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Le grand bazar de l’irrationnel

Publié en ligne le 26 mars 2021
Le grand bazar de l’irrationnel
Patrice Dartevelle (dir.)
Éditions Aba, 2020, 155 pages, 19 €

Cet ouvrage collectif rassemble les pensées sceptiques de plusieurs auteurs, tous universitaires, qui l’enrichissent de leur approche rationnelle de l’irrationnel.

La couverture de cet ouvrage offre une vue d’une peinture à l’huile du peintre néerlandais Jérôme Bosch, La Nef des fous, petite embarcation accueillant dix personnages frappés de folie et n’allant nulle part. Une vraie métaphore picturale de ce qui est, avec brio il faut le dire, exposé ensuite. En préambule, Patrice Dartevelle, secrétaire de l’Association belge des athées, nous rappelle ainsi quelques malheureux écueils de nos sociétés modernes, parmi lesquels la persistance des superstitions et des croyances au paranormal ou encore le rejet de la science, et ose poser la bonne question : « Comment faire pour désintoxiquer les gens de ces inepties ? »

Pour nous aider à y répondre, Damien Karbovnik dresse un aperçu de la naissance de la culture New Age et entreprend de démontrer que la difficulté principale pour lutter contre les pensées irrationnelles est le fait que ces pensées sont logiquement construites et finissent par constituer un corpus structuré. Nous ne pouvons que partager ce triste constat que nous dénonçons dans Science et pseudo-sciences depuis de longues années, mais on pourra objecter qu’une notion, si elle était correctement enseignée dès le plus jeune âge, contribuerait à démasquer ces pensées ésotériques « construites » : la notion de plausibilité, qui devrait permettre à chacun de juger le sérieux d’une proposition, non pas seulement par rapport à la logique de sa construction, mais aussi par rapport à l’état des connaissances. L’auteur ne l’aborde pas, ce qui ne sape pas, néanmoins, la justesse de son analyse.

Dans le chapitre suivant, Stéphane François met en évidence la proximité existant entre les modes de pensées alternatifs, notamment le refus de la technologie et la valorisation des médecines douces et de l’écologisme, deux mouvements que l’on semble pouvoir raccorder à la pensée romantique du 19e siècle, pensée qui s’échafauda en réaction à l’essor de la rationalisation de la société et du monde économique. Le diagnostic est affuté, mais le pronostic n’est pas bon : la diffusion dans la société des modes de pensées alternatifs et environnementalistes – selon lesquels l’avenir est une décadence l’éloignant d’une Nature personnalisée et déifiée, en dehors de laquelle rien n’est bon – ont fortement entravé notre capacité à développer des solutions technologiques diminuant notre impact sur l’environnement.

À ce stade, le lecteur se demande quelle mouche a pu piquer ces adorateurs de Gaïa 1 pour qu’ils exigent l’abandon de la culture technologique occidentale au profit de croyances « collapsologiques ». C’est donc à point nommé que Virginie Bagneux décrypte pour nous, dans le chapitre suivant, les mécanismes cérébraux à l’origine des principaux biais cognitifs (il en existerait près de deux cents, sévissant entre la réception de l’information et l’émission d’une réponse comportementale !) qui sont autant de faiblesses du traitement cérébral de l’information chez l’être humain. Elle dresse un panorama des origines de nos croyances : manque de connaissances appropriées, trop grande importance accordée à une expérience personnelle forcément biaisée, erreurs d’attributions causales, influence de nos émotions 2, déferlement d’informations qui nous laisse bien peu l’occasion de suspendre notre jugement au profit d’un examen rigoureux de ces informations. À l’issue de ce chapitre d’un livre décidément prenant, on comprend la nécessité de remettre en question systématiquement les témoignages humains, car notre cerveau a plus tendance à interpréter la réalité qu’à la percevoir objectivement.

Dans le chapitre suivant, Jean Bricmont nous raccompagne brillamment dans le siècle passé pour nous faire vivre certaines des oppositions philosophiques qui l’ont émaillé. On y apprend le combat que menèrent les positivistes logiques, notamment ceux du Cercle de Vienne (comme Rudolf Carnap, Moritz Schlick, Ernest Nagel, Otto Neurath) pour défendre la science face à des philosophies jugées anti-scientifiques, au premier rang desquelles la métaphysique, et pour promouvoir l’usage des hypothèses vérifiables, faites de propositions simples et élémentaires. On y apprend pourquoi Karl Popper, un philosophe aujourd’hui régulièrement cité comme l’un des penseurs majeurs de la méthode scientifique, s’est opposé au positivisme logique du Cercle de Vienne, en substituant le critère de falsifiabilité à celui de vérifiabilité, et pourquoi, si l’on va au fond des choses, l’application systématique des principes de Popper, comme le rejet de l’induction, peut néanmoins conduire à des absurdités (comme refuser d’admettre par induction qu’il est peu probable que le Soleil ne se lève pas demain). On y apprend aussi l’opposition du Cercle de Vienne à l’École de Francfort, constituée de penseurs (entre autres Max Horkheimer, Theodor Adorno, Herbert Marcuse, Jürgen Habermas) préférant une approche métaphysique et holistique du monde. Un chapitre riche qui finalement, sous la plume acérée de J. Bricmont, nous invite à relativiser la portée des grandes idées qui se heurtent souvent in fine à la réalité des choses.

Enfin, pour terminer ce brillant ouvrage, Michel Bougard attire notre attention sur le fait qu’une théorie considérée comme irrationnelle aujourd’hui a pu être tenue pour rationnelle jadis, selon les conceptions du monde dans lequel cette théorie est apparue. Démonstration en est faite par l’entremise là aussi d’un voyage dans le temps, qui fait passer le lecteur des mondes sublunaire et supralunaire d’Aristote aux lois de la gravitation de Newton en passant par la révolution copernicienne, véritable bombe conceptuelle qui remplaça la Terre par le Soleil pour occuper le centre de l’Univers. L’auteur nous rappelle ainsi, entre autres choses, que l’action à distance de la gravitation telle que proposée par Newton dans ses Principia était jugée absurde par des grands noms de l’époque comme Huygens ou Leibniz.

Il est parfois difficile d’entamer l’exploration du rationalisme en commençant par les grands textes de Bachelard, Hume, Popper, Comte ou, plus près de nous, de Sagan ou Gardner (qui est peu traduit en français). Le grand bazar de l’irrationnel est l’outil parfait pour s’y aventurer, acquérir des notions fondamentales, notamment dans le domaine des sciences cognitives, s’instruire sur la manière dont les conceptions du monde se sont construites et parfois heurtées, et comprendre la nécessité d’éprouver sans relâche et avec discernement les croyances de notre temps.

1 Déesse grecque primitive personnifiant la Terre.

2 La joie conduirait ainsi le cerveau à croire plus facilement tandis que la tristesse mobiliserait plus l’esprit critique.

Publié dans le n° 336 de la revue


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Auteur de la note

Sébastien Point

Docteur en physique, ingénieur en optique et licencié (...)

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