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Le fruit défendu

Publié en ligne le 27 novembre 2012
Le fruit défendu
Pour une éthique laïque

Paul Kurtz
H&O éditions, 2011, 384 pages, 23 €

Ce gros ouvrage 1 est une somme de l’essentiel de la philosophie militante de son auteur. Paul Kurtz, né en 1925, est professeur (émérite) de philosophie à l’Université de Buffalo (dans l’état de New-York, États-Unis), où il a accompli l’essentiel de sa carrière. Parallèlement à son activité universitaire, et bien qu’il soit difficile de séparer en lui le penseur, l’enseignant et l’homme d’action, il a créé, orienté, dirigé ou présidé de nombreuses associations et organismes. Il fut en quelque sorte le souverain d’un véritable empire, dont il a laissé maintenant (mai 2010) toute la (les) direction(s) à ses nombreux disciples en humanisme.

Un humanisme laïque

Le présent ouvrage, ai-je dit, est une somme de la pensée de Kurtz en ce qui concerne le « secular humanism ». Ces mots appellent une exégèse, car le concept de laïcité (« à la française » !) est difficile à traduire en américain. Le titre de l’ouvrage, en anglais, a parlé d’abord d’« humanisme », puis de « sécularisme », dont l’« éthique » est commentée par Kurtz. Le mot de « sécularisme » est sans doute le plus proche de celui de « laïcité », au sens de la loi de 1905. Mais est-ce bien en ce sens que Kurtz l’utilise ? En fait, à le lire, on a plutôt l’impression d’une défense de l’athéisme et d’une mise en garde contre les excès des religions, tout à fait en dehors, ou en sus, de la place éventuelle de l’État dans leur exercice. Il est clair que les USA sont un État laïque dans la mesure où la liberté de conscience y est générale ; mais l’État américain est-il laïque au sens français, alors que les collectivités des USA ont, sur tout, un point de vue éminemment religieux et qu’une certaine suspicion officielle s’attache aux personnes qui sont sans religion, comme on pouvait brocarder, jadis, en France, une « école sans Dieu » ?

L’ouvrage est trop important pour que nous puissions en analyser chaque aspect. Sa première partie oppose l’échec de la morale théiste à l’investigation éthique. Dans sa seconde partie, Kurtz passe en revue diverses notions se rapportant à l’éthique de l’individu : la décence morale élémentaire, l’éthique de l’excellence, le problème des responsabilités et l’éducation du caractère et de la cognition. Une troisième partie évoque les problèmes des États : respect des droits de l’Homme (et quels sont-ils), respect de la vie privée (où en mettre les limites). La quatrième partie, presque uniquement philosophique, évoque « l’arbre de vie », un autre arbre du jardin d’Éden que celui de la connaissance. « Chacun peut s’abreuver aux sources de joies gratifiantes qu’offre la vie ». La morale de Paul Kurtz est profondément hédoniste.

Mais il est amusant de voir le rationaliste qu’est Paul Kurtz recourir souvent aux métaphores bibliques !

Laïcité et modernité

Je me limiterai à commenter le prologue (« Pour une éthique laïque ») et l’introduction (« La vie hors du jardin d’Eden »).

Kurtz commence par réfuter les critiques des religieux (des « religieux conservateurs » en tout cas) contre une éthique laïque qui « ne repose pas sur des fondements théologiques » et qui « réduit toutes les valeurs et les principes moraux à une forme de "relativisme" »… ; « une éthique sans Dieu », pour ces religieux, cela n’est pas possible. Tout d’abord « laïcité » est, pour Kurtz, pratiquement synonyme de « modernité » ; la laïcité aurait pour lui « contribué de manière significative à l’amélioration de l’humanité ». J’avoue que l’assimilation laïcité-modernité m’embarrasse ; il existe des formes de modernité dans la religion ; il existe des formes d’immobilisme dans la laïcité… Dans certaines formes de religion, dans certaines formes de laïcité en tout cas. Je suis certainement d’accord avec Kurtz dans sa vision laïque, mais c’est la laïcité selon Kurtz. D’ailleurs Kurtz se contredit lui-même ; dans son attaque contre certaines positions philosophiques, il descend en flèche le post-modernisme, la « philosophie » de ces « poètes existentialistes et postmodernes » qui « quant à eux, n’ont pas non plus cru qu’une éthique prônant l’amélioration de la société fût rationnellement justifiable, et ce surtout après l’effondrement du marxisme ». Mais où est la laïcité, dans cette controverse ?... Il s’agit d’un autre combat, tout aussi justifié d’ailleurs mais différent. Il existe des philosophes post-modernes qui assument une défense de la laïcité… Il existe, même en France, des partis ultra-réactionnaires qui en font autant. Le sens du mot est donc bien plus vaste, selon Kurtz que celui qu’en France nous défendons et qui est plus politique, celui d’un mode de société qui n’a pas grand-chose à voir avec la morale individuelle. J’avoue que je suis assez tenté d’étendre la signification du mot au sens que lui donne Kurtz, dans la mesure où j’adhère à cette forme de laïcité étendue à l’individuel. Mais il faut être conscient de cette extension.

