Accueil / Esprit critique / Les Lumières à l’ère du numérique / La synthèse du rapport

Les Lumières à l’ère du numérique / La synthèse du rapport

Publié en ligne le 31 août 2022 - Esprit critique et zététique -

Les Lumières à l’ère du numérique

Le 11 janvier 2022, la commission « Les Lumières à l’ère numérique » présidée par le sociologue Gérald Bronner 1 a remis son rapport au président de la République. Composée de quatorze membres (universitaires, journalistes, associatifs, historiens), cette commission a procédé à une centaine d’auditions (qui peuvent être consultées en ligne ).

Nous publions ici l’intégralité de la synthèse du rapport. Les intertitres ont été ajoutés. Ils reprennent le libellé des chapitres du rapport tels qu’indiqués dans le sommaire. Les très nombreuses références données dans la synthèse pourront être trouvées dans le texte du rapport complet.

Nous faisons suivre cette description par un entretien avec Laurent Cordonier, sociologue et membre de la commission.

Référence : « Les Lumières à l’ère du numérique », janvier 2022. Sur le site de la présidence de la République elysee.fr

La révolution numérique bouleverse nos modes de vie, nos économies et nos pratiques sociales. Elle transforme aussi en profondeur notre rapport à l’information. En effet, nous sommes aujourd’hui confrontés à une masse inédite d’informations disponibles et à une concurrence généralisée des points de vue, qui s’expriment sans filtre et selon une logique peu intelligible pour les utilisateurs du web et des réseaux sociaux. Cette saturation et cette dérégulation du marché de l’information en ligne mettent à rude épreuve nos capacités de vigilance épistémique 2, ce qui nous rend davantage perméables aux fausses informations.

Désinformation, mésinformation, infox, fake news, théories du complot... Les vocables se multiplient pour désigner ces fausses nouvelles qui circulent en ligne et sont susceptibles d’influencer nos attitudes, nos comportements, mais aussi notre représentation du monde environnant, au risque de faire émerger des réalités parallèles incommensurables et disparaître l’espace épistémique commun nécessaire à la confrontation des opinions, des idées et des valeurs, autrement dit, à la vie démocratique. Certaines de ces désinformations, nous le verrons, relèvent d’ailleurs d’authentiques ingérences numériques étrangères, émanent d’acteurs qui cherchent à manipuler nos opinions, encourager la violence et la haine ou déstabiliser notre société à des fins stratégiques.

Notre commission avait pour mandat, premièrement, d’établir de manière synthétique l’état des connaissances sur les désordres informationnels à l’ère numérique et sur les perturbations de la vie démocratique qu’ils engendrent et, deuxièmement, de proposer des recommandations pour y faire face. Chercher à agir contre la désinformation comporte le risque de porter atteinte à des valeurs essentielles de notre démocratie, telles que les libertés d’expression, d’opinion ou d’information. C’est avec le souci de la préservation de ces libertés que notre commission a travaillé. Nos recommandations ne visent dès lors pas à éradiquer les désordres informationnels – ce qui ne serait bien entendu ni possible, ni souhaitable –, mais à limiter la propagation des contenus qui nuisent à la vie démocratique, dissuader les comportements malveillants, sanctionner les pratiques illicites, améliorer la prévention des risques et renforcer la vigilance des utilisateurs.

Les Lumières


Dans son opuscule Qu’est-ce que les Lumières ? (1793), le philosophe Emmanuel Kant interpellait ses contemporains par une formule célèbre : « Ose savoir ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà donc la doctrine des Lumières. » Cette doctrine portait l’espoir d’un siècle : l’avènement prochain, grâce aux progrès de l’éducation et de la disponibilité de l’information, d’une société éclairée, fondée sur la raison et la connaissance. Les débuts du XXIe siècle ne paraissent pas avoir réalisé tout à fait cet espoir, et cette « doctrine des Lumières » mérite d’être réexaminée à l’ère de la révolution numérique. La rupture majeure qu’elle apporte bouleverse nos modes de vie, nos économies, et nos pratiques sociales. Elle interroge aussi profondément les notions de pouvoir et de démocratie. Son avènement s’inscrit dans un contexte de montée des populismes, d’exacerbation des conflits religieux et des tensions géopolitiques entre grandes puissances, de défiance populaire envers les élites et les institutions et de formidables défis pour l’avenir de l’humanité, tels que le dérèglement climatique et les pandémies. La révolution numérique offre une opportunité inédite de repenser les cadres de la démocratie représentative en tirant le meilleur parti des systèmes dynamiques complexes qui peuvent permettre, entre autres, une diffusion massive de la connaissance, un niveau d’interactions sociales inédit, une participation citoyenne accrue. Elle offre aussi de nouveaux modes de gouvernance et d’intelligence collective, qu’il reste néanmoins, pour la plupart, à inventer. Nous sommes encore à l’aube de cette révolution dont nous commençons tout juste à prendre la mesure. Elle nous appelle à définir nos ambitions pour un monde en devenir, dans lequel nous avons encore du mal à nous projeter collectivement. Et pourtant, nous devons d’ores et déjà répondre aux nombreux défis que cette révolution nous pose.

