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Qu’est-ce que la science ?

Publié en ligne le 4 septembre 2021 - Épistémologie -

La question, qui se pose régulièrement en période de controverse ou d’affrontement entre sciences et pseudo-sciences (ou activités perçues comme telles) et semble donc perpétuellement d’actualité, a été au centre du développement de la philosophie des sciences du XXe siècle. Y répondre suppose de résoudre ce qu’on appelle depuis Popper le problème de démarcation [1] : la détermination de critères qui permettraient de tracer une frontière nette entre la science et d’autres domaines, en particulier les pseudo-sciences. Il est inutile de rappeler l’intérêt de la question : la science possède une autorité particulière car ses affirmations sont censées être plus convaincantes – car mieux justifiées – que celles des domaines non scientifiques. Reconnaître la science permettrait notamment d’aiguiller les journalistes, de permettre des débats publics bien informés (concernant par exemple la santé et l’environnement), de choisir des experts, etc.

Vérifiabilité ou réfutabilité ?

En philosophie, les approches classiques espéraient fonder la science sur la certitude, ou plutôt la caractériser par une méthode permettant en principe d’atteindre la certitude. Pour les empiristes logiques, au début du XXe siècle, un énoncé scientifique était un énoncé vérifiable, pour lequel on dispose d’une procédure permettant de prouver sa vérité 1. Par exemple, l’énoncé « Dieu existe » ne serait alors pas scientifique : il est certes vrai ou faux, mais il n’existe pas de méthode fondée sur l’observation permettant de le vérifier. En principe, pour cette école, la vérification devait toujours être fondée sur l’observation : vérifier un énoncé, c’est le ramener à ce qu’il dit du monde observable, et ensuite observer si ce qu’il dit est avéré ou non. Hélas, la vérification par l’observation échoue à caractériser la science : d’abord parce que l’observation n’est pas infaillible (il y a des observations erronées) ; ensuite parce que beaucoup d’énoncés scientifiques ne sont tout simplement pas vérifiables. Par exemple, pour vérifier une loi de la nature, censée être vraie de façon universelle, il faudrait en observer les conséquences en tout moment et en tout lieu – ce qui est infaisable. Les empiristes logiques se sont alors rabattus sur l’idée qu’une théorie scientifique, si elle ne peut pas être totalement vérifiée, peut du moins être confirmée – on peut faire des observations qui donnent des raisons (non déterminantes) de croire qu’elle est vraie ou non [3].

Le Philosophe et ses élèves,
Willem van der Vliet (c.1584-1642)

Le philosophe des sciences Karl Popper s’est alors opposé à cette vision en soutenant que la confirmation (et a fortiori la vérification) ne saurait caractériser la science [1]. En effet, des théories (ses exemples sont l’astrologie, la psychanalyse, le marxisme) sont très bien confirmées par l’observation ; mais c’est uniquement parce qu’elles peuvent s’accorder à toute observation, quoi qu’il arrive, ce qui rend leur statut scientifique douteux. Être en accord avec l’observation n’est donc pas une caractéristique fondamentale de la science. Popper propose alors son propre critère, également fondé sur l’atteinte de la certitude, quoique négative : un énoncé scientifique (ou une théorie, ensemble d’énoncés) est falsifiable ou réfutable. Cela signifie que pour être scientifique, un énoncé doit permettre d’envisager une situation expérimentale ou une observation qui pourrait le mettre en défaut, le réfuter – il doit pouvoir exister une situation allant à l’encontre de ce que l’énoncé dit du monde.

Ce critère de réfutabilité de Popper est séduisant car simple à comprendre et facile à appliquer – ce qui explique qu’on le trouve souvent cité par les scientifiques eux-mêmes. La réfutabilité demeure par ailleurs dans l’esprit des empiristes logiques : elle concerne des énoncés, et se fonde sur la confrontation entre ces énoncés et l’observation. Cependant, elle ne convient pas davantage, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, en pratique, les scientifiques ne tentent pas constamment de réfuter des énoncés ou théories, et ne les rejettent pas dès qu’ils sont en désaccord avec l’observation, mais continuent fréquemment à y travailler [4]. Par ailleurs, certains énoncés non scientifiques sont réfutables – notamment les affirmations excentriques et manifestement fausses, comme « La Terre est faite de gouda ».

