L’universalisme et la « théorie des savoirs situés » en sociologie
Publié en ligne le 15 mai 2025 - Sociologie -
L’élection de Joe Biden en 2020 a été un événement politique important aux États-Unis parce qu’il faisait suite à la présidence de Donald Trump qui avait fait couler beaucoup d’encre et s’est terminée par la lamentable invasion du Capitole. Pourtant, le 20 janvier 2021, jour de son investiture, une jeune poétesse de 22 ans, Amanda Gorman, lui vole la vedette. Son poème, The Hill We Climb, qu’elle lit devant un parterre conquis, fait le tour de la planète à la faveur des réseaux sociaux. Sentant l’aubaine, de nombreux éditeurs souhaitent le publier et la question de la traduction se pose donc. C’est par les Pays-Bas que le scandale éclate quand la traduction est confiée à Marieke Lucas Rijneveld, auteur néerlandais(e) qui se revendique non binaire, lauréat(e) du prestigieux International Booker Prize en 2020. Seulement voilà, elle est blanche et Amanda Gorman est noire. À peine Marieke Lucas Rijneveld a-t-elle l’imprudence de s’en réjouir sur les réseaux sociaux que la polémique, toujours prompte à s’épanouir dans les univers numériques, tue le projet dans l’œuf. Le 25 février, le brasier devient un incendie qui enflamme jusqu’aux journaux papier et notamment les pages du Volkskrant, où Janice Deul, journaliste et militante néerlandaise noire, se scandalise de ce choix [1]. Il n’en faut pas plus pour que Marieke Lucas Rijneveld, contrite, annonce qu’elle comprend les reproches qu’on lui adresse et renonce à cette traduction… alors même qu’Amanda Gorman elle-même avait pourtant donné son aval pour ce choix [2] ! Un seul aspect de la question sera traité ici : est-il possible de traduire quelqu’un sans partager toutes les variables qui font son identité ? En l’occurrence, faut-il être noir pour comprendre et traduire, sans dénaturer ses écrits, un auteur noir ? Peut-on pénétrer et comprendre, dans le sens fort du terme, l’univers mental d’autrui sans avoir vécu exactement les mêmes expériences que lui ? C’est une question essentielle. D’une part, parce qu’elle ouvre celle de la cohabitation dans un même espace d’individus n’ayant pas la même identité : peuvent-ils se comprendre et vivre ensemble ? D’autre part, parce qu’elle met en cause, d’une certaine façon, la possibilité même d’une science sociale qui invite le chercheur à reconstruire l’univers mental des acteurs sociaux pour comprendre les phénomènes collectifs qu’ils produisent : l’exercice est-il seulement possible ?
La compréhension de l’autre est-elle universelle ?
Nous sommes, le plus souvent, capables de comprendre le sens que nos concitoyens confèrent aux actions qu’ils produisent. Ainsi, nous comprenons, par exemple, pourquoi tel individu s’est fâché dans telle ou telle circonstance. Nous pouvons même supposer que cette colère est porteuse de sens sans en connaître les raisons exactes. Cette disposition à comprendre les actions d’autrui est une caractéristique cérébrale typique de l’espèce humaine (mais qui a été mise en évidence chez d’autres espèces, les primates par exemple [3]). Les neuroscientifiques Philip Decety et Jean Jackson précisent [4] : « Au cours des cinq à huit millions d’années qui se sont écoulées depuis la divergence entre la lignée des hominidés et celle des chimpanzés, nos plus proches parents, l’une des évolutions importantes qui caractérise l’Homme est la forte augmentation du volume du cerveau. Cette augmentation concerne surtout les régions qui jouent justement un rôle important dans les mécanismes qui nous permettent de comprendre que nous avons, ainsi que les autres personnes, des états mentaux à l’origine de nos comportements. »

Boccioni est l’un des représentants les plus importants du style « futuriste » italien, qui s’attache à représenter la modernité du jeune XXes. à travers le dynamisme du mouvement. Son triptyque "Les États d’âme" s’efforce aussi de dépeindre les aspects psychologiques du drame et de l’émotion du voyage moderne.
Nous serions donc capables de ressentir le point de vue de l’autre pour comprendre et prédire ses conduites. Certaines zones du cerveau sont impliquées dans cette compétence compréhensive [5, 6].
