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La sociologie et sa vocation scientifique

Publié en ligne le 25 mai 2021
La sociologie et sa vocation scientifique
Dominique Raynaud

Hermann, coll. Société et pensées, 2006, 230 pages, 26 €

Dominique Raynaud, sociologue à l’université Pierre-Mendès-France de Grenoble, explore ici une question épineuse : celle du statut scientifique de la sociologie. Ce livre traite donc d’épistémologie, entendue comme la branche de la philosophie étudiant la science et les connaissances scientifiques et visant à déterminer leurs origines logiques, leurs valeurs et leurs portées 1. En 1991 2, le sociologue Jean-Claude Passeron refusait à la sociologie le statut épistémologique des sciences de la nature, eu égard à sa non-réfutabilité et à son langage non spécifique ; une manière de dire que la sociologie ne peut être une science comme les autres et qu’elle ne peut se soumettre aux exigences générales de scientificité.

La sociologie et sa vocation scientifique, paru en 2006, vise à montrer qu’attribuer une épistémologie spécifique, dite « régionale », à la sociologie n’est pas légitime. L’auteur procède pour cela à une comparaison entre les concepts, les méthodes et les paradigmes des sciences de la nature, d’une part, et de la sociologie, d’autre part.

A l’aide d’une argumentation serrée et dense, il en ressort selon l’auteur que :

  1. La multiplicité des paradigmes est une réalité, non seulement en sociologie, mais aussi en sciences physiques, ce qui n’empêche pas, pour autant, ces disciplines d’être fécondes et de prétendre à la scientificité 3.
  2. L’astronomie et la sociologie utilisent toutes deux les mêmes familles de concepts, ce qui ne justifie pas le recours à une épistémologie spécifique 4.
  3. Les lois ne sont pas l’apanage des sciences naturelles, elles existent et sont utilisées en sociologie, comme les lois conditionnelles 5 ou les « distributions de Lévy-Pareto » 6. Ainsi, l’« idée qu’il puisse exister des lois gouvernant le comportement humain est considérée par beaucoup comme menaçant notre dignité, notre autonomie et dégradant notre statut d’êtres humains. L’argument que les lois sont impossibles ou improbables en sociologie procède donc de motifs axiologiques et non d’une analyse du statut épistémique de la sociologie. » Autrement dit, affirmer l’impossibilité de l’établissement de lois en sociologie est un argument moral ne reflétant pas l’activité sociologique réelle.
  4. La sociologie peut avoir recours au raisonnement expérimental 7.

Ces éléments (entre autres) suggèrent à D. Raynaud que la sociologie, malgré la spécificité de son objet, est une science qui ne se distingue pas fondamentalement de ses homologues. En vertu de quoi il prône un « monisme épistémologique neutre », thèse affirmant que « les disciplines présentent une unité sous-jacente (monisme), dans la façon dont les connaissances sont constituées (épistémologique), sans référence à leur éventuelle position sur une échelle de prestige (neutre) ». Autrement dit, l’auteur refuse le régionalisme épistémologique évoqué précédemment. Sa conclusion est éloquente : « Nous sommes à peu près libres d’appliquer un point de vue scientifique ou a-scientifique sur n’importe quel sujet. (...) La sociologie scientifique n’a rien d’une divagation scientiste, comme le pensent quelques bons auteurs actuels 8. Cette relégation repose sur la croyance infondée qu’une science sociale – au sens fort – est une impossibilité. »

Que l’on souscrive ou non à la thèse de l’auteur, l’ouvrage est d’une grande rigueur et mérite une place dans toute bibliothèque orientée vers les sciences humaines et sociales, mais aussi pour tout spécialiste des sciences de la nature s’interrogeant sur la place de la sociologie dans le champ scientifique.

1 Selon la définition donnée par le centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL). Sur le site www.cnrtl.fr.

2 Passeron J-C, Le Raisonnement sociologique, Nathan, 1991.

3 En effet, ce chapitre montre que certains auteurs considèrent le caractère polyparadigmatique de la sociologie comme un frein à son développement scientifique. D. Raynaud réplique par exemple que la théorie des gaz, dans laquelle coexistent trois paradigmes (appréhendé au niveau microscopique par la dynamique classique ; au niveau mésoscopique par la théorie cinétique des gaz ; au niveau macroscopique par le modèle hydrodynamique) réfute cette affirmation.

4 Cinq familles de concepts peuvent être identifiées : les concepts taxinomiques, analytiques, quantitatifs, idéaltypiques et les désignateurs semi-rigides. Selon certains auteurs, les deux derniers seraient exclusivement l’apanage de la sociologie. D. Raynaud montre pourtant leur présence en sciences physiques et en astronomie.

5 Un exemple de loi conditionnelle est le théorème de W. I. Thomas : « Si les hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences. »

6 L’auteur regroupe sous ce nom une certaine famille de lois statistiques.

7 D. Raynaud reprend l’idée de Claude Bernard, selon laquelle « pour raisonner expérimentalement, il faut généralement avoir une idée et invoquer ou provoquer des faits, c’est-à-dire des observations, pour contrôler cette idée préconçue ». Le raisonnement expérimental est composé de quatre stades, le premier portant sur des données comparées, le deuxième sur une hypothèse qualitative, le troisième sur une prédiction mesurable et, enfin, le quatrième sur une prédiction contre- intuitive. Ces quatre degrés constituent « un bon indicateur de la pénétration de la méthode expérimentale dans une discipline ». L’auteur atteste la présence de raisonnements expérimentaux prédictifs de niveau 3 en sociologie.

8 Comme par exemple Jean-Claude Passeron, Alain Caillé ou encore Vincent Descombes.


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Auteur de la note

Valentin Bellée

Professeur des écoles.

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