Peut-on appliquer l’esprit critique à des situations du quotidien ?
Publié en ligne le 28 août 2025 - Esprit critique et zététique -
L’ esprit critique est généralement défini comme une démarche visant à se forger une opinion étayée sur la pertinence d’une information ou d’une affirmation. Faire preuve d’esprit critique suppose certaines compétences, connaissances et dispositions et exige de savoir remettre en question ses propres croyances. Un rapport rédigé par le Conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN) propose, face à une information ou une affirmation, de se focaliser en premier sur quatre critères : sa plausibilité, la pertinence des arguments, les preuves apportées et la fiabilité de la source de l’information [1].
Cette démarche est alors très proche de la problématique de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) telle qu’elle est spécifiée pour être dispensée dans les établissements scolaires [2]. En effet, les informations sur lesquelles l’esprit critique doit porter sont largement véhiculées par les médias, y compris les réseaux sociaux alimentés par tout un chacun.
Esprit critique et décision
L’esprit critique s’applique-t-il seulement quand on doit se forger une opinion sur une information, généralement médiatisée ? Nous passons l’essentiel de notre temps à prendre des décisions sur des problèmes concrets de la vie courante sans qu’il soit forcément nécessaire d’avoir de grands débats d’opinions : quel vêtement acheter ? quelle boisson choisir ? à quelle heure partir ? quelle personne embaucher ? quelle destination pour les vacances ? quelle solution pour lutter contre les moustiques ?
Faut-il intégrer la résolution de problèmes, complexes ou plus communs, dans le périmètre de l’esprit critique ? Par exemple lors d’une prise de décision ? Il semblerait, à ce sujet, qu’il y ait une différence de conception de l’esprit critique entre un public francophone et un public anglophone. Ces derniers intégreraient volontiers la prise de décision du quotidien dans le champ de l’esprit critique (critical thinking) [3].
Différentes compétences de l’esprit critique peuvent être utilisées dans des situations de résolution de problèmes. Ainsi, la flexibilité cognitive, « capacité à s’adapter à une situation nouvelle », ou l’aptitude à « basculer entre plusieurs représentations d’un objet ou d’une situation, afin de faire face de manière pertinente aux exigences de celle-ci » sont pertinentes dans une situation de prise de décision [4]. C’est aussi le cas de la capacité à évaluer ses propres connaissances mobilisées dans la situation rencontrée.
Par ailleurs, mettre en œuvre une démarche critique n’est pas qu’une question de compétences. Cela suppose également un ensemble de dispositions que chacun peut développer, comme l’humilité ou l’honnêteté intellectuelle [5]. Pourquoi, si l’on cherche à mettre en œuvre ces dispositions quand on débat sur un sujet de société, ne les mobiliserions-nous pas dans d’autres situations du quotidien ? Pourquoi l’humilité intellectuelle dont on devrait faire preuve, par exemple quand on donne son opinion sur le nucléaire, ne devrait-elle pas s’appliquer quand on opte pour tel ou tel régime alimentaire (manger des fruits et légumes de saison, devenir végan...) ou bien quand on doit décider de la prochaine destination de vacances (prendre l’avion, partir au ski…) ?
Le cerveau peut nous jouer des tours
Un autre intérêt d’une application de l’esprit critique à des situations du quotidien est de comprendre que le cerveau peut nous jouer des tours de beaucoup de manières différentes dans la vie de tous les jours, et qu’il est nécessaire de savoir se remettre en question pour prendre des décisions plus justes. Les problèmes du quotidien sont des situations où prendre un peu de temps pour réfléchir est tout à fait adapté. C’est un terrain approprié à la « métacognition », à la prise de conscience que l’esprit critique est avant tout une remise en question personnelle sur sa façon de penser, sur ses perceptions, sur le contenu de sa mémoire, sur les influences sociales qui peuvent nous pousser à agir de telle ou telle façon.
Le cerveau étant soumis à des biais cognitifs, une composante de l’esprit critique est la capacité à les identifier et les surmonter pour raisonner juste. Certains s’appliquent lorsque nous argumentons ou décryptons une information, d’autres entrent plus spécifiquement en jeu dans des situations de résolution de problèmes. Par exemple, si nous voulons choisir un vin pour accompagner un repas, nous faisons appel à des souvenirs (celui d’avoir déjà bu ce vin), des connaissances (sur le cépage ou le millésime par exemple) ou des préférences personnelles (croyance en la qualité gustative d’un vin portant l’étiquette « biodynamique » par exemple). Nous pouvons aussi nous fier à des perceptions (odorat, goût) ou à des informations sur le vin (prix, design de l’étiquette, médaille remportée lors d’un concours vinicole…).
Nous n’avons alors pas forcément conscience des possibles biais perceptifs ou cognitifs qui peuvent influencer notre décision et notre comportement. Dans certains cas, il peut être plus avisé de déléguer son jugement et faire appel à des spécialistes. Dans le cas du choix d’un vin, cela peut être des œnologues (ou des médias d’expertise en œnologie), des cavistes (mais ceux-ci auront aussi des objectifs commerciaux) ou même des experts en santé publique se prononçant sur la consommation d’alcool.
Conclusion
Appliquer l’esprit critique aux situations du quotidien conduit à toucher directement ses habitudes, ses modalités de prise de décision, les petites comme les plus grandes. Cela demande des compétences et des attitudes similaires à l’évaluation d’informations. Bien entendu, appliquer une démarche critique ne peut pas être une démarche systématique. Il est de nombreuses situations où il serait contre-productif de vouloir étayer sa décision. La difficulté, pour une situation du quotidien comme pour une évaluation d’information médiatique, est d’identifier la pertinence d’engager une telle démarche critique.
Finalement, élargir le champ d’application de l’esprit critique c’est aussi éviter de se focaliser sur le décryptage de contenus médiatisés dont un des risques est de transformer l’esprit critique en une méfiance généralisée. Comme le souligne le rapport du CSEN : « Il ne faut pas non plus oublier que notre sensibilité à la mauvaise information trouve ses racines et raisons profondes dans notre propre fonctionnement cognitif » [1].
1 | Pasquinelli E, Bronner G, " Éduquer à l’esprit critique - Bases théoriques et indications pratiques pour l’enseignement et la formation ", Conseil scientifique de l’éducation nationale, Rapport, 2021.
2 | Eduscol, "Éducation aux médias et à l’information", page web, février 2025
3 | Cova F, "Les visions "naïves" de l’esprit critique. ", vidéo Youtube, Rencontres de l’Esprit Critique 2024.
4 | Bétrancourt M, Sander E, A Seconde Vue, Croyez-en mon expérience ! : Voyage dans les rouages de la pensée, Book-E-Book, 2023.
5 | Voir : Caroti D, "Humilité épistémique et pensée critique", Science et Pseudo-sciences n°339, janvier 2022
Publié dans le n° 352 de la revue
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L'auteur
Luc Rodet

Docteur en sciences cognitives et président de l’association « À seconde vue », association de médiation (…)
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