Sans cette compétence, nous serions tout simplement incapables de vivre les uns avec les autres. C’est une chose dont nous faisons l’expérience régulièrement, par exemple lorsque nous nous aventurons à fréquenter des œuvres dont l’univers culturel peut être très éloigné du nôtre. N’est-il pas vrai que nous pouvons voir un film chinois ou un film iranien en ressentant à la fois cette impression d’exotisme qui atteste de notre distance culturelle et, en même temps, comprendre les éléments principaux des émotions, des intrigues et de ce qui se noue de fondamentalement humain dans la narration qui nous est proposée ?
Cette expérience ordinaire devrait nous rappeler qu’en général il y a toujours assez d’humanité dans une œuvre, malgré nos différences culturelles, pour que nous puissions la comprendre.
Il arrive pourtant que cette capacité à comprendre, même au-delà des différences culturelles, se grippe : la compréhension d’autrui n’est pas toujours spontanée.
Elle peut être, en quelque sorte, inhibée dans certaines situations. Dès lors, nous ne parvenons plus à comprendre autrui et le soupçonnons d’être animé par une forme d’irrationalité. En d’autres termes, nous interprétons ses actions comme la conséquence de causes, et non de raisons. C’est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit de rendre compte d’actions et de croyances qui sont inspirées par des systèmes de représentation auxquels nous n’adhérons pas ou qui conduisent les individus à produire des actions que nous n’approuvons pas. C’est pour pallier cette défaillance de nos capacités à comprendre autrui qu’une certaine tradition des sciences sociales suggère que le travail du sociologue consiste toujours à reconstruire l’univers mental des individus qui produisent les phénomènes sociaux qui sont l’objet de son intérêt scientifique.
Comprendre les raisons d’agir
Cette tradition intellectuelle a mis au centre de sa méthode cette capacité universelle à comprendre les intentions et les raisons de l’autre. Elle considère que l’individu, animé d’une intention subjective, est le niveau de réflexion adéquat de l’analyse sociologique là où d’autres préfèreront le groupe ou « la société ». Elle a trouvé, sous la plume de Max Weber, une expression solide. Le sociologue allemand plaçait, au cœur même de la définition de la sociologie, le fonctionnement idéaltypique de la rationalité humaine. Dans un passage, souvent cité, il décrit cette discipline comme « une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets. Nous entendons par “activité” un comportement humain […], quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif » [7].
Cette acception de la sociologie propose de considérer l’intention subjective comme un moteur fondamental de l’action individuelle et, de ce fait, des phénomènes collectifs qui intéressent les sciences sociales.
Cette intention subjective présuppose l’existence d’une unité décisionnelle, globalement cohérente. C’est un point fondamental car il s’agit du plus petit dénominateur commun de toute méthode visant à la compréhension des raisons d’agir. Ce plus petit dénominateur est décrit par le sociologue Raymond Boudon [8] comme fondé sur trois postulats. Le premier est celui d’individualisme qui affirme que les individus sont les seuls substrats possibles de l’action. Le deuxième postulat, celui de la compréhension, affirme que toute activité mentale, qu’elle se traduise ou non en action, peut être comprise, c’est-à-dire que le sens qu’elle véhicule n’est jamais hors de portée d’un observateur. Le troisième postulat, celui de la rationalité, affirme que les conduites individuelles peuvent être décrites la plupart du temps par des raisons, quand bien même celles-ci ne seraient pas toujours clairement perçues par les acteurs eux-mêmes.
Bien entendu, ce programme scientifique qui cherche à comprendre les phénomènes sociaux en découvrant les raisons de ceux qui les produisent n’implique pas du tout d’être en accord avec eux. En d’autres termes, ce n’est pas parce que l’on cherche les raisons que les individus ont d’agir qu’on leur donne raison.
Cette conception de la rationalité implique en revanche une forme d’universalité de la pensée humaine. On trouverait sans peine de nombreux extraits issus des textes de Boudon ou Weber où cette universalité est revendiquée par-delà le temps et la culture des Hommes, comme chacun sait : « Point besoin d’être César pour comprendre César. »
C’est à ce point fondamental que nous ramène l’affaire de la traduction de l’auteure Amanda Gorman. La question est de savoir s’il existe un socle cognitif commun à l’humanité pour justifier, par exemple, qu’un individu en traduise un autre, qu’il puisse donc s’imprégner de son univers poétique, sans partager toutes les variables de son identité. Et, au-delà de cette affaire, est-il fondé de supposer l’existence d’un tel socle universel lorsqu’il s’agit de comprendre autrui dans le sens wébérien du terme ?
