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Apocalypse cognitive

Publié en ligne le 17 mai 2021
Apocalypse cognitive
Gérald Bronner

PUF, 2021, 372 pages, 19 €

Dans La Démocratie des crédules (2013), Gérald Bronner a traité de la « dérégulation du marché de l’information » à l’ère d’Internet, des mécanismes à l’œuvre dans la formation de nos opinions et des conséquences possibles pour nos sociétés de la prolifération de la désinformation. Dans La Planète des hommes - Réenchanter le risque (2014) et dans L’Empire des croyances (2003), il a exposé son analyse sociologique d’un abandon de la rationalité. Avec Apocalypse cognitive, le sociologue apporte la clé de voûte à ce travail en analysant les implications de la « rencontre de notre cerveau ancestral » avec la libéralisation du marché de l’information permettant la fluidité entre l’offre et la demande sur le marché cognitif.

Au point de départ, il y a le « plus précieux des trésors » que l’humanité a constitués : « le temps de cerveau libéré ». À l’échelle de la société, ce temps libéré a connu ces dernières décennies une croissance sans précédent (temps de travail libéré, temps gagné dans les tâches domestiques ou consacrées à l’alimentation). Le premier chapitre nous propose ainsi « une autre façon de penser notre histoire commune », depuis la sédentarisation du Néolithique jusqu’à l’avènement de l’intelligence artificielle de l’époque moderne. L’auteur nous rappelle que c’est précisément « dans ce temps de cerveau que se trouvent potentiellement des chefs-d’œuvre ou de grandes découvertes scientifiques ». L’accroissement vertigineux de la productivité, en dégageant un temps de cerveau gigantesque à l’échelle de la société, soulève aujourd’hui, selon l’auteur, une question fondamentale : cette disponibilité sans précédent sera-t-elle utilisée pour le bien-être commun de l’humanité, ou risque-t-elle d’être en partie siphonnée par toutes sortes de distractions numériques vers lesquelles nous sommes naturellement attirés ? Il ne s’agit pas de mettre en accusation les écrans mais d’analyser la rencontre entre « l’hypermodernité du marché cognitif et le très ancestral fonctionnement de notre cerveau ».

Le deuxième chapitre reprend l’analyse bien connue de l’auteur sur notre fonctionnement cognitif et nos biais de raisonnement. Il développe les implications de la confrontation d’un cerveau, produit de l’évolution soumis à des conditions environnementales radicalement nouvelles où, parfois, « ce qui pouvait avoir son utilité hier est devenu très encombrant aujourd’hui, voire nous menace ». Il y est question de ce que pourrait révéler de notre nature profonde cette rencontre entre nos cerveaux de plus en plus disponibles et une information rendue facilement accessible. Ce propos est illustré par de nombreux exemples, comme celui de notre très grande sensibilité aux signaux alarmants et notre forte aversion au risque, avec des réflexes utiles dans un environnement hostile, mais peu adaptés dans des sociétés bien plus sûres. Notre temps de cerveau disponible va logiquement se trouver aspiré par des thèmes tels que la peur, la conflictualité, la surprise ou la sexualité. Le choix du titre du livre est alors expliqué en référence au sens premier du terme « apocalypse », action de révéler.

Le troisième chapitre est peut-être l’apport le plus important de l’essai. G. Bronner explore les futurs possibles (mais déjà en germe aujourd’hui). Il y est en particulier question de ce que l’auteur appelle la « théorie de l’Homme dénaturé » et le « néo-populisme ». Au cœur de ces deux approches critiquées se trouve la place réelle des « grands invariants qui nous caractérisent ». La théorie de l’Homme dénaturé postule que « l’humain [serait] seulement dénaturé par la logique qui s’impose sur le marché » et qu’il suffirait d’agir sur le contexte social, « d’abolir le néolibéralisme », pour que l’Homme véritable, naturel, puisse enfin émerger. Le néo-populisme considère, de son côté, que l’être humain profond a fondamentalement raison, que le « bon sens populaire » a plus de valeur que le « cynisme des experts ». Les récits produits par les deux approches jouent un rôle décisif dans le sens où « une narration bien menée a plus d’impact sur notre esprit que des statistiques ou des données la contredisant ». La déclinaison du populisme médical est illustrée sur ce que l’on a observé dans la crise sanitaire actuelle de la Covid-19, à travers la personne et le discours de Didier Raoult. La convergence de la théorie de l’Homme dénaturé et du néo-populisme se fait dans « la détestation implicite de la rationalité ».

L’objectif de l’ouvrage est résumé en ces termes : « créer un espace narratif et analytique entre ces deux pentes », promouvoir un discours rationaliste qui place au cœur de la réflexion cette confrontation de la nature de notre cerveau et du temps disponible qui lui est alloué. Il dénonce « ceux-là mêmes qui profitent des bienfaits de notre modernité [et] n’ont pas de mots assez durs pour stigmatiser la recherche d’optimisation favorisée par l’usage de la rationalité dans l’agriculture ou l’industrie ».

La conclusion s’intéresse aux chances de succès de l’évolution des sociétés humaines, d’une espèce qui « a été équipée de façon évolutionnaire pour vivre dans des communautés de deux cents personnes » et qui se trouve confrontée à « gérer des populations aussi importantes que celles qu’implique une civilisation ». Existe-t-il alors un plafond civilisationnel au-delà duquel les sociétés seraient condamnées à s’effondrer (changement climatique, épuisement des ressources, autodestruction par les armes…) ? L’auteur affirme que ce plafond, s’il existe, peut être dépassé, mais seulement en ayant recours de façon rationnelle à « cette ressource inestimable de notre temps de cerveau disponible ». Il précise que ce n’est pas là qu’une question personnelle, mais que cela relève aussi de « notre capacité à concevoir une intelligence collective qui nous permette de dépasser les limites de nos cerveaux individuels ».

L’importante question du poids réel des rapports sociaux reste ouverte. Pour G. Bronner, « le chemin est encore long pour atteindre le moment où la recherche pourra nous éclairer parfaitement sur les relations complexes qui existent entre le fonctionnement de notre cerveau et son environnement social ». Et il précise bien, à ceux qui voudraient voir dans son analyse une négation des facteurs sociaux, qu’« il n’est pas douteux […] que certains cadres sont moins propices que d’autres à lui [au cerveau] permettre de donner le meilleur ». Ainsi, ne pas donner les conditions sociales de l’épanouissement intellectuel à tous les individus, quels que soient leur sexe, leur origine sociale ou ethnique, c’est, en plus d’une discrimination individuelle, se priver « de talents pour le bien commun » et renoncer à notre intérêt à tous.

Impossible en quelques lignes de résumer un ouvrage de presque 400 pages, érudit, mais riche en exemples et d’une lecture facile. Impossible de rendre compte de la précision d’une analyse étayée par une abondance de références. Les lecteurs de Science et pseudo-sciences y trouveront de nombreuses illustrations évoquant des thèmes régulièrement traités dans la revue. On pourra trouver le propos de l’auteur raisonnablement optimiste ou raisonnablement pessimiste selon ce qu’on voudra retenir de son analyse. G. Bronner affiche une certaine confiance dans les potentialités de notre espèce, la seule à être capable de « penser notre destin avec une telle profondeur temporelle, la seule à pouvoir prendre en compte les conséquences primaires et secondaires de [ses] actions ». Mais d’un autre côté, il s’inquiète que le temps de cerveau libéré puisse être « préempté par les plaisirs offerts d’un monde alternatif et chimérique » au détriment du « rude effort de l’exploration méthodique du possible ».