Extrait de l’introduction du rapport de la commission « Les Lumières à l’ère du numérique ».


Les mécanismes psychosociaux de la désinformation

La compréhension des mécanismes psychosociaux (chapitre I) qui nous rendent perméables aux fausses informations nous éclaire sur les leviers permettant d’en limiter les effets. Les fausses informations sont minoritaires parmi les contenus informationnels en circulation sur Internet et les réseaux sociaux et nous sommes généralement capables de les distinguer des informations fiables. Pourtant, certaines d’entre elles parviennent à se frayer un chemin dans les esprits et sont alors susceptibles d’entraîner des conséquences dommageables tant pour les individus concernés que pour la société. La configuration des réseaux sociaux, où les informations sont noyées dans une masse de contenus de divertissement, ne nous encourage nullement à la vigilance cognitive, rempart pourtant essentiel à la crédulité. D’où notre recommandation de développer la formation à l’esprit critique (R27 et R29). En effet, la recherche académique montre que faire preuve d’un esprit analytique capable de résister à certaines de nos intuitions immédiates est une compétence centrale pour distinguer le vrai du faux, en particulier sur Internet et les réseaux sociaux. Nous recommandons par ailleurs d’investir dans la recherche scientifique (R1) et de pousser les plateformes numériques à ouvrir leurs données aux chercheurs (R20), car les connaissances sur la prévalence de la désinformation en ligne (particulièrement en France), sur ses effets ainsi que sur les mécanismes par lesquels elle affecte les individus demeurent lacunaires. Finalement, nous attirons l’attention sur le fait que la lutte contre la désinformation dans notre pays ne pourra porter ses fruits que si médias et institutions, en tant qu’autorités épistémiques, travaillent à retisser un lien de confiance avec l’ensemble des citoyens.

La logique algorithmique

Certaines logiques algorithmiques (chapitre II), sans être responsables de nos croyances ou nos comportements, contribuent toutefois à les façonner. Nous nous sommes penchés sur trois de ces logiques en particulier : l’éditorialisation algorithmique, qui désigne la manière dont les algorithmes organisent à la fois l’ordre et la fréquence d’apparition des informations selon leur capacité à capter l’attention ; le calibrage social, ou la façon dont les réseaux sociaux altèrent la perception de la représentativité et de la popularité de certains points de vue ; enfin, l’influence asymétrique rendant possible la prévalence de certains discours extrêmes et minoritaires. Nous proposons donc une série de mesures visant à améliorer le design des interfaces utilisateurs (R2) et lutter contre le biais de popularité (R3) pour sortir d’une logique algorithmique fondée sur un modèle strictement commercial ; responsabiliser les influenceurs (R4) dotés d’une grande visibilité numérique ; mettre en avant les compétences (R5) et encourager le dialogue entre plateformes et scientifiques (R6) pour mieux refléter l’état des connaissances ; enfin, se prémunir contre le risque de sur-modération (R7) en analysant plus finement les signalements d’utilisateurs.

Le biais de popularité


Ainsi, les algorithmes qui organisent la visibilité de l’information ont pour but de maximiser l’attention des utilisateurs et leur engagement plutôt que de proposer des sources fiables et équilibrées. Ils le font par exemple en mettant particulièrement en avant les contenus bénéficiant du plus de commentaires, de « likes » ou de partages. Cette disposition pourrait paraître raisonnable en partant du principe qu’une intelligence collective a plus de chances de faire émerger les points de vue solides et argumentés. Il n’en est rien, en raison de l’existence de ce que l’on nomme le biais de popularité qui, comme le montre la recherche, réduit la qualité globale du contenu de l’information. À un certain niveau de popularité, la diffusion d’un article, par exemple, ne cessera de s’amplifier : plus une personne est exposée à une idée, plus les chances seront grandes qu’elle la fasse sienne et finisse par la diffuser à son tour.

Extrait du chapitre 2 du rapport de la commission « Les Lumières à l’ère du numérique ».