La théorie des « savoirs situés »
Une approche épistémologique que l’on appelle la « théorie des savoirs situés » (standpoint theory en anglais) permet de revisiter une telle proposition. On pourrait sans doute remonter dans l’histoire des idées pour trouver quelques précurseurs à cette théorie mais – suivant ici les sages conseils de Canguilhem 1 [9] – je me contenterai de faire démarrer cette approche épistémologique avec les écrits des philosophes Sandra Harding et Donna Haraway dans les années 1980 [10, 11]. L’une et l’autre sont des universitaires états-uniennes, militantes féministes, et s’entendent sur le fait de rappeler – ce qui pourrait paraître une banalité à la hauteur de l’histoire des idées, au moins depuis Emmanuel Kant – que le sujet connaissant est impliqué dans le processus de connaissance avec ses a priori et ses caractéristiques personnelles. En d’autres termes, l’individu perçoit et comprend le monde au croisement d’expériences sociales et politiques qui forme un « point de vue ». Ces deux auteures ont raison d’insister sur ce point, mais elles le font en focalisant leur attention sur certaines variables plutôt que d’autres qui seraient de nature à affecter le rapport méthodique que nous pouvons avoir au réel.
Parmi ces variables, celle de genre ou de perception de la race leur paraît primordiale. En effet, être porteur de l’une ou de l’autre de ces variables (ou des deux) ferait voir des choses – et notamment la réalité des dominations – que certains, parce qu’ils bénéficient de ces effets de domination, ne verraient pas. C’est un point intéressant qui fait penser, d’une certaine façon, aux réflexions du philosophe François Jullien [12]. Pour lui, lorsque les circonstances ou les efforts de l’esprit conduisent à créer une distance entre soi-même et son environnement, une forme de conscience plus claire émerge, favorisant une intelligence supérieure des événements.

Pour en revenir à la théorie des savoirs situés, les dominants ne verraient donc pas ce que les opprimés voient parce que le résultat de ces oppressions leur paraîtrait normal. Le fait d’être porteur de certaines variables prédirait cette puissance du regard. Ces deux auteurs et ceux qui les ont suivis (ils sont nombreux mais on peut citer par exemple Patricia Hill Collins, Adrienne Rich ou Elsa Dorlin [13, 14, 15]) vont bien plus loin. L’idée qui les fédère – et qui me paraît inquiétante épistémologiquement en ce qu’elle menace l’unité et peut-être la possibilité même d’une sociologie – est qu’il s’agit in fine de substituer à toute approche méthodologique et universelle l’expérience des individus. L’essayiste et poétesse américaine Adrienne Rich, par exemple, évoque l’idée de « Politics of location » et d’une connaissance qui s’enracinerait dans l’expérience corporelle des femmes comme la grossesse, le viol, l’hétérosexualité contrainte… [14].
En insistant sur la position unique de chaque observateur du réel, ces auteurs cherchent à substituer à l’universalisme d’un énoncé visé par la science, le caractère inaccessible de l’expérience propre à chaque individu. Les défenseurs de la théorie des savoirs situés considèrent même, comme le fait Donna Haraway [16], que toute forme de connaissance prétendant à l’universalisme dissimule bien souvent un discours masculin, blanc et hétérosexuel. Une épistémologie fondée sur la raison ou la rationalité doit être répudiée, pour une philosophe comme Sally Haslanger, car elle est aussi un élément de culture de la domination [17]. Ces réflexions aboutissent, peu ou prou, à l’idée qu’il faudrait sortir de l’illusion universaliste d’une hiérarchie des savoirs fondée sur l’objectivité. Dès lors, et c’est le cas notamment pour Sandra Harding, on peut imaginer la production de sciences attachées à des groupes identitaires sans chercher à unifier la connaissance. Cette connaissance morcelée en autant de particularités qu’on peut en trouver aboutirait à une forme d’objectivité supérieure [16].
Si l’on pousse jusqu’au terme cette logique, et en se rapportant à l’introduction de cet article : seul César peut comprendre César.
