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Sûreté nucléaire en France et conséquences radiologiques en cas d’accident

Publié en ligne le 31 juillet 2022 - Nucléaire -

Les discussions autour d’un possible recours à l’énergie nucléaire ont pris une place croissante dans le cadre des débats autour de la transition énergétique. Le risque d’un accident majeur et de ses conséquences en termes sanitaires suscite légitimement des craintes et des interrogations. Le sujet, hautement technique et d’une grande complexité, est difficile à appréhender pour le grand public, mais est souvent mis au centre des controverses.

Ainsi, par exemple, le 23 septembre 2021, lors d’un débat politique télévisé, un candidat déclaré à la prochaine élection présidentielle demandait en parlant de la centrale de Nogent-sur-Seine située à une centaine de kilomètres de Paris : « Que se passe-t-il si un jour, il y avait un problème […] Qu’est-ce que vous avez prévu pour déplacer douze millions de personnes qui sont dans la région Île-de-France ? » [1]. Un autre candidat déclaré expliquait : « Moi, je suis anti-nucléaire parce qu’un réacteur, ça peut nous péter à la figure » [2].

Mais de quel accident ou « problème » parlent ils ? Est-ce que ces évaluations sont crédibles ? Quelles seraient les conséquences d’un accident nucléaire en France ? Pour se forger une opinion sur ces questions, il est nécessaire d’avoir quelques notions de sûreté nucléaire, de conséquences radiologiques et de principes de gestion du risque, que cet article propose d’aborder.

Le danger et le risque

Tout d’abord, il est fondamental de bien distinguer les notions de danger et de risque. Le danger, c’est quelque chose qui peut produire un dommage et avoir un effet néfaste sur la santé. Par exemple, un couteau bien aiguisé peut tuer quelqu’un. Un couteau est dangereux. De même, vous qui lisez ces lignes, vous avez probablement un plafond au-dessus de votre tête. S’il s’effondre, il peut aussi vous tuer. Un plafond est dangereux. Néanmoins, vous vous sentez probablement parfaitement en sécurité dans votre cuisine, malgré la présence de ces deux éléments, car le risque, qui est la vraisemblance, ou la probabilité de la réalisation de ce danger, est quant à lui très faible.

Notre vie quotidienne est pleine de dangers. Nous prenons l’ascenseur, notre voiture, passons sur des ponts ou dans des tunnels, etc. Et ce faisant, nous considérons que le risque que nous prenons alors est acceptable. Donc ce n’est pas tant le danger qui nous intéresse, mais le risque. Ainsi pour appréhender la sûreté nucléaire, il est nécessaire de faire de même, en ne considérant pas uniquement le danger, mais bien le risque. Quel est-il ?

Paysan sur une barrière, Jozef Israëls (1824-1911)

Qu’est-ce qu’un réacteur nucléaire ?

Le principe d’un réacteur nucléaire est de produire, par des réactions de fission nucléaire, de la chaleur qui est ensuite transformée en électricité. Pour cela, des noyaux d’uranium ou de plutonium sont soumis à un flux de neutrons, ce qui les casse et produit de la chaleur. Les débris des noyaux ainsi cassés, appelés « produits de fission », sont des noyaux atomiques instables, qui vont se transformer par décroissance radioactive, jusqu’à arriver à un noyau stable. Ces produits de fission, qui constituent l’essentiel des « déchets nucléaires », sont extrêmement radioactifs et constituent donc une source de danger.

Dans un réacteur nucléaire, ils sont contenus de façon étanche au sein de trois barrières de confinement successives :

  • la première barrière est la gaine des crayons de combustible, qui entoure au plus près les pastilles de combustible. L’ensemble des crayons est appelé le « cœur » du réacteur ;
  • la seconde barrière est le circuit primaire, un circuit d’eau sous pression à 155 bars, constitué de grosses tuyauteries en acier et notamment de la cuve du réacteur ;
  • la troisième barrière est l’enceinte de confinement. C’est un énorme cylindre de béton d’environ quarante mètres de diamètre et d’un mètre d’épaisseur [3].

Ces barrières sont indépendantes les unes des autres de telle sorte que si l’une est endommagée, les autres permettent de protéger l’environnement de la radioactivité. Par exemple, en cas de rupture de quelques gaines de combustible, la radioactivité restera dans le circuit primaire. En cas de brèche du circuit primaire, la radioactivité restera dans les gaines de combustible et l’enceinte, etc.