L’économie des infox

L’un des moteurs majeurs de la désinformation est le profit. L’étude de l’économie des infox (chapitre III) démontre que la publicité programmatique constitue une source de revenus substantielle pour les artisans de la désinformation. Et ce, bien souvent à l’insu des entreprises ayant recours à des agences pour diffuser leurs campagnes et dont les publicités se retrouvent sur des sites propageant des contenus haineux, conspirationnistes ou susceptibles de troubler la paix publique. C’est pourquoi nous proposons de responsabiliser les acteurs de la publicité programmatique (R8). Les plateformes participatives ou les chaînes YouTube monétisées permettent également de récolter des financements, d’où la proposition d’encourager les bonnes pratiques mises en œuvre par les plateformes pour éviter de participer indirectement au financement de projets se compromettant avec l’incitation à la haine ou la propagation de la désinformation (R9). Enfin, les sites de presse généraliste ont fréquemment recours à des liens sponsorisés renvoyant vers des sites « pièges à clics », bien souvent pourvoyeurs de fausses informations, notamment en matière de santé.

La publicité programmatique


Deux types de prestations de publicité digitale peuvent être distinguées : la publicité classique, qui consiste en l’achat d’espace publicitaire, et la publicité dite « programmatique ».

La publicité programmatique est aujourd’hui utilisée par de nombreuses entreprises pour s’adresser de manière spécifique à un grand nombre d’internautes, moyennant un coût financier et humain modéré. Selon la société d’évaluation des sites d’actualité NewsGuard, elle représente aujourd’hui « plus de 85 % de toute la publicité digitale, pour un total de 80 milliards de dollars de dépenses annuelles aux États-Unis en 2020 ». Son originalité réside dans le fait que les campagnes ne consistent pas à afficher une publicité sur un espace publicitaire précis (tel ou tel site) à laquelle sont uniformément exposés tous les visiteurs pendant une période donnée, mais à s’adresser à une audience bien déterminée […]. Ces critères [de ciblage] sont induits algorithmiquement grâce aux données personnelles et traces numériques laissées par les utilisateurs lors de leur navigation en ligne.

Extrait du chapitre 3 du rapport de la commission « Les Lumières à l’ère du numérique ».


Les ingérences étrangères

L’autre moteur majeur de la désinformation est la compétition stratégique. Le durcissement du contexte géopolitique mondial entraîne une logique d’affrontement permanent qui caractérise la conflictualité à l’ère numérique. Cette logique se traduit par des opérations d’ingérences numériques étrangères (chapitre IV). Elle conduit à l’émergence de menaces de plus en plus hybrides qui impliquent une grande diversité d’acteurs et de modes opératoires et en compliquent la compréhension, la détection et la prévention. D’autre part, l’espace numérique est par nature dual et ultra-dynamique. Il en résulte d’importantes interactions entre les mondes civil, économique et militaire qui brouillent les notions de théâtre intérieur/extérieur et produisent des effets qui à leur tour alimentent la menace.

Droit et numérique

La Justice, Pierre Subleyras (1699-1749)

En matière de droit et numérique (chapitre V), l’étude des dispositions juridiques pouvant potentiellement être utiles pour prévenir ou sanctionner les différentes formes de désinformation (au sens de la diffusion de mauvaise foi de fausses nouvelles) incitent à ne pas modifier ou remplacer l’actuel article 27 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse (R16 et R17). En revanche, la sanction pénale pourrait être complétée par un mécanisme de mise en cause de la responsabilité civile des diffuseurs de mauvaise foi de fausses nouvelles pouvant porter préjudice à autrui, responsabilité qui pourrait notamment être proportionnée au niveau de viralité de la diffusion et de la popularité numérique de son auteur (R18). Les délais de procédure judiciaire, en particulier pour obtenir une décision définitive au fond, demeurent largement inadaptés à la réaction rapide qu’exige la diffusion virale de certaines fausses nouvelles. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel, qui va devenir l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique au 1er janvier 2022, sera chargé de veiller au respect par les plateformes de leurs obligations de retrait rapide de certains contenus illicites graves et dispose d’ores et déjà d’une compétence plus générale de lutte contre la diffusion de fausses nouvelles. On peut estimer qu’il manque au moins une procédure formalisée de signalement auprès de la future Arcom qui soit ouverte à tout citoyen (R19) afin de faire connaître a posteriori à l’Arcom les difficultés rencontrées dans la prise en compte de la réclamation par la plateforme ou, au contraire, les cas de retrait unilatéral d’un contenu qui ne justifiait pas une mesure aussi radicale, afin que la plateforme lui apporte une réponse appropriée. Enfin, dans le cadre de la loi européenne sur les services numériques, pour responsabiliser les plateformes, la commission propose d’introduire explicitement une disposition qui reconnaît que les fausses nouvelles susceptibles de troubler l’ordre public constituent des contenus répréhensibles (R21), de mettre en place un organe d’expertise extérieur pour coopérer avec les plateformes (R22) et de créer un régime de co-régulation entre plateformes, régulateurs et société civile (R23).

