Accueil / Esprit critique / Éducation à l’esprit critique : exemple de mise en œuvre dans une classe de lycée

Éducation à l’esprit critique : exemple de mise en œuvre dans une classe de lycée

Publié en ligne le 6 février 2025 - Esprit critique et zététique -

Lorsque l’on s’intéresse à l’éducation à l’esprit critique, on se demande vite comment passer à la pratique pédagogique. Sans qu’il y ait consensus, il existe plusieurs définitions de l’esprit critique qui convergent autour de trois composantes nécessaires [1] : (1) posséder des connaissances sur le sujet traité et sur la représentation des connaissances (épistémologie, nature des sciences…) et comprendre le fonctionnement des médias et la logique argumentative ; (2) maîtriser des compétences d’analyse critique ; (3) être disposé à mobiliser ses compétences et ses connaissances au service de l’examen critique d’une information ou d’une idée à laquelle nous sommes confrontés (nouvelle information dans les médias, croyance populaire, opinion…).

Il faut voir la pensée critique avant tout comme un processus devant être mis en œuvre afin de construire et exprimer son opinion, et ainsi prendre des décisions éclairées [2]. Le processus d’évaluation critique suit ainsi un cheminement sans cesse réitéré (voir encadré).

Explicitons donc cette approche, développée par le groupe de travail « Éduquer à l’esprit critique » du Conseil scientifique de l’Éducation nationale, dans un rapport axé sur l’investigation [3]. L’esprit critique y est défini comme « la capacité à ajuster son niveau de confiance de façon appropriée selon l’évaluation de la qualité des preuves à l’appui et de la fiabilité des sources ». La priorité est portée sur l’évaluation de la qualité d’une information en mettant en œuvre cinq compétences visant à évaluer la qualité des preuves, la fiabilité des sources, la qualité des arguments, la plausibilité de l’information et la fiabilité de son propre jugement.

Illustrons notre propos par le témoignage d’une situation pédagogique concrète dans le cadre d’un enseignement en classe de seconde. Une séance explicitement consacrée à l’esprit critique débute généralement par un contexte où les élèves vont devoir évaluer la fiabilité d’informations qui leur sont proposées. Il est important de diversifier les supports informationnels, mais aussi le niveau de qualité des informations soumises. L’objectif n’est pas d’instaurer chez les élèves un esprit de défiance, mais un esprit évaluatif leur permettant de produire un jugement pouvant aller de la méfiance à une grande confiance.

Il est ici proposé aux élèves un article du journal Le Monde, « Des experts font le lien entre Gardasil et sclérose en plaques » [4]. Ce titre résume la thèse de l’article qui relaie celle de deux experts sur un lien de cause à effet entre la vaccination et le développement de la sclérose en plaques. Ce qu’il s’agit d’évaluer, c’est la validité de ce lien affirmé.

Processus critique : un cheminement sans cesse réitéré

Devant toute nouvelle information ou toute nouvelle idée, l’esprit critique suppose un certain nombre d’étapes avant de se construire une opinion, prendre une décision et savoir l’argumenter. Ce processus est sans cesse réitéré.

Schéma inspiré de : Schöpfer C, Cova F, « La structure tripartite de l’esprit critique », université de Genève, cours « Philosophie et esprit critique », 2024. Sur youtube.be

Dans un premier temps, les élèves doivent directement exprimer leur niveau de confiance dans les affirmations contenues dans l’article. S’ensuit alors une phase de questionnement pour déterminer le niveau de confiance qu’ils accordent à cet article et leur demander s’ils seraient disposés à se faire vacciner. On s’assure de recueillir l’avis de chacun par un rapide sondage ou par un micro-débat. La pluralité des jugements et opinions permet d’initier la « problématisation » grâce à une discussion sur la fiabilité des jugements émis (raisons d’adopter telle opinion, niveau de compétences et connaissances sur le sujet…). Ce travail sur soimême permet de développer l’« humilité intellectuelle », une disposition critique indispensable pour modifier son jugement en fonction des informations.

Vu le fort enjeu de santé publique du thème soulevé par cet article, cette délibération commune conduit à chercher à améliorer les connaissances et utiliser des critères d’analyse plus sophistiqués afin d’aboutir à une prise de décision plus éclairée.

C’est ici qu’intervient le processus d’évaluation critique prôné par le groupe de travail du Conseil scientifique de l’Éducation nationale. Un schéma modélisant cette approche est proposé aux élèves. Il vise à les faire évaluer sur une échelle de valeur (« méfiant », « peu confiant », « assez confiant », « confiant ») le degré de confiance en la qualité des preuves, la fiabilité des sources, la qualité des arguments, la plausibilité de l’information et la fiabilité du jugement, mais aussi la fiabilité de leur jugement. Pour cela, plusieurs questions leurs sont soumises (voir encadré ci-dessous).