Que se passe-t-il en cas d’accident ?

Une des particularités du nucléaire est que même lorsque le réacteur est arrêté, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de réactions de fission nucléaire dans le cœur, il ne s’éteint pas complètement. En effet, les produits de fission, toujours contenus dans les gaines de combustible, sont fortement radioactifs et continuent donc de dégager de la chaleur. Une heure après l’arrêt du réacteur, cette puissance résiduelle représente encore de l’ordre de 1 % de la puissance du réacteur en fonctionnement. Cela correspond à quelques dizaines de MW, soit quelques dizaines de milliers de radiateurs 1. Ainsi, si le cœur n’est pas refroidi, il risque de s’échauffer, de fondre et de libérer les produits radioactifs qu’il contient.

C’est notamment ce qui s’est passé à Three Mile Island en 1979 aux États-Unis et à Fukushima en 2011 2. Dans le premier cas, le refroidissement ayant été restauré peu après le dénoyage 3 du cœur (environ une heure), le corium (magma issu de la fusion du cœur) est resté dans le circuit primaire (la cuve). Néanmoins, du fait d’une ouverture dans le circuit primaire au cours de l’accident (qui a été refermée ensuite), il y a eu d’importants rejets de produits de fission dans l’enceinte de confinement. Mais cette dernière a joué son rôle, de sorte que les rejets radioactifs dans l’environnement ont été très limités et sans conséquences sanitaires pour les populations 4.

Dans le second cas (Fukushima), le refroidissement ayant été durablement perdu suite au tsunami, le corium chaud a fini par percer la cuve du réacteur. De plus, la puissance résiduelle a fait augmenter la pression de l’enceinte de confinement, notamment du réacteur numéro 2, ce qui a conduit à créer une brèche dans l’enceinte de confinement et à des rejets massifs de radioactivité dans l’environnement.

Un des principaux enjeux de sûreté nucléaire est donc de refroidir le cœur et d’évacuer la puissance résiduelle, afin d’éviter un risque de dégradation des trois barrières de confinement qui protègent l’environnement de la radioactivité.

La démonstration de sûreté déterministe

Cet impératif de sûreté a été pris en compte dès la conception des réacteurs nucléaires en France et à l’étranger (de façon plus ou moins complète suivant les réacteurs). Dès les années 1960-1970, de nombreuses dispositions ont été prises pour refroidir le cœur dans toutes les situations. Pour faire simple, il s’agit de démontrer que la défaillance de n’importe quel élément du réacteur (que ce soit une tuyauterie, un tableau électrique, une pompe, un automate de contrôle du réacteur, etc.) ne conduit pas à la perte du refroidissement. Les systèmes de sûreté sont ainsi redondés et diversifiés. Par exemple, si une pompe est requise pour refroidir le cœur, il y en aura deux, qui seront alimentées par des sources électriques différentes, avec des contrôles de commande différents, et dans certains cas des technologies différentes. De plus, pour tout initiateur d’accident unique (par exemple une brèche sur le circuit primaire), la sûreté du réacteur est démontrée en postulant un facteur aggravant (c’est-à-dire la perte de l’équipement le plus utile pour gérer la situation, dans l’exemple précité une pompe d’injection de sécurité). C’est même un peu plus que cela : la sûreté est démontrée, pour tout initiateur unique, s’il se produit au pire moment (réacteur dans les conditions les plus défavorables), avec des opérateurs mettant longtemps à réagir (vingt minutes) et la perte de l’équipement le plus utile pour gérer l’accident, avec des marges.

Sur chaque réacteur nucléaire français, il y a cinq sources indépendantes d’alimentation électrique, dont chacune est suffisante (deux extérieures par le réseau public d’électricité, possibilité de la produire par la turbine du réacteur ou des réacteurs voisins, deux générateurs électriques à moteur diesels de secours), auxquelles il convient d’ajouter un diesel supplémentaire d’ultime secours qui est déployé sur chaque réacteur suite aux leçons tirées de l’accident de Fukushima. Par ailleurs, il y a deux stations de pompage de l’eau de la rivière ou de la mer pour refroidir le réacteur, en plus des réserves d’eau disponibles sur le site.

