Accueil / Intrusions idéologiques en science : à propos de l’ouvrage Le Genre des sciences

Intrusions idéologiques en science : à propos de l’ouvrage Le Genre des sciences

Publié en ligne le 2 mai 2023 - Sociologie -

Les « études de genre » font l’objet de nombreuses controverses. Ce courant de pensée pluridisciplinaire apparu aux États-Unis dans les années 1960 s’est particulièrement développé en France au début des années 2000. De nombreuses équipes universitaires ont été créées dans les facultés de sciences humaines et sociales pour explorer ce qui n’est généralement pas affiché comme une discipline, mais comme « un vaste champ de recherche » [1]. Effectivement, on peinera à trouver une définition unique ou consensuelle. Un article publié en 2014 dans CNRS Le journal [2] présentait les études de genre comme visant à « interroger ce qui peut sembler naturel (lié à la biologie et au sexe physique) dans les différences entre hommes et femmes pour établir s’il ne s’agit pas plutôt de constructions sociales ».

La prudence et la précision devraient s’imposer pour éviter les disputes stériles sur un sujet aussi controversé et « plutôt que de rejeter en bloc une “théorie du genre” imaginaire, reconnaissons aux études de genre le mérite d’avoir contribué à distinguer ces concepts importants [sexe et genre]. Et méfions-nous des discours tendant à les amalgamer dans le but d’occulter soit la dimension biologique du sexe, soit la dimension sociale du genre » [3].

Notre propos n’est pas d’entrer dans une analyse d’un courant de pensée très multiforme où, justement, des termes importants comme « sexe » ou « genre » ne sont pas toujours définis de façon homogène. Mais un point commun caractérise la plupart de ceux qui en font la promotion : les études de genre auraient une portée générale qui impacterait toutes les disciplines.

Un récent ouvrage intitulé Le Genre des sciences – Approches épistémologiques et pluridisciplinaires (Le Bord de l’eau, juillet 2022) se propose d’analyser « comment et en quoi les études de genre permettent de retravailler les disciplines scientifiques » (4e de couverture). Il consiste en un recueil d’articles précédés d’une longue introduction intitulée « Le genre, une omission scientifique qui ne tient plus » et signée de cinq chercheurs 1 en sciences humaines et sociales de l’université de Toulouse Jean-Jaurès (dont les trois sociologues coordinatrices de l’ouvrage).

L’introduction qui dessine le projet éditorial est un article à part entière. Elle précède douze textes de factures très différentes qui n’épousent pas forcément tous les partis pris de l’introduction. Certains revendiquent une absence de différences entre « sexe » et « genre », d’autres, à l’inverse, distinguent les deux concepts et présentent une réflexion qui décrit des biais liés au sexe biologique dans certaines disciplines.

À partir du point de vue que toutes les différences entre hommes et femmes s’expliqueraient par des facteurs culturels, les auteurs en arrivent à la remise en cause de toute objectivité en science. C’est cette introduction que nous analysons ici.

Une relecture des sciences à l’aune des études de genre ?

La thèse défendue est que les études de genre issues des sciences humaines et sociales révolutionnent les autres disciplines scientifiques, non seulement dans leurs méthodes, mais aussi dans leurs résultats et dans les connaissances établies. Pour les auteurs, le « concept de genre, opérateur de lecture fréquemment négligé » est « à la source de tous les raisonnements épistémiques » 2 (souligné par nous). Les travaux scientifiques en cours dans toutes les disciplines dissimuleraient les « caractéristiques masculines qui ne disent jamais leur nom », comme la « sous-évaluation de la douleur ou du stress dans les recherches en laboratoire ».

Le sexe : une construction culturelle ?

La séparation des individus « en deux catégories de sexe bien distinctes » relèverait « centralement du domaine politique et non de la biologie et/ou de la nature ». Ainsi en serait-il d’ailleurs plus généralement de « toute opération humaine de classification sur les corps ». Les auteurs affirment que l’apport des sciences humaines et sociales à la biologie serait de reposer « la question centrale de la complexité de la détermination du sexe dans l’espèce humaine », suggérant d’abandonner la dualité de détermination fondée sur les critères habituels que sont les chromosomes XX et XY, l’anatomie, la morphologie et le taux d’hormones androgènes (testostérone notamment), « au profit d’une pluralité de combinaisons documentées par les dernières découvertes scientifiques ». D’une façon générale, pour les auteurs, « la barrière entre les deux concepts [genre et sexe] ne tient plus » et le « sexe présumé naturel » n’est qu’une construction au « caractère profondément social ».

