biodiversité, la vie, la mort, la nature et le temps.

Il y a là une excellente introduction pour qui serait intéressé par les questions récurrentes sur l’opportunité de réconcilier science et religion, ou du moins de ménager les sensibilités religieuses à l’école. De tels projets se heurtent en réalité à une incompatibilité de fait, profonde et indépassable, dont le déni priverait non seulement les nouvelles générations d’une connaissance solide et rigoureuse du monde dans lequel ils vivent, mais également des moyens de l’obtenir.

Pour autant, dans un livre qui défend pourtant admirablement la cause scientifique, on regrettera l’absence de... données scientifiques. L’auteur ne fournit en effet pas de chiffres concernant la prévalence et les effets de ces « obstacles de la pensée religieuse ». Les élèves croyants ont-ils moins de succès dans les branches scientifiques ? Comprennent-ils moins bien les sujets abordés ? Confondent-ils les enjeux scientifiques avec leurs croyances religieuses ? Quelle est l’ampleur réelle du problème, dans le fond ? Ces lacunes sont probablement liées à une difficulté plus fondamentale, qui est celle de la définition donnée de cette « pensée religieuse ». Il s’agirait de « l’ensemble des facultés psychiques permettant à un croyant de juger, de raisonner tout en mobilisant, de près ou de loin, des registres explicatifs d’interprétation du monde s’appuyant sur des croyances religieuses en l’existence d’entités “extranaturelles” ». Mais cette forme de « pensée magique » (également qualifiée de « contraceptif cognitif »), poursuit l’auteur, n’implique pas qu’un croyant va l’utiliser en toutes circonstances : il faut plutôt la voir, écrit-il, comme un « engagement », elle sera « mobilisée [par] qui souhaite produire des explications du monde non matérialistes ».

Le problème vient ici de l’ambiguïté entre « facultés psychiques » et « engagement ». La notion d’« obstacle épistémologique », empruntée à Bachelard, désigne généralement un ensemble d’intuitions et d’idées reçues qui empêchent l’accès à une compréhension objective des phénomènes physiques et biologiques. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui des « biais cognitifs », et que Bachelard identifiait comme l’« expérience première », le « substantialisme » ou l’« animisme ». Ces « obstacles » ont donc davantage à voir avec nos schémas spontanés de l’ordre des choses qu’avec des croyances spécifiques acquises à travers des dogmes ou la tradition. Or la « pensée religieuse » semble bien de cette dernière dimension : si conflit il y a avec une branche scientifique d’enseignement, il est à placer au niveau de l’idéologie plutôt que de la cognition à proprement parler.

La différence est importante, puisque si c’est le cas, il n’y a aucune raison a priori pour qu’un élève religieux ne puisse pas saisir, ni plus ni moins qu’un élève athée, le contenu et la logique d’une leçon scientifique. Il pourra bien sûr en rejeter les enseignements, mais c’est un problème qui ne relève d’aucun « obstacle », mais bien d’une décision personnelle. En conséquence, la « solution » à adopter, s’il en faut une, ne relèvera pas de la didactique à proprement parler, mais de facteurs culturels, idéologiques et politiques qui ne sont plus seulement du ressort de l’enseignant. La confusion n’est sans doute pas étrangère au fait que les références mobilisées par B. Germann sont exclusivement francophones, et souvent de seconde main. Il existe en fait une littérature anglophone récente et passionnante, qui étudie de près ces rapports entre « pensée religieuse » et enseignement des sciences. De nombreux chercheurs et chercheuses comme Deborah Kelemen, Andrew Shtulman, Tania Lombrozo, Susan Gelman ou Margaret Evans ont par exemple montré que la « pensée religieuse » peut parfaitement coexister avec la « pensée scientifique », chacune s’activant dans des contextes différents pour des besoins spécifiques. Un créationniste convaincu n’aura ainsi aucune peine à réussir ses examens de biologie, tandis qu’un athée pourra accepter la théorie de l’évolution en n’ayant rien saisi des concepts de sélection, spéciation ou adaptation.

La science a beaucoup à dire sur la cognition religieuse, et cette dimension manque malheureusement à sa démonstration et l’auteur – comme son lecteur – gagnera à s’intéresser à la littérature internationale pour alimenter sa réflexion sur le sujet.

La thématique de la coexistence dans la salle de classe de la science et de la religion préoccupe nombre d’enseignants et de citoyens. B. Germann l’aborde de front dans un ouvrage clair et didactique qui a le mérite de ne pas se dérober face à des questions qui fâchent : la religion n’a pas sa place dans les cours de science, son livre nous le rappelle avec vigueur.

1 Benjamin Germann est formateur à l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPÉ) de Toulouse, ancien enseignant de SVT au niveau secondaire.