Les diverses agressions pouvant se produire sur un réacteur ont également été prises en compte à la conception. Les réacteurs sont dimensionnés pour résister à un séisme significativement plus élevé que le plus important s’étant produit dans la région au cours des mille dernières années. L’inondation est prise en compte en considérant une crue millénale cumulée à une rupture de barrage en amont. Ces niveaux d’agressions sont réévalués tous les dix ans lors des réexamens de sûreté, en prenant en compte l’impact du changement climatique, le retour d’expérience des autres réacteurs ainsi que les avancées de la recherche dans ces domaines, de sorte que les exigences actuelles sont désormais plus élevées qu’à la conception.

Inondation à Port-Marly, Alfred Sisley (1839-1899)

Cette approche de sûreté est appelée l’approche déterministe. En postulant un certain nombre de problèmes ou d’agressions sur le réacteur, il est démontré au cas par cas que la sûreté est assurée. Ainsi, pour tous ces accidents, les différentes barrières de confinement sont globalement conservées (sauf si elles sont postulées défaillantes par l’initiateur). Si un jour se produisait une petite brèche du circuit primaire dans un réacteur, les gaines et l’enceinte restant intacts, les rejets radioactifs seraient extrêmement limités, car la seule source de radioactivité serait alors celle de l’eau du circuit primaire, contenue dans l’enceinte de confinement. Pour les accidents les plus extrêmes, par exemple une grosse brèche primaire, des dégradations limitées des gaines de combustible (première barrière) peuvent survenir (à cause d’une perte de refroidissement transitoire). Mais globalement la première barrière remplirait son rôle et, l’enceinte de confinement restant intègre, les rejets seraient limités, avec des conséquences radiologiques très faibles à la limite du site (quelques centaines de mètres, ou kilomètres suivant les critères).

Le pire accident prévu à la conception du point de vue des conséquences radiologiques serait le cas d’une brèche au niveau d’un tube d’un générateur de vapeur. En effet, avec certaines hypothèses pénalisantes, ce scénario peut conduire à un contournement de la troisième barrière (l’eau contaminée du circuit primaire étant directement rejetée sous forme de vapeur dans l’environnement). En revanche, la première barrière resterait intègre. Si cela se produisait sur un réacteur ayant une contamination radioactive du circuit primaire particulièrement élevée, et en intégrant d’autres hypothèses pénalisantes, il pourrait y avoir des rejets significatifs qui conduiraient à des actions préventives de protection des travailleurs et des populations dans un rayon de quelques kilomètres [4].

Les accidents évoqués ci-dessus, même les pires d’entre eux, n’ont donc rien à voir avec ceux envisagés par les candidats à la présidentielle cités précédemment ou par certaines associations. Ils sont pourtant, de très loin, ceux qui sont le plus susceptibles de se produire. Régulièrement, divers incidents se produisent sur des réacteurs à travers le monde : certains subissent des séismes importants (comme par exemple au Japon ou le séisme du Teil sur les réacteurs de Cruas et Tricastin en 2019), des agressions diverses comme des inondations (Blayais en 1999) ou des pertes de sources froides (Cruas en 2009), sans que cela ne conduise à des accidents graves (c’est-à-dire avec fusion du cœur) et des rejets radioactifs importants. La conception des réacteurs et l’action des opérateurs permettent de gérer ces situations. Si certains systèmes de refroidissement sont rendus indisponibles, d’autres prennent le relais.

L’« approche par état »


Dans les anciens modes de pilotage d’un réacteur nucléaire, en cas d’accident, les opérateurs devaient suivre une procédure particulière imaginée à l’avance en fonction de la nature du problème rencontré. Néanmoins, en cas de survenue d’un accident non prévu, comme celui de Three Mile Island par exemple, la conduite pouvait ne pas être écrite, ou se révéler inadaptée. Les nouvelles modalités de conduites en « approche par état » consistent alors à piloter le réacteur en fonction de son état (pressurisé, dépressurisé, état des différentes barrières, etc.) et des systèmes disponibles. Cette approche est alors beaucoup plus adaptable à la multiplicité des situations pouvant se produire.

Mais alors, qu’est-ce qui peut conduire à une fusion du cœur et à des accidents de type Tchernobyl ou Fukushima ?

Les accidents graves

Pour aboutir à la perte durable du refroidissement du cœur sur un réacteur nucléaire, du type de ceux exploités en France, il faut se retrouver dans une situation avec des défaillances multiples. Il faut par exemple perdre toutes les sources d’électricité, ou tous les systèmes d’injection de sécurité 5 en même temps. L’accident de Three Mile Island en 1979 a révélé qu’un cumul de plusieurs défaillances, dont chacune était pourtant gérable, associé à des erreurs d’opérateur, a conduit à la fusion du cœur. Cet accident a eu un impact considérable sur l’approche de la sûreté nucléaire et a notamment conduit à deux avancées majeures.

