La distinction

Comment illustrer pour un large public les observations et théories développées dans La distinction, ouvrage phare du sociologue Pierre Bourdieu publié en 1979 ? Il y a en effet développé un cadre d’analyse des goûts et des jugements culturels qui continue à faire référence aujourd’hui ¹. Une réponse possible se trouve dans la bande dessinée de Tiphaine Rivière, qui a choisi d’ancrer le livre de Bourdieu au sein d’un dispositif fictionnel. Le personnage principal, professeur de sciences économiques et sociales dans un lycée, choisit La distinction comme support de cours afin de faire réfléchir ses élèves à la façon dont les goûts, les préférences, les façons de vivre – alimentaires, vestimentaires, culturelles… – se forment, se transmettent, se distinguent et se concurrencent (constituant ce que Bourdieu appelle « l’habitus »). Ce dispositif permet une mise en abyme de la thématique : le professeur lit quelques phrases de Bourdieu, puis il présente des entretiens sociologiques avec des personnes issues de différents milieux. Les élèves réagissent avec étonnement, incrédulité, moquerie goguenarde, blagues lancées à la cantonade. Mais lorsqu’on les suit ensuite dans leur vie quotidienne, en famille ou entre amis, on constate qu’ils se mettent à porter, sur leurs propres habitudes et celles de leurs proches, un regard nouveau.

Le récit alterne entre divers personnages, de milieux différents, qui parfois en viennent à se côtoyer. La diversité des positions sociales et des goûts qu’elles impliquent est ainsi habilement représentée. Les propos, les réactions donnent par effet de contraste à réfléchir sur les archétypes sociaux : ainsi des réactions très polarisées face à une pièce de théâtre contemporain, venant illustrer le discours de Bourdieu sur l’art moderne.

Si la première partie du récit se déroule avec une certaine légèreté marquée par des dialogues truffés d’humour et des situations parfois cocasses, la deuxième partie met l’accent sur les tensions propres aux rencontres inopinées et in fine dérangeantes puisqu’elles viennent perturber un ordre social bien rangé : ce n’est alors pas seulement la différence des préférences qui apparaît en pleine lumière, mais les stratégies visant à perpétuer la distinction.

Illustrative plutôt que sentencieuse, cette bande dessinée évite l’écueil du pensum et constitue un agréable divertissement : elle invite le lecteur à réfléchir et à adopter, grâce au regard sociologique, une distance critique face aux déterminismes sociaux.