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Quand le service public finance des documentaires trompeurs ou mensongers

Publié en ligne le 1er novembre 2024 - Science et médias -

Un documentaire implique écriture, réalisation, production et diffusion. Ces processus sont coûteux : en 2022, le tarif moyen d’une heure de documentaire s’élève à environ 200 000 € [1]. Cependant, en rognant sur la qualité, il est possible de réduire drastiquement ce budget : la première édition du documentaire complotiste sur les attentats du 11 septembre Loose Change (2005) n’a coûté que 6 000 $ (un peu plus de 5 000 €).

Pour rassembler les sommes nécessaires, le crowdfunding se démocratise (financement participatif via des plateformes en ligne qui se substitue au prêt bancaire classique). Ainsi, Hold-Up (2020), le documentaire complotiste sur la pandémie de Covid-19, a récolté plus de 300 000 € de cette façon [2]. Des fonds privés peuvent également être sollicités. La production de Vaxxed : from cover-up to catastrophe (Vaccination : de la dissimulation à la catastrophe, 2016), le documentaire mensonger d’Andrew Wakefield (médecin auteur d’une étude frauduleuse qui lui a valu une radiation de l’Ordre des médecins britannique en 2010), a été produit par Del Matthew Bigtree, fondateur de l’une des principales associations anti-vaccin aux États-Unis [3].

En France, des financements publics peuvent être sollicités auprès du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), de la Société civile des producteurs de cinéma et de télévision (Procirep), de l’Agence nationale de gestion des œuvres audiovisuelles (Angoa) et enfin, de l’Association de gestion collective internationale des œuvres audiovisuelles (Agicoa). Il est aussi possible de récolter des aides régionales, nationales ou dans le cadre de programmes spécifiques. La Procirep a ainsi octroyé environ trois millions d’euros par an entre 2017 et 2022 pour aider à la réalisation de documentaires [4]. Le CNC apporte une aide moyenne de 39 200 € par documentaire financé [1]. Au total, selon une étude du CNC [5], les aides publiques et régionales sont les principales sources de financement des documentaires d’initiative française avec 28 % du coût définitif pour les œuvres agréées entre 2013 et 2022.

Mais parmi les œuvres ainsi aidées par des fonds publics se trouvent des documentaires trompeurs ou ouvertement mensongers. Les ressources allouées étant limitées, une sélection sévère s’opère, mais la recherche d’audimat reste un marqueur déterminant et la qualité scientifique n’est pas toujours prise en compte [6, 7].

Le Prêteur, Max Gaisser (1857-1922)

C’est ainsi le cas de Cholestérol le grand bluff (Arte, 2016), un documentaire qui affirme qu’incriminer le cholestérol dans les maladies cardio-vasculaires est « un vaste mensonge, façonné à la fois par une série d’approximations scientifiques et par de puissants intérêts économiques, de lindustrie agroalimentaire dabord, des laboratoires pharmaceutiques ensuite » [8] et qui remet en cause l’intérêt des statines, des médicaments contre l’hypercholestérolémie indiqués en prévention cardiovasculaire. Cette diffusion a provoqué l’indignation de la Société française de cardiologie [9] et a été dénoncée pour la désinformation qu’il véhiculait [10, 11].

C’est également le cas de Demain tous crétins ? (Arte, 2017), un documentaire affirmant le déclin des capacités intellectuelles humaines du fait de polluants environnementaux, en particulier les perturbateurs endocriniens, dont les failles ont été épinglées [12].

Il y a aussi eu la promotion de pseudo-médecines avec, par exemple, Le jeûne, une nouvelle thérapie (Arte, 2021), aidé par le CNC [13]. Ce documentaire affirme que, face à l’usage de médicaments pour lutter contre le diabète, l’hypertension, l’obésité ou les cancers, il existerait une autre solution qu’« avaler toujours plus de drogues pour vivre vieux » : le jeûne, dont les résultats seraient « étonnants » [14]. Sont en particulier vantés les mérites du « dry fasting », une pratique dangereuse consistant à jeûner plusieurs heures à plusieurs jours sans s’hydrater non plus [15]. Un centre proposant ce type d’approche, géré par Françoise Wilhelmi et situé à Überlingen (Allemagne), y est notamment présenté sous un jour favorable alors qu’il a été pointé du doigt pour ses dérives sectaires par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires [16].

Citons encore À la recherche de la jeunesse perdue (Arte, 2022). Ce documentaire explore « de nouvelles stratégies pour freiner voire inverser » les mécanismes du vieillissement [17], en donnant notamment la parole à des entrepreneurs qui instrumentalisent la science pour développer leurs start-up et en présentant des molécules ou approches thérapeutiques basées sur des publications scientifiques douteuses ou non reproductibles. Par exemple, une certaine Liz Parrish, fondatrice de la startup BioViva Sciences [18], y apparaît, sa société proposant d’étranges injections à réaliser au Mexique pour plus de 100 000 $ [19]. Ou encore JeanMarc Lemaitre, un des responsables des start-up Ingraalys et Organips, présente des théories de reprogrammation de cellules vieillissantes issues d’une publication rétractée sur le sujet [20].

Quelques responsables politiques s’investissent par ailleurs dans la promotion de certains de ces documentaires. C’est par exemple le cas de Michèle Rivasi (récemment décédée). Alors qu’elle était députée européenne, elle a tenté d’organiser une projection du film Vaxxed : from cover-up to catastrophe en présence de son réalisateur, dans l’enceinte du Parlement européen [21]. Devant les réactions que cette initiative a suscitées, elle a dû renoncer et tenir l’événement dans un cinéma de Bruxelles.