Enfin, même les énoncés scientifiques ne sont pas réfutables. Imaginons qu’une théorie (de la gravitation, par exemple) prédise que la Lune sera située à tel endroit précis du ciel à tel moment précis de la nuit prochaine, mais qu’on observe alors autre chose. La théorie est-elle fausse pour autant ? Non. Peut-être avais-je fait mes calculs sur la base de données erronées (comme une mauvaise observation de la position passée de la Lune) ; peut-être mes outils d’observation (mon télescope) ont-ils mal fonctionné ; peut-être les autres théories sous-tendant le fonctionnement de ces outils (l’optique) sont-elles fausses. En d’autres termes, après une observation fausse, je peux conclure que l’une des hypothèses utilisées pour la produire est fausse, sans pouvoir déduire l’identité de la coupable, qui n’est donc pas nécessairement la théorie que je souhaitais tester. La leçon de ce problème, qu’on appelle en philosophie le problème de Duhem-Quine (formulé à l’origine par Duhem en 1906 [5], puis repris et étendu par Quine en 1953 [6]), est qu’on ne peut jamais tester (ni donc réfuter) un énoncé seul, mais seulement un ensemble d’énoncés.

En définitive, les énoncés scientifiques ne sont ni vérifiables ni réfutables. Autrement dit, on ne peut pas définir la science en termes d’atteinte de la certitude, qu’elle soit positive (certitude de la vérité) ou négative (certitude de la fausseté).

Thomas Samuel Kuhn (1922-1996)

Le critère sociologique de Kuhn

Peut-être faut-il chercher à caractériser la science non par la nature des énoncés qu’elle produit mais par celle de l’activité de la communauté scientifique ? C’est ce que suggère Thomas Kuhn dans un ouvrage majeur, La Structure des révolutions scientifiques [7]. Pour lui, l’évolution scientifique consiste en une succession de périodes de science « normale » et de périodes de science « révolutionnaire » ou « extraordinaire ». On retient souvent de Kuhn ce dernier point, qui permet de considérer l’évolution scientifique comme discontinue et irrationnelle car influençable par divers facteurs non scientifiques.

Mais ce qui nous intéresse ici est la science normale – les périodes pendant lesquelles les scientifiques travaillent dans un cadre conceptuel donné et non remis en question (et peuvent ainsi être considérés comme conformistes, voire dogmatiques). C’est là que le progrès scientifique est le plus manifeste : les scientifiques utilisent des principes, des outils et des méthodes consensuels, qu’ils raffinent et appliquent à la résolution d’« énigmes ». Or pour Kuhn, ce sont bien ces périodes d’activité « normale » qui caractérisent la science : des périodes relativement paisibles au cours desquelles le progrès est graduel, relativement régulier et demande plutôt labeur et application que génie. Les révolutions se produisent dans tous les domaines ; mais seule la science comporte des périodes « normales », caractérisées par un progrès en termes de résolution successive de problèmes par l’application d’une méthode générale.

Notons que cette définition de la science se focalise donc sur un certain type d’activité plutôt que sur les énoncés qu’elle produit. Mais comme les précédentes, elle souffre de limites. Par exemple, selon Popper, même l’activité des astrologues peut être vue comme de la résolution d’énigmes (déterminer quelle conjonction d’astres favorisera quel type d’événement, etc.). La définition de Kuhn serait donc trop sociologique en un sens – en se concentrant sur l’activité des scientifiques, elle perd de vue les contenus sur lesquels ils travaillent. Par ailleurs, il n’est pas clair que l’évolution scientifique ne se fasse pas par le biais de changements plus graduels et moins brusques qu’une révolution [8].

Cadres conceptuels et programmes de recherche

Ce qui est moins connu est qu’on peut trouver chez Kuhn une autre caractérisation de la science, qui a cette fois trait aux révolutions scientifiques [9]. Pour Kuhn, en période de crise (quand un cadre conceptuel, qu’il appelle paradigme, est de moins en moins satisfaisant), il faut choisir entre plusieurs cadres possibles. Et ce choix est fondé sur cinq critères rationnels, ou valeurs théoriques : un cadre serait d’autant meilleur qu’il est plus précis, plus cohérent, plus simple, plus fructueux et qu’il rend compte de davantage de phénomènes. Selon Kuhn, cette liste de cinq critères caractérise la science contemporaine. Elle n’est pas immuable : par exemple, l’exigence de précision n’a pas toujours été aussi forte que de nos jours. Reste que cet ensemble de critères caractéristiques évolue plus lentement que les cadres conceptuels.