Tous les points de vue se valent-ils ?
On voit à quel point la théorie des savoirs situés est de nature non seulement à perturber les notions d’universalisme et de rationalité, mais encore à interdire une certaine pratique sociologique classique qui en découlait.
Pour autant, il ne faut pas lui faire un mauvais procès. D’abord, elle n’est pas, comme on pourrait le croire en première instance, une forme de relativisme, c’est-à-dire l’affirmation selon laquelle aucune description du monde réel ne peut prétendre en surpasser une autre. Ce n’est en particulier pas le cas d’Haraway qui considère que sa position est intermédiaire entre celle d’une forme d’objectivisme naïf (il serait possible de protéger les processus de connaissance de toutes formes de subjectivité) et le relativisme [18]. Pour des auteurs comme Sandra Harding, Donna Haraway ou Patricia Hill Collins, les connaissances produites par les minorités opprimées relèveraient d’une objectivité plus forte (« strong objectivity »).
Certains pourraient considérer que c’est pire puisque, non seulement les sciences et la rationalité se voient mises en examen systématiquement, mais, en plus, on décrète que les modèles intellectuels qu’elles proposent auraient moins de valeur que les savoirs produits par les expériences individuelles, en particulier lorsqu’elles se rattachent à des communautés qu’on dit dominées. En réalité, partant de cette situation, le dialogue est paradoxalement plus aisé qu’avec les tenants d’un relativisme absolu (sur ce point, voir [16]). On peut, par exemple, faire remarquer qu’il y a une forme d’autocontradiction dans les propositions de la théorie des savoirs situés. Celle-ci répudie, on l’a vu, la notion d’objectivité et de normes de rationalité.
Or affirmer qu’on peut hiérarchiser les modèles intellectuels (en faveur du point de vue féministe par exemple) revient à accepter l’existence d’une norme universelle du jugement à partir de laquelle on peut établir cette hiérarchie. Sinon vous vous heurtez à l’objection que votre savoir, votre hiérarchisation, ne sera supérieur que pour vous-même et les personnes qui voudront bien partager votre point de vue. Si vous vous interrogez sérieusement sur les raisons qui vous font penser que votre système de représentation est fondé sur une objectivité plus forte, vous retomberez bien vite sur des normes d’appréciation que l’on connaît et accepte en pratiquant la pensée méthodique, celle qui caractérise ordinairement la pratique de la science.
Sachant que ce type d’argument convainc rarement les idéologues, on peut essayer de situer un peu mieux les critiques de l’épistémologie du point de vue en les rapportant aux procédés conventionnels de vigilance cognitive.
Les limites qui pèsent sur la rationalité
Les catégories sociales d’appartenance
En effet, les limites qui pèsent sur la rationalité peuvent bien entendu ressortir des variables culturelles dont nous sommes porteurs. Il est évident qu’elles peuvent biaiser nos points de vue et nous font non seulement interpréter certaines données du réel, mais aussi accéder à certaines données plutôt qu’à d’autres comme y insiste Haraway.

Les psychologues Bruner et Goodman faisaient jouer des enfants avec des pièces de monnaie pour mesurer leur rationalité ; le peintre Chardin, lui, aimait à saisir la concentration des enfants dans diverses scènes de jeu comme la toupie ou les châteaux de cartes. Ce genre était aussi très prisé chez les Flamands du XVIIes.
Pour autant, ces biais représentationnels ne relèvent pas que du genre ou de la racisation des individus. Ainsi, l’appartenance à des catégories sociales, par exemple, peut altérer la perception de certaines réalités. Prenons une illustration célèbre : les psychologues Jerome Bruner et Cecile Goodman ont demandé à des enfants d’évaluer la taille de pièces de monnaies et de rondelles de carton [19]. Celle des premières était surévaluée par rapport aux secondes. La valeur de la pièce de monnaie la faisait percevoir comme plus grosse que des rondelles de carton ayant pourtant strictement la même taille. Cette surestimation était encore renforcée chez les enfants issus de milieux modestes, par rapport aux enfants issus de milieux aisés. Les premiers étaient plus enclins que les seconds à céder à cette illusion.
