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Conséquences des bombardements à Hiroshima et Nagasaki sur les survivants et leur descendance

Publié en ligne le 15 février 2023 - Nucléaire -

Je tiens à remercier le professeur Nori Nakamura qui m’a accueilli à la Fondation RERF et m’a fourni par la suite de nombreux documents ainsi que des données non publiées.

Ce texte est une adaptation par l’auteur d’un article publié dans la revue Médecine /Sciences [1], avec l’aimable autorisation de l’éditeur :
Jordan B, « Les survivants d’Hiroshima/Nagasaki et leur descendance : Les enseignements d’une étude épidémiologique à long terme », Médecine/Sciences, 2018, 34:171-8.

L’explosion d’une bombe atomique au-dessus de la ville d’Hiroshima le 6 août 1945 a marqué le début d’une nouvelle époque marquée par le risque d’une guerre nucléaire aux conséquences considérables. Elle causa environ 110 000 décès (immédiats et dans les semaines suivantes du fait des brûlures et de l’irradiation). La bombe larguée sur Nagasaki quelques jours plus tard (le 9 août) fit, elle, environ 70 000 victimes. Ce n’était pas la première fois que des villes et des populations civiles étaient prises pour cible : Londres, Hambourg, Dresde et, en mars 1945, Tokyo (100 000 morts) avaient déjà subi des bombardements intensifs avec des armes conventionnelles. Néanmoins, le fait qu’une seule bombe puisse avoir un effet aussi dévastateur ouvrait des perspectives terrifiantes.

Ce sentiment d’horreur se reporta sur les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki, ceux qui avaient été irradiés mais avaient survécu. Appelés hibakusha, ceux-ci firent l’objet d’une sévère discrimination au sein de la population japonaise, en raison notamment de la croyance que leurs enfants seraient à coup sûr anormaux. Sans aller jusque-là, on imagine généralement que ces survivants ont souffert d’une incidence très élevée de cancers et d’autres affections, que leur vie en a été fortement écourtée et que leurs enfants ont présenté une forte fréquence de malformations et plus généralement de mutations dues à l’irradiation de leurs parents.

En réalité, un suivi à très long terme (plus de soixante ans) a été effectué sur une grande cohorte (voir définition dans l’encadré ci-après) de survivants et a montré un effet mesurable mais relativement limité pour ceux qui avaient reçu une dose significative de radiations. Et l’étude d’un groupe important de descendants n’a pas, jusqu’ici, pu détecter un quelconque effet génétique lié à l’irradiation subie par leurs parents. Ces résultats ont fait l’objet de nombreuses publications (plusieurs centaines) dans des revues spécialisées – mais ayant aussi parfois une audience importante comme The Lancet. Ils semblent pourtant peu connus du grand public et même de beaucoup de chercheurs. Le but de cet article est d’en présenter les principales conclusions et de les mettre en perspective. Il reprend les points principaux d’un article paru en 2016 dans la revue Genetics [1] (par ailleurs, ce thème a été brièvement traité dans une « Chronique génomique » de la revue Médecines/Sciences parue en 2014 [2]).

Qu’est-ce qu’une étude de cohorte ?


Les études de cohorte consistent à observer la survenue d’événements de santé dans le temps au sein d’une population définie. Elles permettent, notamment, d’évaluer les liens entre des facteurs dits d’exposition (démographiques, biologiques, comportementaux, environnementaux, génétiques…) d’une part et la survenue d’événements de santé (maladie, marqueur biologique…) d’autre part. Développées principalement dans une perspective de recherche étiologique, elles permettent de maîtriser un certain nombre de biais qui affectent les autres méthodes de recherche épidémiologique observationnelle et apportent ainsi des arguments sur l’éventuelle relation causale entre les expositions et les événements de santé mesurés. Elles sont devenues un outil irremplaçable pour étudier les effets sur la santé d’expositions peu fréquentes ou impossibles à évaluer correctement de manière rétrospective. Elles sont, cependant, lourdes et coûteuses à mettre en place.