Tout d’abord une nouvelle façon de conduire un réacteur en situation accidentelle, appelée « approche par état », bien plus résiliente pour gérer une situation inconnue.

Ensuite, si l’approche déterministe (postuler une défaillance et devoir être capable de la gérer) est très utile pour concevoir un réacteur, elle est impuissante à envisager et traiter correctement des défaillances multiples, comme l’accident de Three Mile Island. Lesquelles considérer ? Combien en prendre ? Comment appréhender le risque que de telles situations se produisent ?

La réponse a été apportée par l’utilisation d’une nouvelle approche d’analyse de sûreté nucléaire : les études probabilistes. Dans ces approches sont estimées la probabilité de perdre chaque composant d’un réacteur (pompe, automatisme, etc.), ainsi que celle qu’un opérateur échoue à réaliser la bonne action, dans le bon délai et pour une situation donnée. Puis la probabilité de chaque cumul de défaillances multiples est évaluée. Par exemple, si un réacteur a deux sources électriques, chacune fiable à 99 %, la probabilité qu’en cas de besoin, une des deux au moins fonctionne est de 99,99 %, soit un risque d’échec sur 10 000. Il devient alors possible d’imaginer un grand nombre de défaillances sur un réacteur, pour des scénarios de moins en moins probables. De même, si les agressions (inondations, séisme, etc.) les plus probables sont prises en compte dans le dimensionnement, quelle est la probabilité d’obtenir une agression suffisamment extrême pour conduire à la perte de toutes les sources électriques par exemple (comme à Fukushima) ?

Quelques ordres de grandeur de probabilités


Voici quelques ordres de grandeur de probabilités d’événements.

  • 10-3 (1 sur 1 000) : létalité moyenne de la Covid-19 dans la tranche d’âge 30-50 ans.
  • 10-4 (1 sur 10 000) : probabilité d’accident mortel par an pour un automobiliste français moyen.
  • 10-5 (1 sur 100 000) : probabilité de faire un effet secondaire grave du vaccin Pfizer (non mortel dans la majorité des cas) ; probabilité d’accident mortel par plongée sous-marine.
  • 10-6 (1 sur un million) : probabilité moyenne mondiale d’un accident mortel d’avion de ligne par vol ; probabilité d’un attentat terroriste majeur pendant un spectacle, estimé grossièrement sur la base d’un seul cas (l’attentat du Bataclan) rapporté au nombre de spectacles sur les dix dernières années en France (de l’ordre du million) ; probabilité de mourir d’un attentat terroriste en France entre 2015 et 2019 ; probabilité moyenne d’être foudroyé par an en France.
  • 10-7 (1 sur 10 millions) : probabilité de gagner le gros lot au Loto à chaque tirage.
  • 10-8 (1 sur 100 millions) : probabilité de mourir dans un accident d’ascenseur en France par an.

Certains événements sont très improbables (gagner au loto, avoir un accident d’ascenseur mortel), mais se produisent quand même, car ils concernent des activités très fréquentes (beaucoup de monde joue au loto, une centaine de millions de trajets en ascenseur sont effectués en France tous les jours). Sur le très grand nombre d’avions qui volent chaque année, certains ont malheureusement des accidents, bien que ce soit un événement très improbable si cela est rapporté à chaque vol. La réalisation d’un événement ne dépend pas que de son risque, mais aussi de l’ampleur de son utilisation.

Calculs de l’auteur sur la base de statistiques publiques – sources sur demande.

Ces études, qui sont réalisées indépendamment par EDF et l’IRSN depuis environ quarante ans, représentent un travail colossal. Il faut évaluer la fiabilité de chaque pompe, chaque système, à partir du retour d’expérience d’exploitation, évaluer la fiabilité des actions humaines, étudier la probabilité d’agressions extrêmes, étudier si chaque cumul de défaillance conduit ou non à la fusion du cœur, et dans ce cas évaluer ses conséquences, en étudiant les fuites possibles de l’enceinte de confinement et les différents phénomènes susceptibles d’agresser l’enceinte. Cela représente des milliers de séquences accidentelles envisagées, des centaines de simulations d’accidents de fusion du cœur et d’évaluation des conséquences radiologiques associées.

