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Les Lumières à l’ère du numérique : entretien avec Laurent Cordonier

Publié en ligne le 2 septembre 2022 - Science et médias -
Laurent Cordonier était membre de la commission qui a rédigé le rapport « Les Lumières à l’ère du numérique » [1] remis au président de la République le 11 janvier 2022. Il répond ici, en son propre nom, aux questions de Science et pseudo-sciences.

[1] « Les Lumières à l’ère du numérique », rapport remis au Président de la République, 11 janvier 2022.

Science et pseudo-sciences. Qu’est-ce qu’Internet a modifié en termes d’information et de désinformation ?

Laurent Cordonier. La désinformation n’est évidemment pas une affaire nouvelle. Le développement d’Internet a cependant bouleversé la manière dont l’information s’élabore et se diffuse, ainsi que la façon dont nous la consultons. Aujourd’hui, n’importe qui peut produire un contenu et le rendre instantanément accessible à tous, sans avoir à passer au travers du filtre d’une salle de rédaction. Il s’agit là, sans conteste, d’un gain de liberté d’expression. Cette avancée s’accompagne toutefois d’un certain nombre de phénomènes susceptibles de perturber la vie démocratique. La facilité avec laquelle des informations fausses ou trompeuses peuvent dorénavant être produites et diffusées n’en est qu’un exemple.

La Paresse, Félix Vallotton (1865-1925)

Autre exemple, sur le Web, ce ne sont plus guère les médias professionnels qui hiérarchisent les informations en fonction de leur ligne éditoriale. L’éditorialisation de l’actualité y est plutôt le fait des algorithmes des moteurs de recherche et des réseaux sociaux. Ce sont ces algorithmes qui mettent certaines informations en avant, selon une logique de personnalisation des contenus n’ayant d’autre objectif que de capter l’attention de l’utilisateur pour la monétiser. Cette logique, strictement commerciale, fait fi de la qualité ou de la pertinence des informations proposées aux internautes. C’est principalement leur capacité à attirer l’œil, le clic ou le partage et, souvent, à susciter l’indignation, qui va déterminer leur mise en avant et leur viralité. Nourrissant notre appétit pour les nouvelles émotionnellement engageantes et polémiques, les algorithmes de personnalisation des contenus pourraient dès lors favoriser le clivage des points de vue plutôt que le débat démocratique.

Le rapport remis au président de la République indique que « les fausses informations sont minoritaires parmi les contenus informationnels en circulation sur Internet et les réseaux sociaux et nous sommes généralement capables de les distinguer des informations fiables ». N’est-ce pas un peu paradoxal ? Quelle est alors l’ampleur du problème ?

Il est très difficile de quantifier précisément le ratio entre informations fiables et fausses informations sur Internet. Une telle mesure n’aurait d’ailleurs pas beaucoup de sens. Ce qui compte, c’est d’estimer l’exposition effective des internautes à la désinformation. Les données sur ce point sont rares. Cependant, dans une étude récente que mon collègue Aurélien Brest et moi-même avons conduite pour la Fondation Descartes [1], nous montrons que les Français s’informent très majoritairement sur des sources Web fiables – un résultat cohérent avec ce qu’ont pu observer d’autres chercheurs aux États-Unis.

L’Âge du papier, Félix Vallotton

Il serait pourtant erroné d’en conclure que la désinformation ne constitue pas un risque. De petites causes peuvent en effet avoir de grandes conséquences. L’attaque du Capitole aux Etats-Unis a été le fait de quelques centaines d’individus seulement, abreuvés d’informations fausses et de théories du complot sur la légitimité du scrutin et sur le camp démocrate. Cette désinformation a servi de catalyseur à leur violence contre les institutions américaines. De même, en France les infox en circulation au sujet de la Covid-19 représentent assurément un volume moindre que les informations fiables publiées par les médias. Cela n’a pas empêché une minorité de la population de les prendre pour argent comptant, allant parfois jusqu’à attaquer des centres de vaccination au nom de leurs croyances erronées.