Notre perception limitée dans le temps et l’espace
Mais s’en tenir aux seules variables représentationnelles n’est pas suffisant. Le jugement de l’individu est aussi lié à un univers informationnel limité dans le temps et dans l’espace (ce sont les conditions dimensionnelles de la rationalité humaine). La limite spatiale qui pèse sur notre jugement est la plus aisée à concevoir. Il s’agit d’une condition commune à l’humanité parce que l’information qui est traitée par notre cerveau nous parvient avec les limites de nos sens et que nous n’avons le plus souvent accès par notre expérience qu’à un échantillon du réel limité à partir duquel nous conjecturons. Il faudrait y ajouter les limites temporelles qui pèsent sur la rationalité car nous avons souvent à juger au présent de situations futures et notre recours au passé, c’est-à-dire à l’expérience qui est si chère aux tenants de la théorie des savoirs situés, ne peut se faire que par le tamis d’une reconstruction mémorielle qui est loin d’être un outil toujours objectif, nous allons le voir.
Les biais cognitifs
La troisième grande limite qui pèse sur notre rationalité et qui nécessite un travail de reconstruction méthodique est celle qui a trait à notre cognition et aux défaillances de certaines de nos inférences. Nos idées fausses sont parfois la conséquence du fonctionnement « normal » de notre esprit. Ce fonctionnement, qui n’est pas perceptible sans un effort particulier, repose sur des procédures mentales que nous utilisons avec une telle habitude qu’elles deviennent presque des routines. Si nous les mobilisons aussi fréquemment, c’est qu’elles nous rendent de précieux services et proposent des solutions souvent acceptables à nos problèmes. Beaucoup de nos erreurs viennent de la confiance excessive que nous accordons à ces routines mentales, c’est pourquoi elles ne nous semblent pas totalement déraisonnables, même lorsque les conséquences qu’elles engendrent s’avèrent cocasses ou dramatiques. La vie quotidienne nous confronte à des situations dont la complexité excède, sur le court terme, nos capacités cognitives. Nous pouvons alors céder à des raisonnements fallacieux intuitivement satisfaisants, mais qui conduisent à des idées fausses. La littérature a beaucoup étudié ces erreurs de notre raisonnement ordinaire en les nommant biais cognitifs ou heuristiques [20].
Pour un approfondissement concernant ces trois limites de la rationalité, on pourra se reporter à [21, 22, 23].

L’Uruguayen Torres García fut un artiste et théoricien de l’art influent, qui développa entre autres le concept pictural du « constructivisme universel ». Inspiré par divers mouvements d’avant-garde, il chercha à intégrer à son œuvre des pictogrammes universels, potentiellement compris par chaque individu d’où qu’il vienne dans le monde.
Un impensé de la théorie des savoirs situés
C’est sans doute à la lumière de la dernière catégorie (les biais cognitifs) que les arguments de la théorie des savoirs situés font le mieux voir leur insuffisance. On se rappelle que, pour ses défenseurs, il s’agit de substituer l’expérience des individus discriminés aux observations prétendument objectives d’une science genrée et crypto-coloniale. Cependant, on ne trouve sous la plume d’aucun d’entre eux une analyse sérieuse des biais de mémorisation qui pourraient affecter le recours à cette expérience supposée fondée sur une objectivité forte. Ainsi, la littérature montre que les premières expériences rencontrées auront tendance à être surévaluées par les individus – c’est le biais de primauté [24] –, et il en va de même pour les dernières – c’est le biais de récence [25]. On sait encore que notre jugement (par exemple lorsqu’il cherche à établir le nombre de fois où nous nous sommes sentis dominés) est susceptible de céder au biais de disponibilité. Il s’agit de la tendance à estimer une probabilité ou une fréquence à partir de la facilité avec laquelle on retrouve de mémoire des exemples qui, par leur type, viennent illustrer l’événement qui est objet de notre estimation. Ce dérapage peut s’opérer selon deux modes. D’une part, il peut relever de la complexité d’un problème et de la facilité concomitante de générer un certain nombre d’exemples qui s’offrent comme solution. D’autre part, il peut être la conséquence de ce que les exemples qui sont générés ne sont pas neutres affectivement et l’on comprend, dès lors, que les croyances motivationnelles favorisent spécialement ce type de biais [26]. On pourrait ajouter encore le biais rétrospectif [27] et quelques autres qui affectent notablement le jugement lorsqu’il prétend s’adosser à l’expérience des individus.