Laïcité et universalité

Quoi qu’il en soit, Kurtz note avec raison que les religions ne peuvent établir une morale de valeur absolue : les Commandements de la Bible, ceux du Nouveau Testament, ceux du Coran se contredisent beaucoup, sans parler des religions polythéistes ou du bouddhisme. De même les sanctions des écarts à la morale, prônées par telle religion, sont contraires à celles prônées par telle autre religion. Ces textes sacrés ont été écrits de toute évidence dans un souci de prosélytisme juif, chrétien ou islamique. Et, « si les fondements de la religion reposent sur des révélations qui... apparaissent très contestables, que dire en général d’une pratique consistant à bâtir des principes moraux sur de tels sables mouvants ? ». Face à cette pratique, Kurtz montre que l’on peut construire des principes moraux et des valeurs éthiques complètement indépendants de toute source surnaturelle ancienne, des principes et des valeurs laïques 2. Pour Kurtz, « la religion est une création de l’imagination des hommes ». Pour lui, « les hommes devraient tenter de vivre pleinement hors de l’illusion de l’immortalité »... et « des havres surnaturels ». Partant de ce constat, Kurtz élabore le principe de l’« eupraxosophie » (« sagesse de la bonne pratique »), une forme d’éthique fondée sur une perspective naturaliste. Il s’agit d’un naturalisme scientifique, méthodologique, athée. On retrouve chez Kurtz des accents épicuriens ! Le constat que « les principes et les valeurs éthiques ont, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, accédé à une dimension planétaire » est aujourd’hui essentiel. Il nous faut des principes de tolérance. Il faut cultiver « l’évaluation altruiste des besoins d’autrui » ainsi que « le souci de la justice sociale et du bien commun ». « Cette nouvelle morale est laïque, et peut se justifier à la fois par l’expérience et la raison ». Il faut « donner à nos devoirs éthiques – issus de nos propres groupes... – une portée planétaire ».

Conclusion

Ai-je dit que l’ouvrage est trop volumineux ? Je le crois en effet. C’est ce qu’on peut lui reprocher ; car les arguments de l’auteur pour une morale sans Dieu, sans religion, sont simples, directs. Était-il nécessaire de s’étendre si longuement en des discussions subtiles et en des redites fréquentes ? Je ne le crois pas. L’étendue du livre est sans doute adaptée au public universitaire américain, pour lequel les idées de Kurtz sont des arguments importants et, sinon nouveaux, du moins dont l’accent est presque incongru outre-Atlantique ; mais pour le public français, acquis à la laïcité, un pamphlet plus court eut sans doute eu plus de portée sur des lecteurs qui ne lisent pas les journaux patronnés par Kurtz. Mais qu’importe ! Ne boudons pas notre plaisir à lire ces réflexions saines, à l’appui d’un combat que nous partageons. Après tout, élément essentiel de la philosophie de Paul Kurtz, vive la Vie !

Paul KURTZ

Il a fondé, avec notamment Carl Sagan, Isaac Asimov, Martin Gardner, James Randi (1976) le Committee for the Scientific Investigation of Claims Of the Paranormal (CSICOP), comme une suite logique au débat qui a opposé le Comité Belge pour l’Investigation Scientifique des Phénomènes Réputés Paranormaux (dit Comité Para créé - dès 1948 ! - par Paul Lévy et dont Jean Dommanget a été longtemps le président) à Michel Gauquelin, à propos de son étude sur l’effet Mars. Dans la foulée, et comme une suite à l’action menée en France dans ce domaine, d’abord par l’Union Rationaliste depuis 1930, puis, plus spécifiquement, par Michel Rouzé, fondateur (en 1968) de notre AFIS, nous avons aussi créé (1982) le Comité Français pour l’Etude des Phénomènes Paranormaux (CFEPP), puis avec l’aide matérielle du CSICOP, publié un ouvrage sur l’Effet Mars (Ed. Prometheus Books, 1996). En 2006, le CSICOP change de nom et devient le Committee for Skeptical Inquiry (CSI) afin de souligner que le groupe ne s’intéresse pas uniquement au paranormal, mais aussi aux pseudo-sciences, aux théories post-modernes ou encore au créationnisme. On comprend donc l’attachement que nous pouvons avoir, à l’AFIS, pour les idées humanistes de Paul Kurtz, assez proches des nôtres. Dans le même esprit, Paul Kurtz a fondé encore le Council for secular Humanism, et, en 1991, le Center for Inquiry, qui occupe à Buffalo un bâtiment neuf construit pour lui et qui a essaimé en une quarantaine de Centres dans le monde. Kurtz est aussi le fondateur de l’Académie Internationale d’Humanisme. Il a présidé l’Union Internationale Humaniste et Laïque (IHEU : International Humanist and Ethical Union, son nom anglais original). Aux côtés de ces diverses organisations, deux journaux, Free Inquiry et, plus populaire, The Skeptical Inquirer, sont édités, comme de nombreux autres ouvrages, par la maison d’édition fondée par Paul Kurtz, Prometheus Books.

1 Traduction de l’anglais Forbidden Fruit. The Ethics of humanism (1988) ; titre modifié en 2008 : Forbidden Fruit. The Ethics of secularism, Prometheus Books.

2 Je dois noter ici une ambiguïté de traduction, symptôme malheureux d’une confusion fréquente entre les mots laïque et laïc. Ce dernier mot devrait désigner uniquement une personne ayant, au sein d’une religion, un rôle non sacerdotal d’assistance aux fidèles.