Source  : Salines G, De Launay C, « Les cohortes : intérêt, rôle et position de l’InVS », Institut de veille sanitaire, 2010. Sur santepubliquefrance.fr

Les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki

La bombe lâchée sur Hiroshima était constituée d’uranium enrichi et explosa à une altitude de 600 m. Sa puissance équivalait à environ 15 kilotonnes d’explosif conventionnel. Celle de Nagasaki était à base de plutonium et explosa à 500 m, avec une puissance d’environ 20 kilotonnes. Dans les deux cas, l’effet principal fut un souffle et une chaleur extrêmes, ainsi qu’une forte émission de rayons gamma accompagnés de neutrons. L’éclair de chaleur enflamma les bâtiments (principalement constitués de bois) et déclencha un orage de feu 1 sur l’ensemble de chaque ville. Les personnes proches du point d’explosion (un kilomètre ou moins) furent tuées instantanément. À plus grande distance, elles souffrirent de brûlures et de l’effet des radiations, responsables d’environ dix mille décès au cours des semaines qui suivirent.

Phoenix blanc sur un vieux pin, Ito Jakushu (1716-1800)

Bien que ce point soit aujourd’hui encore mal connu, il semble que les retombées radioactives aient été assez limitées : la puissance des bombes était en fait relativement faible 2, leur explosion eut lieu en altitude et, de plus, un important typhon survenu deux semaines après les bombardements contribua sans doute à disperser et diluer les produits de fission. On peut donc considérer que l’effet principal à prendre en compte pour les survivants est celui d’une irradiation externe par rayons gamma et neutrons au moment même de l’explosion, la contamination par les produits de fission jouant un rôle mineur.

La dose reçue par ces personnes peut être calculée à partir de leur position par rapport au point d’explosion, et de l’éventuelle proximité de bâtiments « en dur » offrant une certaine protection. L’étude des survivants peut ainsi permettre d’estimer l’effet à long terme sur leur santé, d’une dose unique et assez bien connue de radiations, composée principalement de rayons gamma avec une composante de neutrons – même si l’estimation de la contribution des neutrons introduit quelques incertitudes (voir encadré ci-dessous « Distribution des doses reçues à Hiroshima »).

Distribution des doses reçues à Hiroshima

Chaque point figure une personne de la cohorte étudiée et montre sa position au moment de l’explosion. Les couleurs indiquent les doses calculées exprimées en milligrays (mGy).

Source  : Radiation Effects Research Foundation, “A brief description”, RERF, décembre 2014.

Évaluation de l’irradiation. Lorsque les rayonnements ionisants traversent la matière, ils interagissent et déposent une partie ou la totalité de leur énergie. La dose absorbée (exprimée en gray ou Gy) est définie par le rapport de cette énergie déposée sur la masse de matière. Un gray correspond à une énergie déposée de 1 joule dans 1 kilogramme de matière.

Évaluation du risque biologique. Une même dose absorbée (en gray) peut avoir des effets biologiques différents selon la nature du rayonnement (alpha, bêta, gamma, X, neutrons) et l’organe exposé (la moelle osseuse est plus radiosensible que la peau). On applique donc des facteurs de pondération à la dose absorbée pour obtenir la dose efficace, exprimée en sievert (Sv).

Dans le cas des bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, on est en présence d’une irradiation du corps entier, principalement par des rayons gamma (photons de haute énergie) ainsi que par un flux plus faible de neutrons. Il a été tenu compte de ce flux de neutrons (d’efficacité biologique supérieure) pour le calcul des doses reçues, mais le choix a été fait dans tous les travaux rapportés ici d’exprimer ces doses en gray (ou milligrays). Cela correspond néanmoins, ici, à des valeurs à peu près équivalentes en sieverts (ou millisieverts, mSv, unité la plus fréquemment utilisée en radioprotection).

Notons que dans les conditions de ces bombardements (irradiation principalement gamma et portant sur le corps entier), un milligray (unité de dose absorbée) correspond approximativement à un millisievert (unité de dose efficace, tenant compte de la nature de la radiation et du type de tissu exposé) ; voir l’encadré « Radioactivité, dose absorbée et dose efficace ».