Elles ont ainsi permis d’identifier les séquences ayant la plus grande probabilité de conduire à la fusion du cœur ainsi que celles conduisant aux rejets les plus importants, et d’entreprendre des modifications de conduite ou de l’installation pour en réduire la probabilité ou les conséquences.

Le résultat de ces études est un peu complexe, puisqu’il représente des centaines de scénarios différents. De plus, pour simplifier des études ou par manque de connaissance, des probabilités ou conséquences de certains scénarios peuvent être sous-estimées ou surestimées. Mais ces études sont la seule mesure objective disponible du risque nucléaire, et non pas des dangers.

Que nous apprennent-elles ? Tout d’abord, la probabilité historique de fusion d’un cœur de réacteur nucléaire français de type 1 300 MW est évaluée à un ordre de grandeur de 10-5 par année réacteur (voir par exemple [5, 6]), soit une probabilité d’un sur cent mille, tous les ans, pour chaque réacteur.

Le Faux-Pas, Antoine Watteau (1684-1721)

Ces études montrent surtout que tous les accidents graves ne se ressemblent pas. Il y a des accidents avec fusion du cœur qui « se passent bien », et conduisent à des rejets très limités et des mesures de protection des populations sur quelques kilomètres. Par exemple, il suffit qu’un des systèmes d’évacuation de la puissance résiduelle, considéré indisponible lors du début de l’accident, soit remis en service trop tard pour éviter la fusion du cœur, mais suffisamment tôt pour éviter la dégradation de l’enceinte, pour que les conséquences soient limitées. C’est exactement ce qui s’est passé à Three Mile Island. À l’extrême inverse, certains scénarios cumulant des défaillances nombreuses ou particulièrement critiques peuvent théoriquement conduire à une fusion rapide du cœur et une défaillance importante de l’enceinte. Dans ce cas, il y aurait des rejets majeurs, du type de ceux de Fukushima, voire de Tchernobyl 6. Entre les deux, il y a toute une variété de scénarios différents avec des conséquences très diverses.

Le scénario de l’accident grave : l’« ouverture U5 »

Il est intéressant de se représenter une famille d’accident grave en particulier, ceux avec « ouverture du filtre U5 », car ce sont ceux à partir desquels est construit le PPI (plan particulier d’intervention), envisageant des mesures de protection des populations jusqu’à 20 km [6, 7]. Il est supposé qu’un cumul de défaillances (perte totale des alimentations électriques et des sources froides, ou brèche primaire cumulée à une perte totale de tous les moyens d’injection) conduit à la perte durable du refroidissement du cœur. Au bout de plusieurs heures (voire plusieurs dizaines d’heures suivant le scénario), la température du cœur va monter et dépasser les 1 000 °C. À ces températures, le zirconium qui constitue les gaines des crayons combustibles va s’oxyder et produire encore plus de chaleur, ainsi que de l’hydrogène (par réaction d’oxydation avec l’eau du circuit primaire). Les gaines des crayons vont se rompre, et commencer à libérer une grande partie de leur radioactivité dans le circuit primaire, puis dans l’enceinte de confinement. Le cœur va atteindre des températures de l’ordre de 2 000 °C, fondre en quelques heures et migrer progressivement jusqu’au fond de la cuve, et au bout d’un certain temps la percer. Le corium tombe alors dans l’enceinte, et commence à éroder lentement les plusieurs mètres de béton du « plancher » du réacteur (appelé radier). À terme, il va progressivement se refroidir et se figer dans une croute de corium et de béton fondu.

Jusque-là, l’enceinte de confinement retient encore la quasi-totalité de la radioactivité, et les rejets à l’extérieur sont très limités. Néanmoins, du fait de la puissance résiduelle qui continue de dégager de la chaleur, l’eau présente dans l’enceinte se vaporise, et les autres gaz continuent de chauffer. Sans aucun moyen de refroidissement, la pression à l’intérieur de l’enceinte va donc lentement augmenter, jusqu’à se rapprocher de sa limite de tenue mécanique. Si aucune action n’est effectuée, il peut alors y avoir une défaillance de l’enceinte de confinement, ce qui conduirait à des rejets importants. Dans cette situation, les équipes de crise choisiraient d’ouvrir le filtre dit « U5 » ou « filtre à sable ». Elles ouvriraient une connexion qui part de l’intérieur de l’enceinte de confinement, passe par le filtre à sable, et se termine à la cheminée. Cela permettrait de réduire la pression dans l’enceinte et d’éviter sa défaillance, tout en filtrant les rejets radioactifs. En effet, ce filtre permet de retenir les aérosols (petites particules fines qui transportent une majeure partie de la radioactivité) et donc de limiter les conséquences radiologiques. En particulier le césium, principal contributeur de la contamination à long terme, serait très bien retenu (rétention supérieure à 99 %). En revanche, certains éléments gazeux (xénon, krypton), ainsi que certaines formes chimiques gazeuses de l’iode, ne seraient pas retenus et constitueraient un danger pour les populations les plus proches. C’est pourquoi, dans ce scénario, les populations situées sous le vent, sur une distance de l’ordre de 20 km (variable suivant la météo et l’accident), devraient être évacuées ou mise à l’abri au cours des 24 premières heures de l’accident, avant que le filtre ne soit ouvert [7]. Des pastilles d’iode stable seraient également distribuées, permettant de réduire les atteintes à la thyroïde, notamment des enfants.