Un dernier exemple de caractérisation classique de la science peut être trouvé chez Lakatos, qui, écrivant à la même époque que Kuhn, avait tenté de concilier son approche avec celle de Popper [10]. Selon Lakatos, la science est composée de programmes de recherche, qui contiennent un noyau conceptuel invariable non remis en cause (comme chez Kuhn) et des hypothèses auxiliaires qui peuvent être rejetées (comme chez Popper). Au fur et à mesure que ces hypothèses sont modifiées, un programme de recherche scientifique est capable d’engendrer des prédictions originales, qui permettent de nouveaux tests. Tant que cela se produit, il progresse et les scientifiques continuent de l’exploiter. Par contre, un programme de recherche qui ne survit aux observations contraires qu’en étant toujours modifié et sans produire de prédictions nouvelles est dit dégénérescent, et devient de moins en moins scientifique. Pour Lakatos, ce sont donc des programmes de recherche (des suites de théories ayant en commun un noyau conceptuel) qui peuvent être dits scientifiques ou non, et ce en fonction des nouvelles observations auxquelles ils mènent. Cependant, on peut lui rétorquer qu’une bonne théorie peut être scientifique tout en « stagnant » – c’est-à-dire sans produire de nouvelle prédiction.

Le long de la frontière,
Ilia Iefimovitch Répine (1844-1930)

Un constat d’échec partiel

Ceci n’épuise pas la variété des tentatives de définir la science, dont d’autres encore se sont concentrées sur la caractérisation des problèmes, des pratiques, des normes institutionnelles ou même des individus scientifiques. Reste que toutes souffrent de limites et qu’aucune n’a emporté l’adhésion générale. En 1997, un sondage mené auprès des membres de l’association américaine de philosophie des sciences (Philosophy of Science Association) révélait d’ailleurs que 89 % d’entre eux ne croyaient pas à l’existence d’un critère universel de démarcation de la science [11]. Nous ne disposons donc d’aucun critère clair et communément admis permettant de déterminer ce qui est scientifique ou non. De fait, en philosophie, la question de la définition de la science est désormais beaucoup moins discutée alors qu’elle avait, comme on l’a vu, structuré l’ensemble de la philosophie des sciences du siècle dernier.

Cette « disparition » du problème de démarcation avait été signalée dès 1983 par Larry Laudan, dans un article influent constatant l’échec des critères proposés, censés fournir des conditions claires (nécessaires et suffisantes) d’identification de la science [12]. Selon Laudan, la science est en fait fondamentalement hétérogène et ne saurait être capturée par un critère général. On devrait plutôt se limiter à l’évaluation d’hypothèses ou de théories particulières, considérées indépendamment.

Vers une caractérisation plus « floue » ?

Ce n’est cependant pas la seule option possible. On pourrait également soutenir qu’une bonne définition de la science devrait se fonder sur un « air de famille » (une notion due à Wittgenstein), plutôt que sur un ensemble de conditions que toutes les sciences doivent remplir. Pour citer un exemple célèbre de Wittgenstein : un jeu est souvent amusant, il implique une compétition, un vainqueur, des règles, il nécessite de l’habileté, de la chance. Mais à chacune de ces conditions, on peut trouver des exceptions (des jeux qui ne la remplissent pas), si bien qu’il n’existe pas de point commun entre tous les jeux. Ils partagent malgré tout un air de famille – un ensemble de propriétés dont tous les jeux en manifestent une partie.

En va-t-il de même pour la science ? Il existerait alors plusieurs critères de scientificité, mais dont aucun ne serait satisfait par toutes les sciences, chaque discipline en remplissant un certain sous-ensemble, variable selon les cas. Cette option consistant à définir la science par un « cluster » de propriétés est favorisée par plusieurs philosophes de nos jours (par exemple dans un ouvrage récent [13]). Mais la liste de ces propriétés reste relativement vague – ce qui reflète la perte d’intérêt relative pour le problème. On pourrait citer l’idée qu’une discipline scientifique devrait permettre une compréhension théorique et avoir une base empirique [14]. Ces critères admettent des degrés : une théorie ne serait donc pas scientifique ou non, mais susceptible d’être plus ou moins scientifique.

Les critères des pseudo-sciences

Il est cependant un aspect du débat qui demeure bien vivant aujourd’hui : la volonté de distinguer la science des pseudo-sciences. Si l’on ne peut pas définir la première, peut-être peut-on cerner les secondes ? Qu’est-ce qu’une pseudoscience ? Tous s’accordent plus ou moins sur la liste des disciplines étant des pseudo-sciences, qui incluent notamment astrologie, créationnisme, homéopathie, psychokinésie, radiesthésie, voyance, ufologie. Qu’est-ce qui les rassemble ?

Selon une définition possible, une pseudoscience est fondée sur une doctrine non scientifique essayant de se faire passer pour scientifique ou pour la source de connaissances la plus fiable concernant le domaine en question alors qu’elle ne l’est pas [15]. En conséquence, les pseudo-sciences semblent, elles aussi, être caractérisables par un « cluster » de propriétés, car il y a de multiples façons concrètes de ne pas être scientifique tout en prétendant l’être. En voici quelques exemples.