L’organisation du suivi des survivants et de leur descendance

Les toutes premières études sur les populations des deux villes, en 1945 et 1946, furent menées sous l’égide des autorités militaires des Etats-Unis et n’ont pas été publiées. On ne connaît donc pas précisément le nombre de décès survenus dans les semaines ou les mois suivant l’explosion, mais il semble avoir été de l’ordre de 10 000 pour chaque ville, dus à l’irradiation, aux brûlures et peut-être à la contamination des sites (radioactivité induite et retombées). À l’époque, les autorités militaires nord-américaines cherchaient à minimiser les effets à long terme des bombes atomiques afin de ne pas exclure leur éventuel emploi comme arme tactique : c’est sans doute la raison du secret sur ces données.

Raijin, dieu de la foudre (détail), Ogata Korin (1658-1716)

Les études scientifiques proprement dites furent lancées en 1948 avec la création de l’ABCC (Atomic Bomb Casualty Commission) par l’Académie des sciences des États-Unis, rejointe un an plus tard par le JNIH (Japanese National Institute of Health), l’institut de santé publique du Japon. L’ABCC lança une vaste étude de cohorte sur les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki ainsi que sur leurs descendants. Ce travail fut poursuivi à partir de 1975 par une fondation, la Radiation Effects Research Foundation (RERF) cofinancée par le Japon (ministère de la Santé) et les Etats-Unis (Department of Energy). L’objectif de ces travaux est purement scientifique : il s’agit, par un suivi précis et à long terme, de déterminer quels sont les effets d’une irradiation d’intensité connue sur le devenir des personnes irradiées et sur leur descendance [3]. On leur a reproché, au Japon, de ne pas fournir une assistance médicale aux victimes et, d’une manière générale, les relations entre l’ABCC puis la RERF et la population japonaise ont été assez difficiles [4]. Néanmoins les données ainsi recueillies sont très précieuses et d’excellente qualité, et ont servi de base à l’établissement des doses admissibles tant pour la population générale que pour les travailleurs du secteur nucléaire.

La RERF emploie actuellement 220 personnes environ (en majorité de nationalité japonaise), dont 170 sur son site principal à Hiroshima et le reste à Nagasaki. Les principales cohortes étudiées sont un groupe intitulé Life Span Study (LSS) comprenant environ 100 000 personnes exposées à différents niveaux (connus) et 20 000 témoins (habitants qui n’étaient pas présents lors des explosions), et un groupe de 75 000 enfants nés entre 1946 et 1984 parmi lesquels 42 000 dont les parents avaient été exposés à différents niveaux d’irradiation.

Le suivi épidémiologique de ces cohortes a été poursuivi jusqu’à ce jour et continue encore. Il porte sur l’incidence de cancers et d’autres maladies et enregistre la mortalité. Des analyses biochimiques, cytogénétiques et de biologie moléculaire ont également été pratiquées, en particulier sur les enfants de survivants (voir plus loin). Pour les survivants, le suivi porte maintenant sur plus de 70 ans. Grâce au système japonais Koseki de suivi d’état civil (registre familial équivalent du livret de famille français), seules 121 personnes sur les 120 000 de la cohorte LSS ont été perdues de vue…

La population suivie représente environ la moitié des personnes exposées lors des bombardements et le fait qu’elles aient reçu une dose unique et assez précisément connue de radiations permet de tirer des conclusions solides de cette étude. À cet égard, la situation est très différente de celle de la catastrophe de Tchernobyl pour laquelle les inconnues sont nombreuses et le suivi aléatoire. Les résultats ont fait l’objet de plusieurs centaines de publications en anglais (et de nombreux articles en japonais). Les plus récentes font le point sur le risque de cancer chez les survivants jusqu’à 2009 [5] et sur le risque de mortalité chez les descendants jusqu’à fin 2009 [6].