Dans ce cas, les isotopes rejetés auraient essentiellement des demi-vies (durée pendant laquelle ils perdent la moitié de leur radioactivité) de l’ordre de la journée à la semaine (le principal contributeur radiologique serait l’iode 131 dont la demi-vie est de huit jours). Ainsi, la contamination à long terme serait très réduite, et la plupart des denrées alimentaires redeviendraient comestibles en quelques mois. Pour ce scénario, si les évacuations sont efficaces, les conséquences sanitaires de l’accident seraient alors essentiellement liées à l’évacuation en elle-même (traumatisme, difficultés lors de l’évacuation des hôpitaux, etc.) plutôt qu’aux conséquences radiologiques (grandement réduites grâce à l’évacuation et à la filtration des rejets) 7.

La Ligne de vie, Winslow Homer (1836-1910)
Le risque hydrogène et les recombineurs


Lors d’une fusion du cœur, une grande quantité d’hydrogène peut être produite par oxydation des gaines en zirconium (quantité variable suivant la quantité d’eau disponible pendant la fusion). L’hydrogène est un gaz inflammable, qui fut notamment responsable des explosions (filmées) de Fukushima. Sur les réacteurs français, des recombineurs d’hydrogène passifs ont été installés depuis 2001 pour éviter ce risque d’explosion. Ils sont dits passifs car ils ne nécessitent pour fonctionner aucune action humaine, ni aucune alimentation en eau ou en électricité. Ils permettent de faire réagir l’hydrogène et l’oxygène de l’air avant que ne se constitue un mélange explosif. Ainsi, le risque d’explosion hydrogène est limité et, au bout d’un moment, la concentration en oxygène ou en hydrogène devient suffisamment faible à l’intérieur de l’enceinte pour exclure toute combustion.

Le « nouveau » nucléaire

Si ce niveau de sûreté est considéré acceptable par l’autorité de sûreté nucléaire (ASN) pour les réacteurs « historiques », l’ASN a en revanche exigé que les nouveaux réacteurs soient beaucoup plus sûrs. En particulier, il a été fixé des objectifs de conception plus ambitieux pour l’EPR. Grâce notamment à la prise en compte de l’approche probabiliste dès la conception, la probabilité de fusion du cœur est significativement réduite et de l’ordre de 10-6 par année-réacteur [8]. De plus, l’ASN a exigé que les rejets précoces et importants soient « pratiquement éliminés », et que « les rejets maximaux concevables ne nécessitent que des actions de protection très limitées dans l’espace et dans le temps, à savoir une mise à l’abri limitée, pas de relogement permanent, pas d’évacuation au-delà du voisinage immédiat de la centrale, pas de restriction à long terme de la consommation d’aliments ». De nombreux systèmes de sûreté et de dispositions de conception ont donc été introduits pour permettre d’atteindre cet objectif. Ainsi, contrairement aux réacteurs actuellement en exploitation, la gestion d’un accident de fusion du cœur a été intégrée directement dans la conception même de l’EPR. Les réacteurs dit de deuxième génération actuellement en exploitation ont été conçus pour éviter la fusion du cœur. Ceux de troisième génération, type EPR, visent non seulement à éviter la fusion du cœur mais peuvent également la gérer, si elle survenait, selon des limites d’impact fixées.