Autoportrait, Artemisia Gentileschi (1596-1654)

Dans l’espèce humaine, les différences entre les hommes et les femmes ont de manière évidente une composante socioculturelle, mais nier les différences biologiques et tout ramener à ce « caractère profondément social » est une conclusion dont on peinera à trouver la preuve. Certes, les variations rencontrées dans la nature sont telles qu’il sera difficile de trouver des critères de démarcation absolus permettant une réponse binaire pour toute personne [4]. Les individus intersexes 3 correspondent à environ 1,7 % des naissances [5]. En valeur absolue, 1,7 % représente beaucoup de personnes. Mais à l’échelle d’une population, la caractérisation du sexe biologique est sans ambiguïté.

Une fois le « constat » de la « construction socioculturelle » du sexe et du genre posé, l’objectif de l’ouvrage est ainsi présenté : « Le genre, ses théories et ses pratiques, ne sont plus seulement l’affaire des sciences humaines et sociales. » Examinons quelques-uns des raisonnements mis en œuvre et des conséquences qu’en tirent les auteurs.

Les maladies cardiovasculaires chez les femmes

Le premier exemple décrit est paradoxal. Il s’agit des maladies cardio-vasculaires. L’introduction indique, avec raison, l’importance de reconnaître la « symptomatologie différenciée entre femmes et hommes au sujet des maladies cardio-vasculaires ». Le fait est maintenant largement reconnu par les autorités sanitaires : il existe des « particularités physiopathologiques de la maladie coronaire et des symptômes atypiques » [6] chez les femmes qui sont distinctes d’influences culturelles ou sociales (expositions aux facteurs hormonaux des contraceptifs), de la ménopause ou des épisodes de grossesse. On peut attribuer le retard dans cette prise en compte (assez récente, particulièrement en France) par un modèle dominant en médecine du corps masculin vu comme universel. Mais cet exemple, justement, renforce l’importance de la prise en compte de différences biologiques entre hommes et femmes, et s’oppose à la thèse d’une simple construction sociale du genre qui invaliderait « toute opération humaine de classification sur les corps » fondée sur la biologie ou la nature. Paradoxe apparemment assumé par les coordinateurs d’un ouvrage où l’on retrouve les deux thèses (absence ou présence de symptomatologies différentes pour les maladies cardio-vasculaires entre hommes et femmes liées à la biologie).

Les essais cliniques non inclusifs

Les auteurs attirent l’attention, à juste titre, sur le fait que (au moins pendant très longtemps) « le sujet masculin est perçu comme un modèle universel ». Cela a particulièrement été le cas en médecine et en biologie et la question de l’inclusivité des essais cliniques est discutée (faiblesse de la représentation des femmes). Mais, nouveau paradoxe assumé, l’inclusion croissante est observée avec inquiétude car elle servirait de « cheval de Troie d’une offensive de différentiation [qui] durcit les différences entre les sexes, et notamment leur cerveau ». Bref, si l’on suit le raisonnement, il faudrait une plus grande inclusion dans les études seulement si les résultats ainsi produits (en particulier dans les études sur les animaux) ne mettent pas en évidence de différences entre mâles et femelles…

La « fiction universaliste »

Un des apports des études de genre, selon les auteurs, serait de remettre en cause l’universalité de l’approche scientifique au profit d’une lecture politique et « située » des connaissances. Sont dénoncés le « modèle de la “différence des sexes” et la colonialité du savoir » qui « sous-tendent les protocoles de recherche des sciences du vivant aux sciences humaines » ainsi que « la non-prise en compte des épistémologies critiques féministes et antiracistes qui affecte les équilibres cishétérocoloniaux en place ». Les « milieux scientifiques » seraient ainsi crispés dans leur refus de la «  primauté de l’expertise des personnes concernées » (souligné par nous), avec une « illusion du neutre et du monopole de l’autorité scientifique ». Il est question d’une « fiction universaliste encore largement partagée dans nos universités », responsable d’une « hiérarchie des savoirs […] corrélée à une notion d’objectivité profondément contestée depuis plusieurs décennies ».