Études épidémiologiques sur les survivants irradiés

Au cours des jours et des semaines qui ont suivi les bombardements, on observa un nombre important de décès (de l’ordre de 10 000 dans chaque ville) dus principalement à l’irradiation (syndrome aigu d’irradiation, se manifestant principalement par une aplasie – diminution du nombre de cellules sanguines – sévère), compliquée par la présence presque systématique de brûlures graves et étendues chez les personnes concernées. La dose létale médiane (LD50, qui entraîne la mort pour la moitié des personnes exposées) pour une irradiation gamma du corps entier a pu ainsi être évaluée à environ 2,5 Gy en l’absence d’assistance médicale, et 5 Gy si une assistance complète (antibiothérapie, transfusions, greffe de moelle osseuse) était disponible. Le suivi des survivants ayant reçu de quelques mGy à 2 Gy a été l’un des principaux objectifs de l’ABCC puis de la RERF.

Dans la mesure où les affections causées par l’irradiation ne présentent pas de caractère spécifique qui permettrait de les imputer directement aux radiations, ces études procèdent par comparaison des survivants irradiés avec un groupe témoin dont les caractéristiques sont similaires, afin d’évaluer l’excès de mortalité ou de morbidité (personnes malades) dû à l’irradiation.

Une augmentation nette du risque de cancer

Pour les cancers (hors leucémies), ces travaux montrent une nette augmentation de la fréquence des différents cancers chez les survivants irradiés, augmentation qui se poursuit à long terme et qui est de l’ordre de 10 à 20 % selon le cancer et si l’on considère l’ensemble de la cohorte exposée [7] (voir figure « Cancers excédentaires dus aux irradiations »). Ces cancers apparaissent avec un délai variable après l’irradiation, une latence qui est plus courte pour les leucémies que pour les autres cancers, et l’augmentation de fréquence se poursuit tout au long de l’existence des sujets.

Cancers excédentaires dus aux irradiations

La fraction excédentaire de cancers attribuée à l’irradiation grâce à la comparaison avec le groupe témoin est figurée en blanc.

Source  : Preston DL et al., “Solid cancer incidence in atomic bomb survivors : 1958-1998”, Radiat Res, 2007.

On voit que cette augmentation est bien réelle mais relativement modérée. Il faut néanmoins remarquer que l’on examine ici l’ensemble de la cohorte de survivants irradiés, dont beaucoup ont reçu des doses relativement faibles (voir l’encadré « Distribution des doses reçues à Hiroshima »). Il est donc utile d’examiner la répartition des cas en fonction des doses reçues.

On voit alors que cette aggravation, très faible au-dessous de 100 mGy (1,8 %) augmente avec la dose reçue pour atteindre plus de 60 % pour une irradiation supérieure à 2 Gy – et donc proche de la LD50. Notons que le risque attribuable à l’irradiation augmente de façon à peu près linéaire avec le niveau d’irradiation, et qu’il est de l’ordre de 30 % pour une dose déjà importante, comprise entre 500 et 1 000 mGy [5], ce qui correspond à un excès de 206 cas sur un groupe de plus de 3 000 personnes [3].

« Muga » (Renoncement à soi), Yokoyama Taikan (1868-1958)

Pour les leucémies, l’effet de l’irradiation est plus important, mais comme l’affection est bien plus rare, le nombre de personnes concernées est plus faible : pour la même dose comprise entre 500 et 1 000 mGy, le risque attribuable est de plus de 60 %, mais cela ne correspond qu’à 19 cas supplémentaires sur une population de plus de 3 000 personnes.

Au total, on voit donc une augmentation sensible du risque de cancer chez ces survivants irradiés, particulièrement nette en ce qui concerne les leucémies (dont l’apparition est, par ailleurs, plus précoce). Les derniers résultats [5], correspondant au suivi de la cohorte jusqu’en 2009, montrent que cette augmentation persiste à long terme, et l’évaluent au total à 42 % pour une dose de 1 000 mGy. L’effet augmente de manière approximativement linéaire avec la dose reçue et ne semble pas présenter de seuil vers le bas (faibles doses), ce qui est en accord avec les conclusions d’une grande étude récente sur l’effet des irradiations de faible intensité [8].

