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Anthroposophie, biodynamie, médecine, éducation : une ambition ésotérique globale ?

Publié en ligne le 1er février 2020 - Dérives sectaires -

C’est au début du XXe siècle qu’un nouveau courant ésotérique, l’anthroposophie, voit le jour. Cette doctrine, ou spiritualité, a été fondée par le philosophe Rudolf Steiner (1861-1925) avec pour but de  « restaurer le lien entre l’Homme et les mondes spirituels » [1]. Elle trouve ses racines dans la théosophie (Rudolph Steiner a été membre de la société théosophique).

L’anthroposophie se présente comme un mélange de croyances issues du bouddhisme et de l’hindouisme, avec notamment la notion de karma et de réincarnation, ainsi que du christianisme avec l’idée que Jésus-Christ est le sauveur du monde. On y trouve également une forte croyance dans l’influence des astres. La personnalité des individus serait alors liée au rapport entre quatre forces cosmiques (physique, éthérique, astrale et spirituelle) au cours de la réincarnation. Pour l’anthroposophie,  « le monde matériel n’est qu’une manifestation visible du spirituel qui lui est antérieur » [2] (voir encadré).

L’anthroposophie est devenue un mouvement international et ses préceptes se déclinent dans bien des domaines (éducation, art, santé, agriculture, religion…) avec de nombreux relais économiques et politiques [3]. La Société anthroposophique universelle a été fondée en 1923 par Rudolf Steiner. Près d’un siècle plus tard, elle compterait 44 000 membres à travers le monde [4]. Elle reconnaît elle-même que tout un réseau d’entreprises peut être compris  « comme faisant partie d’un mouvement anthroposophique » tout en précisant qu’aucune ne dépend  « d’un quelconque pouvoir central ». On y retrouve les banques Triodos et GLS fondées et dirigées par des anthroposophes 1, l’entreprise Weleda, numéro un des cosmétiques biologiques en France et en Allemagne, ou encore les laboratoires Wala qui commercialisent  « 900 médicaments anthroposophiques pour quasiment toutes les phases de vie et toutes les indications » [5].

Application directe de la philosophie de Rudolf Steiner, l’agriculture biodynamique se donne pour but de  « sauvegarder et même d’accroître la fertilité de la terre et la qualité des produits agricoles » grâce à un travail  « fait en plein accord avec les lois du vivant » mettant en jeu des  « forces nombreuses et variées qui ne proviennent pas seulement d’interactions matérielles ». Elle a recours à des  « préparations biodynamiques » et prend en compte les  « rythmes cosmiques » [6] (voir l’article de Jean-Jacques Ingremeau « Biodynamie. Cultiver avec la Lune : superstition ou technique validée  ? »). La popularité de la biodynamie a incité certains entrepreneurs à la décliner dans d’autres domaines que l’agriculture (voir l’article de Jérôme Quirant « On n’arrête pas le progrès : un adjuvant biodynamique pour le béton… »).

Dans la galaxie anthroposophique, la médecine anthroposophique occupe une place particulière (voir l’article de Jean-Paul Krivine « La médecine anthroposophique  »).

L’anthroposophie, ce sont aussi plusieurs milliers d’établissements scolaires mettant en œuvre la pédagogie imaginée par Rudolf Steiner. Ils font régulièrement l’objet de controverses à propos d’épidémies de rougeole qui se développent en leur sein (voir l’article de Jean-Paul Krivine « Les écoles Steiner et la vaccination »).

Références

1 | Baribeau P, Rudolf Steiner et la sagesse de l’homme,
Nouvelle Lumière, 2017.

2 | CROIR, « Société anthroposophique universelle » [archive] (consulté le 15 janvier 2017 sur croir.ulaval.ca)

3 | Malet J-B, « L’anthroposophie, discrète multinationale de l’ésotérisme », Le Monde diplomatique, juillet 2018.
Sur monde-diplomatique.fr

4 | Ariès P, Anthroposophie : enquête sur un pouvoir occulte, Golias, 2001 (cité par J-B Malet [3]).