Esprit critique et éducation aux médias

Enfin, face aux perturbations informationnelles si complexes à juguler, la meilleure réponse est sans doute la modération individuelle, puisque tout un chacun est devenu un opérateur sur le marché en ligne de l’information. Les connaissances en matière d’éducation aux médias et à l’information (EMI) et de pédagogie de l’esprit critique (chapitre VI) ouvrent des pistes pour nous aider à mieux évaluer cette cacophonie d’information, avec une indépendance de jugement retrouvée. L’Éducation nationale, en ce sens, a un rôle essentiel à jouer. Les initiatives en la matière sont cependant disparates, d’où la nécessité de créer une cellule interministérielle dédiée au développement de l’esprit critique et d’une éducation aux médias et à l’information tout public (R24). Une meilleure compréhension des difficultés cognitives expérimentées par les élèves permettrait également de mieux adapter les contenus pédagogiques (R25). L’éveil à ces enjeux pourrait passer par la création d’une Grande Cause nationale pour le développement de l’esprit critique et l’éducation aux médias et à l’information (R26), la systématisation de la formation en milieu scolaire (R27) et des actions de sensibilisation menées auprès des autorités scolaires au sein des établissements et des rectorats, ainsi qu’auprès des élus locaux, des collectivités locales et des responsables de bibliothèques (R28). Enfin, il est important de créer un continuum entre le temps scolaire, l’université, le monde culturel, le monde du travail et la société civile (R29). In fine, la formation à la vigilance intellectuelle doit être un objectif partagé pour toute société attachée à faire vivre l’héritage du siècle des Lumières et les espoirs qu’il portait.

À propos d’esprit critique


Deux choses à retenir avant de définir ce qu’est l’esprit critique et ce que la science contemporaine nous en dit.

D’une part, il ne saurait se confondre avec le fait de douter de tout par principe. Ce doute, souvent revendiqué par la pensée conspirationniste, prétend exister pour lui-même et sans aucune contrainte. Or ce scepticisme sans limites peut facilement devenir une forme de nihilisme. Lorsque l’on cherche, sans respecter les canons de la méthode et de l’administration de la preuve, des versions alternatives aux réalités historiques ou à des faits d’actualité, on aboutit le plus souvent à des récits sans consistance épistémique.

D’autre part, l’esprit critique ne peut pas non plus se résumer aux exercices de démystification des fausses informations que proposent les fact-checkers. L’état de la science nous permet de savoir que ces efforts ne sont pas vains et proposent une réponse possible à la diffusion de fausses informations. Malgré tout, ceux qui sont le plus susceptibles d’être séduits par la mésinformation sont aussi ceux qui sont le moins réceptifs aux exercices de fact-checking. Pire encore, les tentatives de rétablissement des faits peuvent affermir leurs convictions, surtout si celles-ci sont de nature à mettre en péril leur système de représentations. […]

Il est utile de remarquer que la contradiction rationnelle est moins susceptible d’échouer lorsqu’elle est émise par un membre de notre groupe social ou politique. D’une façon générale, la contradiction a moins de chances d’être repoussée a priori si elle est endogène. En poussant cette constatation jusqu’à son terme logique, on aboutit à la conclusion que la critique la plus efficace est celle qui vient… de nous-mêmes ; ce qui est une première esquisse de ce qu’est l’esprit critique. Il faut cependant pousser l’enquête un peu plus loin pour en cerner avec précision les contours.

Extrait du chapitre 3 du rapport de la commission « Les Lumières à l’ère du numérique ».


Conclusion

En conclusion, une réflexion prospective nous fait entrevoir de nouvelles questions qui surgiront demain. Le concept de métavers, notamment, esquisse un univers où nous seront immergés dans une confusion croissante entre les mondes réels et virtuels, et nécessite une réflexion éthique (R30).

Notre rapport avait pour seule ambition de penser, dans l’urgence, des solutions pour juguler un problème amplifié, voire transformé par le numérique. Ce travail ne nous exonère en rien de la réflexion collective que nous devons mener en parallèle pour penser quelle société et quelle démocratie nous souhaitons construire dans ce monde numérique en devenir.

1 Gérald Bronner est par ailleurs membre du comité de parrainage de l’Afis

2 Relatif à la connaissance (note de la rédaction).