En ce qui concerne les réacteurs « historiques », après l’accident de Fukushima l’ASN a mené des évaluations complémentaires de sûreté, notamment sur leur capacité à faire face à des événements extrêmes. Ces études ont mené à l’introduction de systèmes de sûreté complémentaires, appelés « noyau dur », capables de résister à des niveaux d’agressions (séisme, inondation, etc.) encore supérieurs. C’est le cas par exemple du diesel supplémentaire d’ultime secours (sixième source électrique évoquée plus haut). De plus, les réacteurs français font l’objet tous les dix ans d’un réexamen périodique, qui statue sur leur capacité à continuer de fonctionner. Pour le quatrième réexamen de sûreté des réacteurs de 900 MW, c’est-à-dire leur prolongation au-delà des quarante ans, l’ASN a demandé que le niveau de sûreté de ces réacteurs tende vers celui de l’EPR [9], avec notamment une réduction importante de la probabilité de fusion du cœur et la capacité de faire face à un accident de fusion du cœur.

Jeune Fille de Paterna, Rafael Berenguer Coloma (1890-1940)

EDF est donc en train de déployer de nouveaux dispositifs sur les réacteurs de 900 MW, dans le cadre du programme « grand carénage ». En particulier, un nouveau système d’évacuation de la puissance résiduelle hors de l’enceinte de confinement est ajouté. Il pourrait être mis en œuvre par la Force d’action rapide nucléaire (une équipe de secours prévue pour arriver en moins de douze heures sur le site accidenté) en moins de vingt-quatre heures après sa sollicitation. Pour la famille de scénarios présentés ci-dessus, en utilisant une nouvelle source froide ultime 8, ce système permettrait de refroidir l’enceinte et d’éviter l’ouverture du filtre U5. Les conséquences radiologiques seraient alors très limitées et contenues dans un rayon de quelques kilomètres. Ces modifications sont en cours de déploiement sur le parc de réacteurs en exploitation, et seront progressivement opérationnelles dans les 10 à 15 prochaines années. Le prochain réexamen des réacteurs de 1300 MW, inclura le même type de dispositions.

Conséquences radiologiques d’un accident

Pour se représenter le danger d’irradiation et de contamination en cas d’accident nucléaire sur un réacteur, un des principaux enjeux est de bien évaluer les doses qui pourraient être reçues et leurs effets. Le « Plan national de réponse à un accident nucléaire ou radiologique majeur » [10] est le plan d’intervention adopté par le gouvernement français pour « répondre à des situations d’urgence de toutes natures en matière de sûreté des installations et des transports nucléaires ». Il prévoit une évacuation dès lors que les prévisions d’exposition de la population dépassent, en dose efficace 9, 50 mSv pour le corps entier, et une mise à l’abri dès lors que les prévisions d’exposition de la population dépassent, en dose efficace, 10 mSv pour le corps entier. Cela se traduit dans les PPI par une zone de 20 km [7], périmètre pour lequel les pouvoirs publics se préparent à des actions de protection des populations (organisation des secours et information du public) en cas d’accident nucléaire majeur.

Certaines associations (par exemple [11]) évaluent la zone d’impact d’un accident nucléaire en considérant une dose seuil de 1 mSv. Le choix de cette valeur conduit à des zones d’évacuation de plusieurs centaines de kilomètres et concerne potentiellement des millions de personnes. Mais cette valeur de 1 mSV est inférieure à celle de la radioactivité naturelle annuelle moyenne en France. Or personne n’envisage d’évacuer certaines zones de Bretagne ou du centre de la France où, à cause du radon, les habitants sont exposés à des doses de l’ordre de 10 mSv par an, et où aucun impact sanitaire de cette radioactivité naturelle n’a été observé.

Conclusion

Une approche rationnelle implique, pour débattre et se représenter le nucléaire, de considérer le risque plutôt que le danger. Avec tous les couteaux que l’on peut trouver dans un magasin de cuisine, il doit être théoriquement possible de tuer quelques dizaines de milliers de personnes. C’est un danger, que tout le monde ignore car le risque est négligeable. Il n’a jamais été envisagé de fermer toutes les salles de concert de France au motif qu’il est possible qu’elles puissent être l’objet d’une attaque terroriste du type du Bataclan (le danger), même si ce type de risque doit être considéré.

Chacun est libre de considérer ces différents risques acceptables ou non, suivant ses propres valeurs, et selon le bénéfice perçu. Mais pour en juger, encore faut-il en avoir une représentation pertinente, en se basant sur les informations disponibles. En tout cas, nul besoin d’évacuer l’Île-de-France en cas d’accident avec fusion du cœur et ouverture U5 à Nogent-sur-Seine.

Pour aller plus loin, l’IRSN a mis en ligne sur son site une vidéo « La Défense en profondeur ».