5 | « Qui sommes-nous ? Les médicaments anthroposophiques ». Sur le site de Wala, walaarzneimittel.ch/fr/

6 | Cahier des charges Demeter de la biodynamie.
Sur demeter.fr

Le Goetheanum

© Taxiarchos228

Le Goetheanum (du nom du philosophe allemand Goethe) est le siège de la Société universelle d’anthroposophie et abrite également l’École de science de l’esprit qui anime les activités anthroposophiques dans les différents champs professionnels : agriculture, pédagogie, médecine, mathématiques et astronomie, sciences naturelles, art… Il est situé en Suisse, à Dornach près de Bâle. Le premier bâtiment (construit en bois – médaillon du haut) a été inauguré en 1920 mais a été détruit lors d’un incendie en 1923. Un nouveau bâtiment en béton a vu le jour en 1928. C’est ici que sont aujourd’hui encore fédérées l’ensemble des activités anthroposophiques de  « plusieurs centaines de groupes, de branches et de sociétés […] dans 78 pays de tous les continents » [1]. Les deux bâtiments ont été conçus et dessinés par Rudolf Steiner qui voulait voir dans cette réalisation  « une manière nouvelle de réunir la science, l’art et la religion selon le véritable devenir du monde » [2].

Références

1 | Sur le site goetheanum.org

2 | Steiner R, « Éveil au contact du moi d’autrui », cinquième conférence, Dornach, 22 février 1923, Éditions anthroposophiques romandes.

L’anthroposophie

Rudolf Steiner en 1905 © Wikimedia

Steiner considère l’anthroposophie comme une forme plus large de connaissance scientifique qui mène du  « spirituel en l’Homme jusqu’au spirituel dans l’Univers », comme une forme de mystique rationalisée. À la connaissance scientifique normale du monde physique, elle ajoute celle d’un monde spirituel immatériel, de prime abord invisible. L’hypothèse fondamentale de Steiner est que  « derrière le monde visible existe un monde invisible qui est tout d’abord caché aux sens, ainsi qu’à la pensée liée à ces sens » et qu’il  « est possible à l’Homme de pénétrer dans ce monde caché s’il développe certaines facultés qui sommeillent en lui » [1]. La seconde hypothèse est que tout un chacun peut, en entraînant son « organe de la connaissance » à la méditation, acquérir les facultés lui permettant d’accéder aux mondes supérieurs […]. Les lois fondamentales de ce monde spirituel occulte sont les processus de la réincarnation, du karma et la corrélation entre le macrocosme et le microcosme […].

Il existe donc en chacun un noyau spirituel qui descend des mondes spirituels avant la naissance pour s’unir à son « enveloppe » physique et psychique ; il s’en sépare à nouveau au moment de la mort pour se réincarner dans une autre vie terrestre. Lors de sa réincarnation suivante, et du fait de son karma, c’est-à-dire l’enchaînement des vies successives, l’âme fait l’expérience de la récompense ou de la punition pour les pensées et les actes de la vie antérieure, tout comme dans la doctrine bouddhiste de la sagesse […]. Chez le nouveau-né, nous rencontrons, en tant que parents, un être primitif et unique doté de dispositions innées encore inconnues, qu’il n’est pas encore capable de manifester sous sa nouvelle forme physique. L’éducation devient un moyen d’aider à l’incarnation, de soutenir et d’harmoniser la croissance de l’être spirituel pour qu’il prenne sa forme physique qui est génétiquement et spirituellement déterminée et qui porte dès avant la naissance l’empreinte du karma. Là où l’on parlait jusqu’alors de « hasard » pour expliquer les événements de la vie, existe en réalité un réseau de « dettes » non acquittées et de relations remontant à des existences antérieures.

La deuxième loi du monde spirituel est l’analogie microcosmique : l’Homme est le monde à échelle réduite, un microcosme, et le monde est l’Homme à grande échelle, le « macroanthrope ». La hiérarchie des divisions de la nature – règne minéral, règne végétal, règne animal et espèce humaine – représente un ordre ascendant vers la spiritualité. L’être humain, qui est le couronnement de la création, réunit en lui les quatre formes d’existence ou « forces cosmiques actives ». De la doctrine de l’être découle également une doctrine de l’évolution (ou plus exactement de l’émanation) : animaux, plantes, minéraux se sont progressivement séparés de l’être humain avec lequel ils ne faisaient qu’un ; ils lui demeurent cependant étroitement apparentés […].