Conclusion
Pour résumer donc, d’une part, la théorie des savoirs situés insiste, sans le justifier méthodiquement, sur la prééminence que certaines variables individuelles auraient sur d’autres pour établir une connaissance plus objective. D’autre part, elle ignore superbement que si les variables sociales dont sont porteurs les individus peuvent, dans certains cas, les conduire à accéder plus facilement à certaines des données, ces dernières n’ont aucune raison de présenter un échantillonnage du réel plus représentatif.
On n’y trouve aucune réflexion sérieuse pour mettre en examen l’idée que les faits observés à partir de la position d’un « dominé » passent peut-être plus inaperçus aux yeux d’un « dominant », mais qu’ils ne peuvent prétendre pour autant, sans autre forme d’analyse, être un échantillon représentatif du réel. Comment évaluer que ces faits ne passent pas par le tamis du biais de disponibilité par exemple ?
Par conséquent, cet argument du regard qui voit mieux certaines choses, s’il est recevable par hypothèse, ne dédouane pas ceux qui en bénéficient de la rigueur habituelle de ceux qui ambitionnent de faire de la science. On peut même craindre l’inverse : le décret qui conduit certains à penser qu’ils voient mieux a priori que les autres, grâce à leur « expérience incommunicable » (il faudrait être César pour comprendre César), les rendra moins à même d’interroger les processus de sélection des données. C’est vrai en particulier si ce processus s’emboîte avec des récits idéologiques (qui sont d’autres variables qui ressortent des limites culturelles de la rationalité). On peut donc prédire qu’avec cet a priori de la théorie des savoirs situés, il y a des chances de voir baisser la vigilance épistémique qui est la base même de la constitution de la science et ouvrir grande la porte à des croyances que la littérature nomme « motivationnelles » [28], c’est-à-dire la volonté de plier la catégorie du vrai à l’idée que l’on se fait du bien en l’occurrence.
Les propositions de la théorie des savoirs situés paraissent largement inachevées. Il n’y a pas lieu de les moquer pour autant car les intentions épistémiques qu’elles manifestent sont stimulantes. Pourtant, les conclusions auxquelles elles aboutissent, en matière de remise en question d’universalisme et d’objectivité, sont démesurées. Elles oublient un élément essentiel : la constitution de la science est d’essence collective. Ainsi, pour n’en prendre qu’un exemple, si la théorie de Pasteur s’est imposée finalement sur les considérations de Pouchet concernant la génération spontanée, ce n’est pas parce que le premier possédait des réseaux plus puissants ou était positionné dans une structure sociale qui lui était favorable, comme ont essayé de le défendre certains [29] (voir une des réponses cinglantes apportées : [30]). Si ce point de vue s’est imposé, c’est parce qu’il avait des arguments supérieurs et que ceux-ci ont été évalués au tamis du temps et de communautés de pairs qui ont pu en juger en exfiltrant la structure argumentative de Pasteur des caractéristiques individuelles dont il était porteur. Les processus de recherche aboutissent à des énoncés dont certains deviendront des connaissances.
Ce que font ces processus sociaux, c’est hiérarchiser des propositions prétendant décrire le monde en fonction des tests que leur impose la pensée méthodique qui, elle aussi, a donné lieu à un processus long de sélection collective. Ces processus ont pour conséquence d’exfiltrer les modèles intellectuels des caractéristiques individuelles de ceux qui les ont produits.
Il n’y a pas de contradiction à admettre qu’il existe un point de vue « situé dans l’espace de la science » et que cette réalité est parfaitement dépassable. Ce serait une terrible régression que d’assujettir le processus de connaissance à l’expérience subjective des individus comme nous y invitent certains tenants de la théorie des savoirs situés. De la même façon, la tradition compréhensive en sociologie (celle qui considère que les phénomènes sociaux sont produits par des individus – qui n’ont pas forcément conscience de les produire – qui poursuivent des buts et sont animés par des représentations que le sociologue doit reconstruire par méthode) ne doit pas renoncer à produire des modèles de compréhension du social qui postule une forme d’universalité dans la cognition humaine. Elle retiendra cependant, comme y invitent Haraway et les autres, que certains acteurs, par la position qu’ils occupent dans le monde social et par les variables qui les caractérisent, sont porteurs d’une expérience qu’il s’agit de recueillir. Pour cette raison, cette tradition compréhensive en sociologie aura intérêt à adjoindre à ses analyses corrélationnelles une approche qualitative du discours des acteurs sociaux. Cela tombe bien car c’est ce qu’elle a toujours fait.