Références


1 | Débat télévisé Jean-Luc Mélenchon – Éric Zemmour, BFMTV, 23 septembre 2021. Sur twitter.com
2 | Jadot Y, « Un réacteur, ça peut nous péter à la figure », interview sur France Info, 11 octobre 2021. Sur francetvinfo.fr
3 | Coppolani P et al., La chaudière des réacteurs à eau sous pression, EDP Sciences, 2004.
4 | Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, « Déroulement d’un accident de rupture de tube de générateurs de vapeur », base de connaissance, avril 2021. Sur irsn.fr
5 | Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, « Études probabilistes de sûreté de niveau 1 développées par EDF dans le cadre du réexamen de sûreté associé à la troisième visite décennale des réacteurs de 1 300 MWe », synthèse du rapport, 28 mars 2013. Sur irsn.fr
6 | Jaquemain D, Les accidents de fusion du cœur des réacteurs de puissance : état des connaissances, EDP Sciences, 2013.
7 | « Instruction du 29 novembre 2019 relative aux modalités de mise à jour des PPI concernant les installations nucléaires de base (INB) et sites mixtes autres que les CNPE », Bulletin officiel du ministère de l’Intérieur, 2020, 2 :408-17.
8 | Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, « Études probabilistes de sûreté de niveau 1 du réacteur EPR de Flamanville 3 », synthèse du rapport, 3 octobre 2014.
9 | Autorité de sûreté nucléaire, « Réexamens périodiques pour les centrales nucléaires », 9 novembre 2021. Sur asn.fr
10 | Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, « Plan national de réponse à un accident nucléaire ou radiologique majeur », février 2014. Sur gouvernement.fr
11 | Greenpeace, « Centrale du Tricastin : le risque nucléaire au jour le jour », campagne, 18 juin 2021. Sur greenpeace.fr

1 Elle diminue ensuite progressivement. Typiquement, elle est divisée par trois entre une heure et une journée après l’arrêt du réacteur, et représente encore de l’ordre de 0,1 % de la puissance du réacteur un mois après.

2 L’accident de Tchernobyl de 1986 est différent puisqu’il n’a pas été causé par la puissance résiduelle, mais par une non-maîtrise des réactions de fission nucléaire dans le cœur. Par souci de simplification, seule la problématique de la puissance résiduelle, qui est la plus représentative des accidents graves, est présentée dans cet article.

3 Instant où le cœur n’est plus entièrement recouvert d’eau. À partir de cet instant, le cœur n’est plus suffisamment refroidi et commence à s’échauffer puis à se dégrader.

4 Un peu d’eau contaminée a fui vers un bâtiment auxiliaire. Les rejets en iode (principal contributeur aux conséquences radiologiques) ont représenté de l’ordre d’un dix millionième de l’inventaire du cœur.

5 Systèmes qui permettent d’injecter de l’eau froide dans le cœur. Ils permettent de refroidir le cœur lorsque les systèmes de refroidissement normaux ne fonctionnent plus.

6 Pour rappel, le réacteur de Tchernobyl ne disposait pas d’enceinte de confinement, et son cœur a explosé et brûlé pendant plusieurs jours, conduisant à un relâchement particulièrement important de ses radionucléides.

7 À Fukushima, les éventages (ouverture volontaire de l’enceinte pour limiter sa pression) n’ont pas été réalisés à temps, ce qui a causé la dégradation de l’enceinte de confinement sur les réacteurs 2 et 3. De plus, contrairement au dispositif U5 français, les lignes d’éventage n’étaient pas équipées de filtration.

8 Les réacteurs doivent être refroidis. Pour cela, ils pompent de l’eau soit dans la mer, soit dans une rivière, et la rejettent plus chaude. Pour des raisons de sûreté, les réacteurs disposent de deux stations de pompage, ce qui permet de refroidir le réacteur en cas d’une défaillance d’une des deux. Dans le cadre des études post-Fukushima, il est considéré que les deux stations de pompage peuvent être indisponibles. Une nouvelle source froide dite ultime est donc ajoutée, permettant de pomper de l’eau froide pour refroidir le réacteur dans des situations extrêmes. Il s’agit typiquement d’un puits pompant dans la nappe phréatique.

9 La « dose efficace » sert à évaluer l’exposition d’une personne individuelle aux rayonnements ionisants en prenant en compte la nature des rayonnements, mais aussi la sensibilité des tissus biologiques affectés. Elle se mesure en sieverts (Sv).