Excès de cancers selon la dose reçue

Les chiffres concernent les cancers « solides » observés et les excès par rapport aux témoins (de 1958 à 1998), en fonction du niveau d’irradiation. Les 4e et dernières colonnes ont été ajoutées au tableau de la source.

Source  : Radiation Effects Research Foundation, “A brief description”, RERF, décembre 2014.

Une incidence limitée sur la longévité

L’effet pathogène des radiations peut en principe concerner bien d’autres aspects que le risque de cancer : maladies cardiovasculaires, problèmes immunitaires et autres affections. En raison de la taille de la cohorte LSS, de la durée et de la qualité du suivi, il est possible d’examiner le résultat global, à savoir la longévité des individus : comme souligné récemment [9], la longévité est une sorte de « juge de paix » qui enregistre de manière globale l’influence de l’ensemble des facteurs connus et inconnus. Les données sont présentées de manière très parlante dans l’encadré ci-dessous « Probabilité de survie en fonction de l’âge pour les survivants d’Hiroshima », qui résume l’état de la cohorte en 1995 (date à laquelle environ 50 % des individus la composant étaient décédés) [10].

Probabilité de survie en fonction de l’âge pour les survivants d’Hiroshima

Les différentes courbes correspondent aux catégories d’irradiation (état de la cohorte en 1995, date à laquelle environ 50 % des individus la composant étaient décédés).

Source  : Cologne JB, Preston DL, “Longevity of atomic-bomb survivors”, Lancet, 2000.

Bien entendu, la meilleure longévité est observée pour les personnes qui n’ont pas été irradiées, mais on voit que les autres courbes s’en écartent assez peu, même lorsque la dose reçue est de 2,5 Gy. La perte moyenne de longévité pour une irradiation (importante) de 1 Gy est de 1,3 année, pour 0,1 Gy elle descend à 0,12 année [10]. Ici encore, on voit que l’irradiation a un effet net sur la longévité, mais que cet effet, même à 1 Gy, n’est pas aussi catastrophique qu’on pourrait le supposer. Notons, pour donner un point de comparaison, que la perte d’espérance de vie pour un gros fumeur est estimée à 10 ans [11]. La faible perte de longévité indiquée pour une dose inférieure à 0,25 Gy n’est probablement pas significative : comme le montre la figure, le choix d’une autre population de référence (« 3-7 km », courbe rouge pointillée) aboutirait à une très légère augmentation de la longévité pour les personnes faiblement irradiées.

Une santé nettement affectée – mais pas de manière catastrophique

Au total, il apparaît que les survivants irradiés d’Hiroshima et de Nagasaki ont bien subi des dommages à long terme et, notamment, une augmentation significative de leur risque de cancer, particulièrement marquée pour les enfants exposés très jeunes. Cela a affecté leur longévité et sûrement (bien que ceci ait été peu étudié) leur qualité de vie : outre une possible augmentation de la morbidité, le traumatisme psychologique a dû être majeur et renforcé par le rejet dont les hibakusha ont fait l’objet dans la société japonaise. Néanmoins, les effets mesurables sur la santé de ces personnes sont loin d’avoir été aussi catastrophiques qu’on l’imagine généralement puisque, même pour la population la plus irradiée (mais qui a survécu aux premiers mois après l’explosion), la perte d’espérance de vie est de l’ordre d’une année.

Au total, après un suivi sur plus de 50 ans, les conséquences à long terme d’une irradiation déjà notable de 100 mGy (soit environ 100 mSv) ne sont quasiment pas perceptibles (voir les encadrés « Excès de cancers selon la dose reçue » et « Probabilité de survie en fonction de l’âge pour les survivants d’Hiroshima »), ce qui est à mettre en regard des limites admises pour l’irradiation due aux activités nucléaires : 1 mSv par an pour le public et 20 mSv par an pour les travailleurs du nucléaire.

Études sur les descendants des survivants irradiés

Le suivi d’une cohorte d’enfants de survivants irradiés (appelée « cohorte F1 ») présente un intérêt particulier puisqu’il doit permettre d’évaluer les effets délétères d’une irradiation paternelle ou maternelle sur la santé des descendants, et ceci à long terme (jusqu’à 62 ans de suivi actuellement) et pour un effectif important (77 000 personnes, dont 35 000 dans le groupe témoin).

