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Mario Bunge (1919-2020)

Publié en ligne le 9 avril 2021 - Épistémologie -

Le 25 février 2020, Mario Bunge, physicien et philosophe argentin, est décédé [1]. Sa mort met un terme à une existence consacrée à la science, au rationalisme et au matérialisme.

Son œuvre considérable (149 livres et 531 articles scientifiques et philosophiques [2]), son style incisif et franc, sa longévité, font de lui un protagoniste incontournable des débats scientifiques et philosophiques du XXe siècle.

Arrêtons-nous un instant sur deux éléments fondamentaux développés au cours de son long et passionnant parcours, tant personnel que professionnel [2], et qui sont certainement les plus représentatifs de sa philosophie : le matérialisme systémique et la lutte contre les pseudo-sciences.

Véritable pourfendeur des pseudo-sciences en général et de la psychanalyse en particulier, M. Bunge récuse l’idée selon laquelle un critère unique suffirait à démarquer une pseudoscience d’une science authentique [3]. Sans prétendre aborder des détails qui dépasseraient le cadre de cet hommage, disons seulement que le philosophe-physicien définit une science particulière comme un champ cognitif spécifique réunissant dix caractères (voir encadré). Il en découle qu’une pseudo-science est un champ cognitif se présentant comme scientifique mais ne satisfaisant pas ces dix conditions [3].

Dans un propos clair mais exigeant, très souvent accompagné de formalismes, il développe une ontologie matérialiste rigoureuse, c’est-à-dire une conception générale du monde comme constitué uniquement de matière. M. Bunge le nomme « matérialisme scientifique », ou encore « systématérialisme » [4].

Ce matérialisme est dit « systémique », en opposition au matérialisme réductionniste, nommé parfois physicalisme. La différence fondamentale entre les deux conceptions est que la première reconnaît les phénomènes d’émergence, c’est-à-dire l’apparition de propriétés au niveau d’un système que ne possèdent pas ses composantes.

Cette conception philosophique matérialiste est nécessaire aux rationalistes et sceptiques car, « pour se prémunir contre toutes les pseudosciences, on doit avoir une vision du monde matérialiste et une épistémologie scientifique » [3], point de vue qu’il a passé sa vie à théoriser. Entre autres désaccords, l’auteur s’oppose au philosophe des sciences Karl Popper sur l’existence d’un possible « monde 3 » ([5], chapitre 8) 1. De manière plus polémique, il s’inscrit en faux contre l’interprétation subjectiviste des probabilités, qu’il juge mathématiquement inadmissible et non scientifique (une probabilité subjective est conçue comme une mesure du degré de croyance ou de crédibilité d’une proposition ; selon M. Bunge, l’attribution de probabilités subjectives est intuitive et arbitraire, et donc non scientifique) [6].

Son œuvre ne se restreint pas à la métaphysique et à l’épistémologie, mais couvre tous les domaines de la philosophie, ainsi que la physique, la biologie, la sociologie et la psychologie, ce qui en fait un penseur singulier de notre temps. Par son éclectisme, il rappelle les encyclopédistes des Lumières qui se refusaient à toute spécialisation et se faisaient fort d’aborder tout sujet digne d’intérêt.

Pour les lecteurs intéressés, son autobiographie, parue aux Éditions Matériologiques, sera une bonne introduction à sa pensée [2].

Caractériser une science


Pour Mario Bunge, une science particulière se définit comme un champ cognitif spécifique réunissant dix caractères résumés dans la formule C = < C, S, V, D, F, A, P, H, O, M > avec :

C = la communauté des chercheurs du champ C ; S = la société qui abrite C ; V = la vision générale du monde ou la conception d’ensemble, ou les présupposés philosophiques de C ; D = le domaine ou l’univers de C, à savoir les objets étudiés ou traités par les C correspondantes ; F = le formalisme, c’est-à-dire les outils logiques ou mathématiques utilisables dans le champ C ; A = les acquis d’arrière-fond, ou ensemble des présuppositions de C empruntées à d’autres champs ; P = la problématique, ou l’ensemble des problèmes, traités dans C ; H = l’héritage de savoir propre accumulé par C ; O = les objectifs ou les buts des communautés C ; M = les méthodes utilisables dans C.

Pour plus de détails, voir [4].

« La pseudo-science est toujours dangereuse, car elle pollue la culture et, quand elle concerne la santé, l’économie ou la politique, elle met en péril la vie, la liberté, ou la paix. Mais il est clair que la pseudo-science est dangereuse au dernier degré quand elle est soutenue par un gouvernement, une religion organisée, une grande corporation. »

Mario Bunge

(« La philosophie derrière la pseudo-science », SPS n° 276, avril 2007)

Références


1 | Un long article de M. Bunge fut publié dans Science et pseudo-sciences. Voir « La philosophie derrière la pseudoscience », SPS n° 275, décembre 2006, et n° 276, mars 2007. Sur afis.org
2 | Bunge M, Entre deux mondes. Mémoires d’un philosophescientifique, Éditions Matériologiques, 2016.
3 | Bunge M, Matérialisme et humanisme – Pour surmonter la crise de la pensée, Éditions Liber, 2005.
4 | Bunge M, Le matérialisme scientifique, Éditions Syllepse, 2008.
5 | Popper K, L’univers irrésolu, plaidoyer pour l’indéterminisme, Édition Hermann, 1984.
6 | Voir les entrées « Bayésianisme » et « Probabilité subjective » de son Dictionnaire philosophique : Perspective humaniste et scientifique, Éditions Matériologiques, 2020.

1 Selon Popper, nous pouvons distinguer trois mondes : premièrement, le monde des états physiques ; deuxièmement, le monde des états mentaux ; et troisièmement, le monde du contenu objectif de la pensée, ou monde des idées [5].

Publié dans le n° 334 de la revue


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L' auteur

Valentin Bellée

Professeur des écoles.

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