Piéger la sélection naturelle pour éradiquer une tumeur
Publié en ligne le 14 mars 2025 - Information scientifique -
Une tumeur est un amas chaotique de cellules proliférant hors de contrôle du système immunitaire. Mises en contact avec des agents mutagènes renforçant leur instabilité génétique, comme ceux contenus dans la fumée de cigarette, les cellules tumorales peuvent accumuler de nombreuses mutations. Une tumeur est, de ce fait, très hétérogène. Nombre de ces mutations sont sans effets, mais certaines peuvent procurer un avantage face aux traitements utilisant des anticancéreux : on dit que ce sont des mutations de résistance. C’est le cas, par exemple, de la mutation C797S de la protéine EGFR (récepteur de facteur de croissance épidermique) qui procure la résistance contre l’anticancéreux osimertinib [1].
Imaginons le scénario suivant : un patient est atteint d’une tumeur dont l’une des cellules a acquis par hasard la mutation C797S. Si ce patient est traité avec l’osimertinib, la cellule tumorale résistante survivra au traitement alors que les autres seront détruites. La cellule résistante pourra ainsi continuer de proliférer : c’est la sélection naturelle. La tumeur réapparaît après quelques jours et ne peut plus être traitée par l’osimertinib. Un autre anticancéreux doit alors être utilisé pour « contrer » la résistance, avec le risque de répéter le cycle. Ce mécanisme est très courant et responsable de nombreux échecs dans le traitement de divers cancers.

Une solution intuitive à ces problèmes est d’utiliser plusieurs anticancéreux distincts simultanément pour réduire les chances de résistance. En effet, il est très improbable pour une cellule cancéreuse d’acquérir plusieurs mutations de résistance en même temps. Cependant, utiliser plusieurs anticancéreux peut entraîner de lourds effets secondaires pour le patient, ce qui n’est pas souhaitable [2]. Un traitement idéal aurait donc les avantages du traitement combinatoire, sans ses désavantages. Comment s’y prendre ?
Une équipe américaine de chercheurs a récemment proposé une potentielle solution : il faut piéger la sélection naturelle [3]. Il s’agit de faire en sorte que la tumeur sécrète elle-même localement une molécule anticancéreuse, ce qui permet de n’administrer au patient qu’un seul autre médicament, limitant alors le risque d’effets secondaires. Reste à trouver un moyen pour que la tumeur produise elle-même une molécule susceptible de la détruire.
Il se trouve que les cellules cancéreuses peuvent être modifiées génétiquement : on peut leur transmettre des gènes qu’elles utilisent ensuite via leur machinerie cellulaire. Les chercheurs ont mis au point un « cadeau empoisonné » génétique. Celui-ci est composé de deux gènes (que l’on nommera ici A et B). Le gène A code pour l’EGFR mutée qui procure la résistance à l’osimertinib. C’est le cadeau : on offre aux cellules cancéreuses une résistance avantageuse. Le gène B permet la synthèse d’un anticancéreux (le 5-fluorouracile). C’est le poison : la toxine tue son hôte et toutes les cellules aux alentours. Les deux gènes sont liés : accepter le cadeau revient à accepter le poison.
La caractéristique clé de ces gènes est qu’ils sont inductibles : ils ne sont actifs qu’en réponse à un signal chimique contrôlé par les chercheurs. Ainsi, ils forment une « machine génétique » avec deux interrupteurs, l’un contrôlant le gène A, l’autre contrôlant le gène B.
La stratégie utilisée est donc la suivante : le « cadeau empoisonné » est transmis à une tumeur. Certaines de ses cellules l’intègrent et peuvent l’utiliser, on dit qu’elles sont transformées. Reprenons notre scénario initial : cette tumeur est traitée avec de l’osimertinib et le gène A est activé. Conséquence ? La majorité des cellules cancéreuses est détruite, et il ne reste que les nombreuses cellules transformées et d’autres mutantes occasionnelles, toutes résistantes. La nouvelle tumeur « piégée » est laissée à prospérer quelques jours. Les cellules transformées représentent alors une large majorité de la population tumorale. Puis le gène B (le poison) est activé alors que le gène A (le cadeau) est simultanément désactivé. Ainsi, les cellules transformées perdent leur résistance à l’osimertinib et synthétisent la toxine. Sous l’action combinée de cette dernière et de l’osimertinib, la tumeur entière est éradiquée.
Cette stratégie s’est avérée fructueuse et robuste in vitro avec des cellules humaines de tumeur pulmonaire. Elle a aussi été testée in vivo. Pour cela, les chercheurs ont fabriqué des tumeurs artificielles dont environ 10 % de la population cellulaire était transformée. Greffées à des souris et soumises à la stratégie décrite précédemment (avec de légères modifications), les tumeurs ont presque toutes régressé, entraînant la guérison de la grande majorité des souris greffées.
Cette approche est prometteuse et s’est avérée efficace dans les conditions testées. Un des avantages de la machine génétique est sa modularité : les gènes choisis comme « cadeaux » ou « poisons » sont adaptables à différents contextes et types de cancer. Néanmoins, l’équipe américaine n’a pas présenté de scénario où des tumeurs étaient transformées directement in vivo. De plus, il est très difficile de prévoir si cette stratégie peut fonctionner chez l’être humain. Ainsi, l’article présente une nouvelle arme prometteuse dans la lutte contre le cancer, venant s’ajouter à un arsenal génétique de plus en plus fourni.
1 | Niederst MJ et al., “The allelic context of the C797S mutation acquired upon treatment with third-generation EGFR inhibitors impacts sensitivity to subsequent treatment strategies”, Clinical Cancer Research, 2015, 21 :3924-33.
2 | Pomeroy AE et al., “Drug independence and the curability of cancer by combination chemotherapy”, Trends in Cancer, 2022, 8 :915-29.
3 | Leighow SM et al., “Programming tumor evolution with selection gene drives to proactively combat drug resistance”, Nature Biotechnology, 4 juillet 2024.
Publié dans le n° 350 de la revue
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L'auteur
Paul Lubrano

Membre de l’Association française de biologie de synthèse (afbs.fr). Il a été étudiant en thèse à l’université de (…)
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