Précisons tout de suite que cette cohorte concerne exclusivement des enfants conçus après les bombardements. Environ 2 000 enfants exposés in utero ont été également suivis et ont montré, comme on pouvait s’y attendre, une forte sensibilité à l’irradiation se manifestant par un taux élevé de cancers [12] et une fréquence importante d’anomalies cérébrales [13].

Le suivi des 77 000 enfants non irradiés mais issus de parents irradiés doit permettre d’évaluer la présence et la fréquence d’effets génétiques dus à des mutations subies par les cellules germinales des parents au moment des bombardements. C’est notamment la crainte de tels effets, très répandue dans le public japonais, qui a motivé une grande défiance envers les hibakusha qui, pour se marier, ont parfois été amenés à cacher leur origine [14]. Il est donc important d’examiner ce que révèlent les études menées sur cette cohorte F1. Notons que, dans le Japon de l’immédiat après-guerre, les femmes enceintes bénéficiaient d’un supplément de rations alimentaires, ce qui les amenait à s’enregistrer pour en bénéficier, et qui a ainsi facilité la constitution de la cohorte et son suivi dès la naissance.

Envol de grues, Tawaraya Sotatsu (1570-1643)

Pas d’indication d’élévation du taux d’anomalies

Les analyses ont d’abord porté sur la fréquence de malformations observées à la naissance. Celle-ci ne semble pas augmenter lorsque les parents ont été fortement irradiés (voir encadré ci-dessous « Malformations diagnostiquées dans les deux semaines suivant la naissance »). Il en est de même pour le taux de mortinatalité (enfants nés sans vie après six mois de grossesse). Le nombre de fausses couches précoces n’est cependant pas connu, et l’effectif de parents fortement irradiés est faible, ce qui limite la validité statistique des chiffres, mais on peut néanmoins conclure qu’il n’y a pas d’effet sensible des irradiations parentales à ce niveau.

Malformations diagnostiquées dans les deux semaines suivant la naissance

Les malformations sont exprimées en fonction du taux d’irradiation des parents.

Source  : Neel JV, Schull WJ, The children of atomic bomb survivors : a genetic study, National Academy Press, 1991.

Au fil des années, différentes techniques ont été utilisées pour tenter de mettre en évidence une différence entre les enfants des hibakusha et la population témoin. Il s’est agi des aberrations chromosomiques puis, à partir de 1975, de la recherche de mutations dans les protéines sanguines détectées par électrophorèse (quatre variants trouvés chez 12 300 témoins, deux chez 11 300 enfants de parents irradiés), puis, à partir de 1985, d’études sur l’ADN. Au total donc, on en arrive à la conclusion que toutes ces approches échouent à détecter une augmentation du taux de mutations chez les enfants de parents irradiés – et donc que cette augmentation ne peut qu’être très faible.

Examen du taux de mortalité des enfants de survivants

Un ange avec deux enfants, Tsukioka Yoshitoshi (1839-1892), Musée LACMA, Los Angeles

L’état de santé des enfants de survivants est-il différent de celui du groupe témoin ? Dans le cas présent, on ne peut pas encore faire appel au « juge de paix » que constitue la longévité : les enfants des survivants irradiés sont encore jeunes, avec un âge médian de 53 ans au dernier bilan (fin 2009) et plus de 90 % d’entre eux sont vivants : la courbe de survie ne serait donc pas significative. Il est en revanche possible d’examiner le taux de mortalité selon la dose reçue par les parents – rappelons que 35 000 des 77 000 membres de la cohorte sont issus de parents non irradiés car absents (ou très éloignés) au moment des bombardements et que la dose moyenne reçue par les parents exposés est de plus de 250 mGy. Le dernier bilan, publié en 2015 [6], ne montre pas de différence du taux de mortalité par cancer ou par toute autre maladie selon que les parents ont été fortement, faiblement ou pas du tout irradiés. Les effectifs sont relativement importants : près de 5 200 décès par maladie au total, dont 1 246 par cancer – rappelons qu’il s’agit d’une population relativement jeune. Les résultats sont donc fiables et les incertitudes statistiques très limitées. On en arrive ainsi à la conclusion que les enfants de survivants irradiés ne présentent ni anomalie génétique décelable, ni altération physiologique susceptible de réduire leur espérance de vie (encore que cette dernière ne puisse pas être directement mesurée à l’heure actuelle). Bien entendu, cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucun effet génétique, mais simplement que ce dernier est très faible et donc difficilement mesurable dans le cadre d’une étude de cohorte. Nous voici loin en tout cas des affirmations selon lesquelles le seul fait de vivre à proximité d’une centrale nucléaire entraînerait obligatoirement l’apparition d’anomalies graves dans la descendance…