1 | Deul J, « Une personne blanche pour traduire Amanda Gorman : incompréhensible », Slate, 7 avril 2021.
2 | Grofuhé M, « Une personne blanche renonce à traduire l’œuvre d’Amanda Gorman », La Presse, 1er mars 2021. Sur lapresse.ca
3 | Muséum national d’histoire naturelle, « Quelles sont les capacités et compétences des animaux ? ». Sur mnhn.fr
4 | Decety J, Jackson PL, « Le sens des autres », La Recherche, 2008, 30 :64-8.
5 | Brunet E et al., “A PET investigation of the attribution of intentions with nonverbal task”, Neuro-Image, 2011, 11 :157-66.
6 | Frith U, “Mind blindness and the brain in autism”, Neuron, 2001, 32 :969-79.
7 | Weber M, Économie et société, Plon, 1921.
8 | Boudon R, Raison, bonnes raisons, PUF, 2003.
9 | Canguilhem G, Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1968.
10 | Harding SG, The science question in feminism, Open University Press, 1986.
11 | Haraway D, Primate visions : gender, race, and nature in the world of modern science, Routledge, 1989.
12 | Jullien F, Dé-coïncidence : d’où viennent l’art et l’existence ?, Grasset, 2017.
13 | Hill Collins P, Black feminist thought : knowledge, consciousness and the politics of empowerment, Routledge, 1990.
14 | Rich A, Blood, bread, and poetry : selected prose, 19791985, WW Norton Company, 1986.
15 | Dorlin E, Sexe, genre et sexualités : introduction aux philosophies féministes, PUF, 2008.
16 | Haraway D, “Situated knowledges : the science question in feminism and the privilege of partial perspective”, Feminist Studies, 1988, 14 :575-99.
17 | Haslanger S, Resisting Reality : social construction and social critique, Oxford University Press, 2012.
18 | Harding S et al., « Repenser l’épistémologie du positionnement : qu’est-ce que “l’objectivité forte” ? », in Philosophie féministe : patriarcat, savoir, justice, Vrin, 2021,129-89.
19 | Boudon R, Clavelin M, Le relativisme est-il résistible ?, PUF, 1994.
20 | Bruner J, Goodman C, “Value and need as organizing factors in perception”, The Journal of Abnormal and Social Psychology, 1947, 42 :33-44.
21 | Tversky A, Kahneman D, Judgment under uncertainty : heuristics and biaises, Cambridge University Press, 1989.
22 | Bronner G, L’Empire des croyances, PUF, 2003.
23 | Bronner G, « Pourquoi une sociologie compréhensive augmentée ? », L’Année sociologique, 2022, 2 :153-74.
24 | Asch SE,“Forming impressions of personality”, The Journal of Abnormal and Social Psychology, 1946, 41 :258-90.
25 | Drozda-Senkowska E, Les Pièges du raisonnement,Retz, 1997.
26 | Tversky A, Kahneman D, “Availability : a heuristic for judging frequency and probability”, Cognitive Psychology, 1973, 5 :20732.
27 | Fischhoff B, Beyth R, “I knew it would happen : remembered probabilities of once future things”, Organizational Behavior and Human Performance, 1975, 13 :1-16.
28 | Nisbett RE, Ross L, Human inference : strategies and shortcomings of social judgement, Prentice-Hall, 1980.
29 | Latour B, « Pasteur et Pouchet : hétérogenèse de l’histoire des sciences », in Éléments d’histoire des sciences, Bordas,1989, 423-45.
30 | Raynaud D, Sociologie des controverses scientifiques, PUF, 2003.
1 « C’est en cherchant à accréditer sa découverte dans le passé, faute momentanément de pouvoir le faire dans le présent, qu’un inventeur invente ses prédécesseurs. »
Publié dans le n° 351 de la revue
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L'auteur
Gérald Bronner

Gérald Bronner est professeur de sociologie à l’université de Paris-Diderot. Il est membre de l’Académie de médecine (…)
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