Le Cheval de Troie, maître de l’Énéide (XVIes.)

Les « savoirs situés » (ceux qui proposent de « s’interroger sur la position de la personne qui produit la connaissance, sur les limites de sa vision, sur les relations de pouvoir dans lesquelles elle s’inscrit » [7]) devraient permettre une « redéfinition de l’objectivité scientifique ». Cette perspective est présentée comme croisant « une critique radicale de l’universalisme occidental, à partir de la pensée postcoloniale et des études culturelles, des propositions du marxisme latinoaméricain, puis de la pensée décoloniale ».

Ces propos assez indigestes, en contestant toute notion d’objectivité, sombrent dans les contradictions inhérentes aux diverses positions relativistes : en quoi ce discours n’est-il pas lui-même un « savoir situé » sans plus de valeur que n’importe quel autre ? D’ailleurs, dans ce combat pour « l’inclusion du genre dans les sciences médicales », il est regretté qu’il soit principalement mené par « les classes intellectuelles blanches ». Mais dans cette logique, en quoi ce « savoir situé » serait-il plus pertinent ou moins pertinent que celui des classes intellectuelles non blanches ?

En renonçant à l’universalisme du projet scientifique et à la possibilité d’objectivité des faits scientifiques, c’est à toute connaissance que l’on risque de renoncer.

Une « médecine interventionniste occidentale »

La médecine et les « sciences de la reproduction » sont présentées comme relevant principalement du « modèle biomédical patriarcal » dans lequel la « critique radicale du pouvoir scientifique et médical » n’est pas encore assez présente. Les auteurs font référence à un nécessaire mouvement de « politisation du cabinet médical ». Une part importante de cette partie vise à « la déconstruction de l’institution médicale, de l’industrie pharmaceutique ou des politiques de santé publique ». La « médecine interventionniste » qualifiée d’« occidentale » est dénoncée, sans être pour autant clairement définie (elle est juste opposée à une « médecine constructiviste »).

Homme et Femme, Edvard Munch (1863-1944)

L’exemple de la pilule contraceptive est pris pour illustrer le propos. Sa prescription jugée « hâtive » reposerait sur des « acceptations genrées de la médecine allopathique 4  » et sur une « survalorisation de l’expertise scientifique biomédicale et pharmaceutique […] au détriment d’autres contraceptifs et en dépit des controverses scientifiques et des savoirs expérientiels ». Les contraceptifs hormonaux sont des médicaments actifs qui interfèrent avec le système hormonal des femmes. Ils ont donc des bienfaits (ce pourquoi ils sont utilisés), mais aussi des risques et des effets secondaires indésirables. N’est-ce pas alors à la science et à la biologie d’aider à mieux comprendre ces risques et ces effets secondaires afin de mieux accompagner les personnes qui veulent choisir une méthode de contraception ? En quoi les « savoirs expérientiels » (ce que l’on apprend par expérience personnelle) seraient-ils une alternative préférable ? Bien entendu, l’expérience du patient est un élément central dans toute action médicale ou thérapeutique. Mais les expériences individuelles ne sauraient avoir une valeur universelle, généralisable.

Une nouvelle intrusion idéologique en science ?

La lecture de l’introduction de l’ouvrage, loin de la présentation d’un « vaste champ de recherche » laisse plutôt l’impression d’un discours fortement idéologique.

Les biais idéologiques ont incontestablement influencé le développement des sciences et, même si des progrès ont été faits, il serait faux d’affirmer que c’est là un passé révolu. Au-delà de la marginalisation des femmes en science, voire de leur invisibilisation, des conceptions erronées ont conduit à de mauvaises théorisations scientifiques.