Ainsi, l’irradiation seule provoque moins de dommages qu’on ne l’imagine généralement, mais cela ne doit pas amener à minimiser les dangers d’une catastrophe concernant une centrale nucléaire, qui libère d’énormes quantités d’éléments radioactifs (de l’ordre de 1 000 fois plus qu’une bombe comme celle d’Hiroshima) et peut contaminer durablement de grandes étendues. Et bien entendu, une guerre nucléaire mobilisant des centaines de missiles armés de têtes d’une ou deux mégatonnes aurait des conséquences catastrophiques pour l’humanité tout entière…

Références


1 | Jordan BR, “The Hiroshima/Nagasaki survivor studies : discrepancies between results and general perception”, Genetics, 2016, 203 :1505-12.
2 | Jordan B, « Les leçons inattendues d’Hiroshima », Med Sci, 2014, 30 :211-3.
3 | Radiation Effects Research Foundation, “RERF : a brief description”, avril 2016. Sur rerf.or.jp
4 | O’Malley GF, “The grave is wide : the Hibakusha of Hiroshima and Nagasaki and the legacy of the atomic bomb casualty commission and the radiation effects research foundation”, Clin Toxicol, 2016, 54 :526-30.
5 | Grant EJ et al., “Solid cancer incidence among the life span study of atomic bomb survivors : 1958-2009”, Radiat Res, 2017, 187 :513-37.
6 | Grant EJ et al., “Risk of death among children of atomic bomb survivors after 62 years of follow-up : a cohort study”, Lancet Oncol, 2015, 16 :1316-23.
7 | Preston DL et al., “Solid cancer incidence in atomic bomb survivors : 1958-1998”, Radiat Res, 2007, 168 :1-64.
8 | Leuraud K et al., “Ionising radiation and risk of death from leukaemia and lymphoma in radiation-monitored workers (INWORKS) : an international cohort study”, Lancet Haematol, 2015, 2 :e276-81.
9 | Jordan B, « Espérance de vie et trace des cataclysmes », Med Sci, 2017, 33 :355-8.
10 | Cologne JB, Preston DL, “Longevity of atomic-bomb survivors”, Lancet, 2000, 356 :303-7.
11 | Jia H et al., “Quality-adjusted life expectancy (QALE) loss due to smoking in the United States”, Qual Life Res, 2013, 22 :2735.
12 | Preston DL et al., “Solid cancer incidence in atomic bomb survivors exposed in utero or as young children”, J Natl Cancer Inst, 2008, 100 :428-36.
13 | Otake M et al., “A review of forty-five years study of Hiroshima and Nagasaki atomic bomb survivors : Brain damage among the prenatally exposed”, J Radiat Res, 1991, 32 (suppl) :249-64.
14 | Ibuse M, Pluie noire, Gallimard, 2005.

1 Un orage de feu, ou firestorm, est un puissant incendie qui provoque un intense appel d’air vers son centre, ce qui décuple ses effets dévastateurs.

2 Les bombes les plus puissantes expérimentées pendant la course aux armements entre États-Unis et URSS atteignaient une puissance de 50 mégatonnes, trois mille fois celle d’Hiroshima. La puissance de celles qui figurent encore dans les arsenaux actuels tourne autour de la mégatonne.