Deux moteurs majeurs de désinformation sont identifiés : le profit et la compétition stratégique (sous-entendu internationale). N’y a-t-il pas aussi des dimensions politiques et idéologiques nationales qui peuvent être à l’œuvre ?

Les dimensions politiques et idéologiques peuvent bien entendu motiver la production d’informations fausses ou trompeuses. Une telle stratégie peut d’ailleurs avoir une certaine efficacité pour renforcer les points de vue partisans. La recherche montre, en effet, que nous avons tendance à accorder, par défaut, plus de crédit aux informations qui vont dans le sens de notre positionnement politique.

Pour autant, comme le soulignent deux psychologues américains, experts de la désinformation, « la sensibilité aux fausses nouvelles est davantage motivée par une pensée paresseuse que par un parti pris partisan » [2]. À eux seuls, les biais partisans ne suffisent souvent pas à donner du crédit à certaines désinformations politiques rencontrées sur Internet ou les réseaux sociaux.

Le rapport conclut que « la meilleure réponse est sans doute la modération individuelle ». Ne peut-on pas y voir une sorte d’exonération de la responsabilité « de la société » ?

Dans le rapport de notre Commission, nous faisons trente recommandations. Ces dernières se situent à des niveaux (national, européen…) et sur des plans (juridique, technique…) différents.
Pourtant, quoi que nous fassions, le dernier rempart contre la crédulité restera toujours notre capacité individuelle à nous montrer vigilants et à analyser du mieux que nous le pouvons les informations que nous rencontrons, que ce soit sur Internet ou ailleurs. De telles compétences n’ont rien de naturel : elles doivent être développées par chacun d’entre nous. C’est pourquoi nous appelons dans notre rapport au renforcement et à la systématisation de l’éducation aux médias et de la formation à ce que l’on nomme généralement « l’esprit critique ». Une telle proposition n’exonère donc en rien la responsabilité « de la société », puisque c’est à elle qu’il appartient de mettre en place les cadres de formation qui permettront à ses membres de développer un « système immunitaire cognitif » solide.

Le rapport évoque « la question épineuse de la suppression de contenus et de profils ». Il mentionne d’un côté une « efficacité globale » et d’un autre côté, les risques que cela représente. Pouvez-vous préciser ce caractère « épineux » ?

S’il s’agit là d’une question épineuse et délicate, c’est qu’elle touche à la liberté d’expression – valeur essentielle de notre démocratie. Qu’on le veuille ou non, les réseaux sociaux constituent aujourd’hui un espace incontournable du débat démocratique. Les plateformes ne devraient dès lors pas pouvoir décider sur la seule base de leur « règlement de communauté » qui peut ou non s’exprimer, ou ce qui peut ou non être dit sur leurs pages. La sous-modération 1 de propos haineux ou volontairement trompeurs est souvent pointée du doigt. Mais la sur-modération constitue un risque tout aussi important : celui de porter indûment atteinte à la liberté d’expression des citoyens.

En France, la loi existante ainsi que la jurisprudence encadrent et protègent la liberté d’expression. Ce cadre juridique clair et éprouvé devrait également servir d’étalon de référence à la modération des propos tenus sur les réseaux sociaux depuis le territoire national.

Références


1 | Cordonier L, Brest A, « Comment les Français s’informent-ils sur Internet ? Analyse des comportements d’information et de désinformation en ligne », Étude de la Fondation Descartes, mars 2021. Sur fondationdescartes.org
2 | Pennycook G, Rand DG, “Lazy, not biased : Susceptibility to partisan fake news is better explained by lack of reasoning than by motivated reasoning”, Cognition, 2018, doi :10.1016/j.cognition.2018.06.011

1 Modération : contrôle exercé par les responsables des plateformes consistant à accepter ou refuser la publication d’une information ou d’un commentaire.


Publié dans le n° 340 de la revue


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Les auteurs

Laurent Cordonier

Docteur en sciences sociales et chercheur associé à l’université de Paris.

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