Du point de vue théorique d’abord, une pseudoscience montre souvent peu ou pas d’intégration avec d’autres disciplines et activités (mathématiques, développement de technologies...), alors que la plupart des sciences sont en général relativement bien intégrées les unes aux autres ; et elle fournit rarement des mécanismes précis et explicatifs pour son domaine.

Du point de vue méthodologique, ensuite, une pseudo-science peut contenir certaines des clauses lui permettant d’échapper aux tentatives de réfutation (telle l’impossibilité fondamentale de faire telle ou telle observation, ou l’existence d’un complot empêchant l’occurrence d’un phénomène). Lorsque des tests empiriques sont possibles, soit ils se révèleront difficiles à répliquer, soit les défenseurs d’une pseudo-science n’y procéderont pas systématiquement (voire pas du tout). Ils feront typiquement peu de tentatives actives pour résoudre les problèmes qui apparaissent (par opposition aux communautés en temps de « science normale ») et négligeront les résultats contraires. Ils n’utiliseront pas de sources variées de données et auront tendance à employer avant tout des arguments négatifs, critiquant des positions adverses, plutôt que positifs.

La méthode de publication des pseudo-sciences tend par ailleurs à imiter la pratique scientifique tout en la déformant : abus de citations, conflits d’intérêts fréquents des auteurs, mention d’expertises non pertinentes (relevant d’un autre domaine), en profitant du fait que ces pratiques existent également à un certain degré au sein des sciences.

Du point de vue social enfin (et plus accessoirement), il n’est pas rare qu’une pseudo-science ait pour origine un individu unique, qu’elle bénéficie de soutiens extérieurs : soutien moral du public et financier de certaines institutions privées.

Conclusion : il devrait être facile de détecter les pseudo-sciences

Aucune de ces caractéristiques ne suffit à définir une pseudo-science, et chacune peut être absente dans un cas particulier. Il s’agit donc ici encore d’une caractérisation par air de famille ou « cluster » de propriétés. On peut cependant noter que les critères possibles d’une pseudo-science que nous venons de passer en revue sont mieux identifiés, plus précis et surtout plus nombreux que ceux de la science. Cela en permet une application pratique plus immédiate : la force de notre conviction qu’une discipline est une pseudo-science devrait tout simplement croître avec le nombre des critères précédents qu’elle remplit. Une caractérisation peut donc se révéler satisfaisante ou utile même si elle n’établit pas de démarcation nette entre science et pseudo-sciences.

Références


1 | Popper K, Conjectures and refutations. The growth of scientific knowledge, Basic Books, 1962.
2 | Waismann F, Wittgenstein and the Vienna Circle. Conversations Recorded, Blackwell, 1979.
3 | Carnap R, “Testability and Meaning”,Philosophy of Science, 1936, 3 :419-71.
4 | Kuhn TS, “Logic of Discovery or Psychology of Research ?”, in Lakatos I, Musgrave A (ed.), Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge University Press, 1970.
5 | Duhem P, La théorie physique. Son objet et sa structure, Chevalier & Rivière,1906
6 | Quine WVO, “Two Dogmas of Empiricism”, in From a Logical Point of View, Harvard University Press, 1953.
7 | Kuhn TS, The Structure of Scientific Revolutions, University of Chicago Press, 1962.
8 | Laudan L, Science and Values – The aims of science and their role in scientific debate, University of California Press, 1984.
9 | Kuhn TS, “Objectivity, Value Judgment and Theory Choice”, in The Essential Tension – Selected Studies in Scientific Tradition and Change, University of Chicago Press, 1977.
10 | Lakatos I, “Falsification and the Methodology of Scientific Research Programmes”, in Lakatos I, Musgrave A (ed.), Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge University Press, 1970.
11 | Alters BJ, “Whose nature of science ?”, Journal of Research in Science Teaching, 1997, 34 :39-55.
12 | Laudan L, “The Demise of the Demarcation Problem”, in Cohen RS, Laudan L (ed.), Physics, Philosophy and Psychoanalysis – Essays in Honour of Adolf Grünbaum, D. Reidel, 1983.
13 | Boudry M, Pigliucci M, Philosophy of Pseudoscience : Reconsidering the Demarcation Project, University of Chicago Press, 2013.
14 | Pigliucci M, “The Demarcation Problem – A (Belated) Response to Laudan”, in Philosophy of Pseudoscience : Reconsidering the Demarcation Project, University of Chicago Press, 2013.
15 | Hansson SO, “Defining Pseudoscience”, Philosophia Naturalis, 1996, 33 :169-76.

1 L’idée provient de discussions entre Wittgenstein et des membres du Cercle de Vienne, en 1929-1930 [2].

Publié dans le n° 336 de la revue


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L' auteur

Cédric Paternotte

Maître de conférences en philosophie des sciences à Sorbonne Université.

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