Dans le domaine médical, par exemple, il reste encore de nombreux progrès à faire. Ainsi, la Haute Autorité de santé, dans un rapport publié en 2020 [8], souligne que « les différences entre les sexes sont nombreuses, insuffisamment documentées, trop souvent ignorées, et parfois sources d’iniquités en santé ». Elle distingue clairement les termes de sexe et de genre. Le premier « est employé pour désigner le sexe biologique d’une personne ou d’un groupe. Utilisé seul, il recouvre le sexe chromosomique, le sexe gonadique, le sexe anatomique et le sexe physiologique. » Le second « se réfère à la représentation sociale du sexe : tantôt l’expérience de genre, soit le genre avec lequel la personne est perçue en société ; tantôt l’identité de genre, soit le genre avec lequel la personne se perçoit ». L’agence indique alors que « des efforts doivent être entrepris pour que sexe et genre soient mieux intégrés, tant dans les stratégies de santé publique que dans leur déclinaison opérationnelle ».

Opérant la même distinction entre sexe et genre, l’Académie nationale de médecine, dans un communiqué datant de 2016 [9], alertait sur le fait que « la primauté donnée au genre sur les réalités du sexe risque de créer une injustice de plus » et rappelait que « les hommes et les femmes ne sont pas égaux devant la maladie et doivent donc être traités différemment ». Elle appelait à « faire la part des choses entre les différences biologiques liées au sexe et les contraintes sociales liées au genre ».

L’apport des sciences humaines à la médecine, pour ne prendre que cet exemple, pourrait être précieux. Il contribuerait à mieux prendre en compte les attentes des patients et le contexte des prises en charge. Mais il importe alors que les approches se revendiquant des sciences humaines laissent de côté autant que possible toute démarche idéologique [10].

Les auteurs de l’introduction rattachent leurs travaux à « la critique féministe des sciences ». Vouloir fonder des valeurs (égalité de droits et respect des personnes par exemple) sur des affirmations scientifiques (avérées ou non, comme l’absence de différences biologiques ou génétique, ou l’influence majeure des dimensions culturelles), c’est prendre le risque de fragiliser ces valeurs si les faits se révèlent moins solides ou infondés. L’égalité des droits entre les humains ne suppose en rien une parfaite égalité génétique ou biologique.

Références


1 | Laboratoire d’études de genre et de sexualité, UMR 8238, page d’accueil du site, 18 novembre 2022. Sur legs.cnrs.fr
2 | Cailloce L, « Ces recherches qui tiennent compte du genre », CNRS Le journal, 10 mars 2014. Sur lejournal.cnrs.fr
3 | Ramus F, « Combien y a-t-il de sexes ? Pour en finir avec les disputes stériles », L’Express, 8 janvier 2023. Sur lexpress.fr
4 | Balthazart J, Toussaint JF, « Les différences hommes, femmes : entre biologie, environnement et société », The Conversation, 4 juillet 2019. Sur theconversation.com
5 | Haut-Commissariat des Nations unies pour les Droits de l’Homme, « Personnes intersexes », 2023. Sur ohchr.org
6 | Mounier-Vehier C, « Santé cardiovasculaire des femmes : il faut œuvrer ensemble pour une prévention féminine individualisée », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 8 mars 2016. Sur beh.santepubliquefrance.fr
7 | Haraway D, « Savoir situé », site Le mois du genre, université d’Angers. (consulté le 13 mars 2023). Sur moisdugenre.univ-angers.fr
8 | Haute Autorité de santé, « Sexe, genre et santé », Rapport d’analyse prospective, 2020. Sur has-sante.fr
9 | Académie nationale de médecine, « Parité en santé : la recherche scientifique et la médecine ne peuvent plus ignorer les différences biologiques entre les sexes », information, juin 2016. Sur academie-medecine.fr
10 | Ritchie S, “Science is political – and that’s a bad thing”, Science Fictions, 29 mai 2022. Sur stuartritchie.substack.com

1 Thérèse Courau, Julie Jarty, Nathalie Lapeyre, Sylvie Chaperon et Jérôme Couduriès

2 Sauf mention contraire (c’est-à-dire sans appel de référence), les citations en italique sont issues de l’introduction.

3 Selon la Haute Autorité de santé, les personnes intersexes sont des personnes « dont les caractéristiques sexuelles à la naissance ne correspondent pas aux normes binaires qui définissent les catégories mâles et femelles »[8].

4 Notons au passage que le terme « allopathique » est celui utilisé par les homéopathes pour qualifier la médecine qui n’adopte pas leurs principes.