La médecine homéopathique et la thérapeutique naturelle de Steiner, ainsi que l’enseignement scientifique et écologique des écoles Steiner, se fondent sur cette doctrine primitive, prémoderne, de l’unité du Cosmos. Dans l’optique anthroposophique, la nature de l’Homme est présentée comme la combinaison génétique de quatre sortes de forces ou éléments cosmiques : (1) le « corps physique », seul visible, soumis aux lois mécaniques du règne minéral ; (2) le « corps surnaturel » [ou corps éthérique] ou corps de vie, caché, dans lequel opèrent les forces de la croissance et de la reproduction, comme dans le règne végétal ; (3) le « corps astral » occulte, ou corps sensible, qui recèle les forces animales que sont les pulsions, les désirs et les passions ; et (4) le corps humain individuel qui se réincarne, et qui ennoblit et purifie les trois autres éléments [2].

Heiner Ullrich

Extrait de « Rudolph Steiner (1861-1925) », Perspectives, revue trimestrielle d’éducation comparée, Paris, Unesco, Bureau international d’éducation, 1994, 24 :577-95.

Références

1 | Steiner R, Die Geheimwissenschaft im Umriss, 1910, Francfort, 1985,p. 41 (paru en français sous le titre La science de l’occulte, Éditions Centre Triades, 1970).

2 | Steiner R, Die Erziehung des Kindes vom Gesichtspunkte de Geiteswissenschaft, 1907, 9e édition, Berlin, 1919,p. 16 (paru en français sous le titre L’éducation de l’enfant à la lumière de la science spirituelle, 5e édition revue, Éditions Centre Triades, 1989).

La « cristallisation sensible » et les « forces éthériques »

Dans la doctrine anthroposophique, le « corps éthérique » est un ensemble de forces vitales mouvantes qui imprègnent l’organisme de tous les êtres vivants. Invisible, il détermine la bonne santé des plantes, des animaux ou des êtres humains. Il serait toutefois possible de le mettre en évidence grâce à la technique de « cristallisation sensible » proposée en 1925 par le chimiste et anthroposophe Ehrenfried Pfeiffer (1899-1961), sur suggestion de Rudolf Steiner. Elle constitue l’une des méthodes mises en avant par la « science » anthroposophique pour  « examiner la qualité des échantillons provenant de la nature vivante » [1]. Il s’agit de faire cristalliser du chlorure de cuivre dissous dans une solution aqueuse de la substance à analyser. L’évaporation de l’eau permet la cristallisation du cuivre dans la coupelle avec des motifs divers (branches, lignes...). Selon ses promoteurs, à l’image d’un aimant qui va aligner de la limaille de fer selon les lignes du champ qu’il génère,  « l’arrangement cristallin obtenu donnera une image des forces éthériques de la substance vivante étudiée » [2]. Cette interprétation, purement subjective et s’exprimant dans le cadre des concepts anthroposophiques, trouve, pour ses promoteurs, des applications dans le domaine de l’agriculture, de l’alimentation et des médicaments.

En médecine anthroposophique, appliquée à des tests sanguins, elle est présentée comme  « une aide au diagnostic qui peut donner des informations sur la constitution, le dysfonctionnement d’un organe et la résistance des patients à la maladie » [3]. Elle est aussi utilisée en œnologie par les tenants des vins biodynamiques  « pour faire le point sur les pratiques culturales d’un domaine et leurs “résonances” sur les produits alimentaires », pour évaluer  « l’efficacité d’un traitement ou d’une pratique œnologique » ou  « connaître la composition des moûts avant et pendant la vinification, ou encore de s’assurer de la stabilité du vin avant la mise en bouteilles » et, toujours selon ses promoteurs, elle  « peut donc constituer une alternative au suivi biologique ou chimique habituellement mis en place par les laboratoires d’œnologie » [4].

Références

1 | Site forschungsinstitut.ch

2 | Bott V, An Introduction to Anthroposophical Medicine : Extending the Art of Healing, Rudolf Steiner Press, 2013.

3 | Site forschungsinstitut.ch

4 | Site winemak-in.com

1 En France, la NEF (Nouvelle économie fraternelle), qui se présente comme une « banque éthique », faisait explicitement référence à l’anthroposophie lors de sa fondation. Depuis, elle assure s’être  « détachée de ce mouvement et enrichie des courants de pensée humanistes, coopératifs et sociaux qui ont marqué l’économie sociale en France »(site de la banque : lanef.com).