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La science et le constructivisme social : l’exemple de la psychanalyse

Publié en ligne le 21 octobre 2013 - Psychanalyse -

par Massimo Pigliucci

Nous reproduisons ici un texte publié dans le Skepical Inquirer en mai 2012 et qui illustre les conséquences d’une approche adoptée par certains détracteurs de la rationalité et de la raison, pour qui la science n’est pas fondée sur l’explication du monde réel, mais est une construction sociale, déterminée par le contexte culturel de l’époque. Ce texte a été publié sous le titre « Psychoanalysis and social constructivism ».

Traduction de Jean Günther

Il semble y avoir un consensus émergent en philosophie des sciences sur le fait que la psychanalyse freudienne relève maintenant du statut de pseudoscience. C’est ce que Karl Popper suggéra quand il commença à écrire, dans les années 1920, à propos du « problème de la démarcation », à savoir la définition des critères qui permettent de séparer science et non-science (l’autre exemple de pseudoscience donné par Popper est la théorie marxiste de l’Histoire). Des journaux en Angleterre et aux États-Unis ont récemment commenté le décès de Frank Cioffi (1928-2012), un des plus importants critiques de Freud dans le champ de la philosophie des sciences.

Un de mes collègues, Maarten Boudry, de l’université de Gand (Belgique) a récemment introduit, dans un article coécrit avec Filip Bueckens et publié dans la revue Theoria en 2011, un intéressant commentaire sur le statut de la psychanalyse freudienne. Avec son collègue Filip Buekens, il a montré que la psychanalyse fournit un bon modèle de ce que la science deviendrait si les théories de la connaissance basées sur le constructivisme social 1 donnaient une vue correcte sur sa nature. Ils prirent la question en sens opposé et utilisèrent cette idée pour énoncer une critique indirecte du programme de recherche, en sociologie des sciences, sur le constructivisme social.

Le constructivisme social énonce, au sens fort, que la science est une activité sociale qui est « construite » par ceux qui y participent, à savoir les scientifiques. Au sens faible, cela est une évidence : la science est bien sûr une activité sociale pratiquée par certains humains. Mais au sens fort, cela aboutit à l’affirmation, discutable, émise par le sociologue Harry Collins, selon lequel « le monde naturel n’est en rien contraint par ce qui est cru à son sujet ». Ainsi que l’écrivait David Bloor, une autre figure du constructivisme social, « [la sociologie du savoir scientifique est] symétrique dans son style d’explication. Le même type de causes pourrait à la fois expliquer, disons, des fausses et des vraies croyances ». En d’autres termes, les théories scientifiques sont acceptées ou rejetées, non parce qu’elles sont ou non conformes aux preuves empiriques, mais pour des raisons sociologiques sous-jacentes liées à la structure sociale des sciences, et en particulier à la répartition du pouvoir dans cette structure.

Le constructivisme social n’est pris au sérieux ni par les scientifiques, ni par les philosophes des sciences, et cela pour de bonnes raisons. Boudry et Buekens citent André Kukla qui a montré que le domaine est plein de « basculements réversibles » : « vous avancez une version forte de l’hypothèse [sur la manière dont la science fonctionne] et, quand cela ne marche pas, vous battez en retraite vers une version faible, en prétendant que c’est à cette version faible que vous adhériez dés le début ».

Mais, affirment Boudry et Buekens, la psychanalyse freudienne s’adapte de fait à la description de la « science » faite par les constructivistes sociaux. Cioffi, déjà mentionné, montra par exemple que Freud (ainsi que ses successeurs et finalement rivaux) ne se rendait pas compte du fait qu’il interprétait des preuves réfutant ses théories comme autant d’exemples de confirmation de ces théories. Par exemple, Freud pensait que ses patients désiraient, bien entendu de façon inconsciente, l’échec de ses théories, ce qui expliquait qu’ils se comportaient parfois à l’inverse de ce que la théorie prédisait. Freud était alors toujours gagnant, quels que soient les faits : si ceux-ci confirmaient la théorie, c’était bon, sinon c’était dû à la résistance inconsciente des patients, « prédite », elle aussi par la théorie. Ce n’est pas très différent de l’attitude des médiums qui expliquent l’échec des expériences contrôlées destinées à évaluer leurs pouvoirs prétendus en invoquant un effet négatif sur l’« énergie psy » dû à la proximité de sceptiques.

Boudry et Buekens notent aussi que des critiques comme Cioffi et d’autres ont montré qu’il est clairement impossible de définir une théorie orthodoxe ou standard de la psychanalyse qui ne serait pas une « stratégie d’immunisation » bâtie pour transformer des preuves négatives en soutien des prétentions des psychanalystes. Là encore, cela est typique des partisans des pseudosciences, de la parapsychologie aux OVNI, en passant par le créationnisme et l’astrologie.

La conclusion de Boudry et Bueckens est que les critiques de la psychanalyse ont mis en évidence le fait que cette théorie est, en effet, une construction sociale des psychanalystes eux-mêmes. Il n’y a pas de faits ou d’éléments à découvrir sur le fonctionnement du paysage mental de type freudien, car l’idée même d’un tel paysage freudien est une invention (très élastique) issue de l’imagination de Freud et de ses collègues. Le commentaire de Collins sur des théories non contraintes par le monde réel, absurdes dans le cas de la science du monde naturel, s’adapte fort bien à la psychanalyse et à toute autre pseudoscience.

Mais, objectera-t-on, la psychanalyse a fait des progrès. Par exemple, le concept freudien de l’envie de pénis fut graduellement abandonné pendant la seconde moitié du vingtième siècle, pour être remplacé par de nouveaux concepts comme « l’envie de seins » ou « l’envie de vagin » (je ne me paie pas votre tête) dans de nombreuses écoles de psychanalyse. Comme Boudry et Buekens le montrent, ce changement n’est en rien comparable avec, par exemple, la transition de la physique newtonienne vers la physique relativiste. Ce n’était pas le résultat de nouvelles découvertes empiriques ou de considérations théoriques, mais plus clairement le résultat d’un changement culturel.

Il est plaisant de voir que certains psychanalystes ont eux-mêmes adhéré au constructivisme social, peut-être (inconsciemment ?) en réalisant que la doctrine sociologique, étendue à la science réelle, fournirait un excellent bouclier à la respectabilité de leurs spéculations (eh ! les scientifiques font bien pareil !). En fin de compte, les sociologues constructivistes de la science feraient bien mieux d’utiliser leurs outils à propos des pseudosciences, reconnaissant ainsi que la science est un animal d’un genre très différent, pour lequel le monde réel apporte une bonne partie de la « contrainte ».

La nature biologique est tout sauf une norme morale et politique

« Dans la nature réelle, celle des scientifiques, les faibles, les malades et les handicapés sont balayés par la sélection naturelle. Les « gros poissons mangent les petits », dit déjà Spinoza. Du reste, rien n’est plus naturel que les microbes, le virus de la grippe ou le tsunami qui dévaste Haïti. Tout l’honneur, non seulement de la politique moderne, mais de la médecine avec elle, se situe dans une lutte acharnée contre la loi naturelle de la sélection. Nos systèmes de protection sociale, par exemple, sont de part en part antinaturels, construits contre l’élimination des faibles. En quoi la nature biologique est tout sauf une norme morale et politique. Il y a parfois du bon en elle, mais c’est à nous d’en décider, de faire le tri et de choisir ce que nous voulons en garder ou en rejeter. »

Luc Ferry, Le Figaro du jeudi 14 février 2013

1 Le terme « relativisme cognitif » est aussi utilisé [NDT].