Mais l’action est possible : alerter les pouvoirs publics sur le contenu réel des documentaires qu’ils envisagent de diffuser, leur fournir des analyses, leur permet de décider en toute connaissance. Ainsi, le Département des AlpesMaritimes a-t-il décidé de déprogrammer une projection-débat autour du documentaire complotiste Hold-Up [22]. Des voies de recours sont possibles et les citoyens peuvent défendre l’esprit critique. Parmi les interlocuteurs possibles, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) pourrait jouer un rôle central, à condition d’être régulièrement saisie (possibilité de le faire en ligne [23]).

Coproduire et financer


Il importe de distinguer la décision d’une chaîne de télévision de co-produire un film et le financement par les fonds publics d’aide au documentaire. Au niveau de la chaîne, c’est une conférence des programmes qui évalue l’intérêt ou non d’un projet. Si la décision est positive, la chaîne apportera sa contribution financière. Dans le cas de France Télévision ou d’Arte, il s’agit bien de fonds publics.

En ce qui concerne le financement par le CNC, notons une particularité de nature à ouvrir la porte à des documentaires de qualité médiocre. Via le système de « compte automatique » [1], une société de production peut obtenir une aide quasiment garantie, indépendamment de la valeur intrinsèque des projets. Il lui suffit d’avoir diffusé l’année précédente au moins deux œuvres « inscrites sur la liste des œuvres de référence que le CNC établit chaque année » et de respecter un certain nombre de critères financiers et juridiques.

Référence
1 | Centre national du cinéma et de l’image animée, « Fiction : compte automatique (aide à la production) », page web, consultée le 9 juin 2024. Sur cnc.fr

Références


1 | Centre national du cinéma et de l’image animée, « La production audiovisuelle aidée par le CNC à plus de 4 000 heures en 2022 », 12 mai 2023. Sur cnc.fr
2 | Turcan M, « Hold-Up : les producteurs ont touché plus de 300 000 € grâce à Tipeee et Ulule », Numerama, 18 janvier 2021.
3 | “Once struggling, anti-vaccination groups have enjoyed a pandemic windfall”, NBC News, 3 février 2022. Sur nbcnews.com
4 | Société des producteurs de cinéma et de télévision, « Commission télévision », page web, 2024. Sur procirep.fr
5 | Centre national du cinéma et de l’image animée, « Le marché du documentaire en 2022 », Les études du CNC, juin 2023. Sur cnc.fr
6 | Sauguet É, « La diffusion des films documentaires : la construction des frontières d’une activité artistique (enquête) », Terrains Trav, 2007, 13 :31-50.
7 | Souchon M, « Pour une utilisation complexe de l’audimétrie », Hermès, La Revue, 2003, 37 :157-66.
8 | « Cholestérol : le grand bluff », présentation du documentaire, Arte Boutique, consulté le 9 juin 2024. Sur boutique.arte.tv
9 | Société française de cardiologie, « Cholestérol et maladies cardiovasculaires : le point de vue scientifique de la SFC », Medscape, 21octobre 2016. Sur rancais.medscape.com
10 | Association française pour l’information scientifique, « Quand Arte nous trompe sur le cholestérol », communiqué, 23 octobre 2016. Sur afis.org
11 | « Le taux de cholestérol élevé, vraiment mauvais pour la santé ? Un docu dénonce un “grand bluff”, et indigne de nombreux médecins », RTL Info, 14 novembre 2016 Sur rtl.be
12 | Ramus F, Labouret G, « Demain, tous crétins ? Ou pas… », Cerveau & Psycho, 24 mai 2018.
13 | Ernst E, “Prof Andreas Michalsen is admitted into the Alternative Medicine Hall of Fame”, 16 janvier 2021. Sur edzardernst.com
14 | « Le jeûne, une nouvelle thérapie ? », présentation du documentaire, Arte Boutique, consulté le 9 juin 2024. Sur boutique.arte.tv
15 | Roy J, “What ‘dry fasting’ is and why you shouldn’t do it”, Los Angeles Times, 13 février 2020.
16 | Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, « Rapport au Premier ministre », 2009. Sur miviludes.interieur.gouv.fr
17 | « A la recherche de la jeunesse perdue », présentation du documentaire, Arte Boutique, 2022. Sur boutique.arte.tv
18 | « On a rencontré Liz Parrish, la première femme génétiquement modifiée », France 24, 21 mai 2017.
19 | Schneider L, “Cures Galore”, Schneider Shorts, 5 mai 2021.
20 | Ogrunc M et al., “Retraction notice to : USP1 regulates cellular senescence by controlling genomic integrity”, Cell Rep, 2021, 34 :108786.
21 | « “C’est une chasse aux sorcières” : l’eurodéputée écolo Michèle Rivasi crée la polémique avec la projection d’un documentaire controversé sur les vaccins », France Info, 8 février 2017.
22 | « Nice : le Département déprogramme en urgence un documentaire considéré comme complotiste au cinéma Jean-Paul Belmondo », France 3 Provence-Alpes-Côte d’Azur, 15 juin 2023.
23 | « J’alerte l’Arcom sur un programme », site du CSA Arcom, consulté le 9 juin 2024. Sur csa.fr

Publié dans le n° 349 de la revue


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L'auteur

Alexander Samuel

Docteur en biologie et enseignant en mathématiques. Il a été chargé de mission au Centre de liaison de (…)

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