Réflexion, Myron Barlow (1873-1937)

Il s’agit bien sûr d’une vision simplifiée de ce processus, amenant à constater que des éléments se recoupent entre eux ou dépendent du contexte et des dispositions et compétences des élèves et des enseignants, ainsi que des choix pédagogiques. Il s’agit de montrer aux élèves que le but n’est pas d’avoir une simple évaluation « vrai ou faux », mais d’arriver à une estimation plus fine permettant de prendre en compte la complexité de l’ensemble des éléments. Il s’agit aussi d’expliciter le processus d’évaluation critique, avec pour objectif de développer au fur et à mesure l’autonomie des élèves.

Ces derniers sont ainsi amenés à évaluer et comparer la qualité des preuves avancées par l’article à celles issues d’études scientifiques qui leur sont soumises [5, 6, 7]. L’argument de l’article n’est pertinent que si la qualité des preuves d’un lien de causalité entre vaccin et SEP est grande. Or l’analyse des sources montre que l’article n’évoque que le témoignage d’une famille et l’avis d’experts anonymes, alors que les études scientifiques portant sur des populations de taille importante montrent l’efficacité du vaccin et l’absence de corrélation entre celui-ci et l’apparition de la sclérose en plaques.

Calibrer son niveau de confiance


Une procédure est présentée aux élèves pour leur permettre de calibrer leur niveau de confiance sur des questions clés du processus critique (« méfiant », « peu confiant », « assez confiant », « confiant »). À l’issue de ce travail, les élèves évaluent finalement leur niveau de confiance global.

Qualité des preuves

  • Vérifier l’existence de preuves à l’appui du contenu
  • Évaluer la qualité des preuves
  • Déterminer si le niveau de preuve est suffisant au regard des enjeux

Fiabilité des sources

  • Évaluer l’expertise de la source (connaissances, performances)
  • Évaluer l’intention de la source
  • Croiser les sources et évaluer leur concordance

Qualité des arguments

  • Évaluer la logique de l’argument
  • Évaluer la pertinence des arguments
  • Identifier les arguments fallacieux

Plausibilité de l’information

  • Utiliser ses connaissances pour évaluer la vraisemblance
  • Estimer alors la crédibilité
  • Estimer le niveau de preuve exigible

Fiabilité du jugement

  • Prendre en compte son état émotionnel
  • Évaluer son niveau de compétence
  • Reconnaître les limites de son jugement en fonction du contexte (biais…)
Au seuil de la classe, Nikolaï Bogdanov-Belski (1868-1945)

À la fin de ce processus évaluatif, les élèves doivent conclure si l’article apporte des preuves pour justifier une accusation qu’ils jugent par ailleurs grave, alors qu’ils ont des éléments pour constater un consensus scientifique sur l’efficacité de cette vaccination avec un risque minime.

Il est alors temps de revenir sur le questionnement initial et de sonder à nouveau leur jugement de confiance envers l’article après avoir mis en œuvre un processus d’évaluation critique. Le sondage mesurera explicitement leur niveau de confiance et leurs intentions sur la vaccination (mêmes questions qu’en début de cours). S’ensuit à nouveau une discussion portant sur les raisons du changement de jugement de confiance et d’intention d’action, discussion qui met en valeur la flexibilité intellectuelle, c’est-à-dire la disposition à changer potentiellement d’avis en fonction des informations en notre possession, composante essentielle de la pensée critique. Ici, « garder la face » ne consiste pas à camper sur ses positions, mais à pouvoir changer d’opinion face à des arguments jugés convaincants.

À l’issue de cette séquence pédagogique, il est enfin possible d’effectuer un bilan des connaissances acquises, des compétences développées et des dispositions travaillées, puis d’élargir la réflexion sur la vigilance à avoir vis-à-vis des informations liées aux questions scientifiques dans un contexte de controverse publique, comme pendant la crise de la Covid-19 ou encore actuellement avec la crise climatique.

Références


1 | Fuchs-Gallezot M et Bächtold M, « L’esprit critique dans l’enseignement des sciences : quelles approches ? Quelles prises en charge par la recherche ? Quelles prises en charge scolaires ? », Esprit critique et enseignement des sciences et des technologies, 2023, 28 :9-30.
2 | Schöpfer C, Cova F, « La structure tripartite de l’esprit critique », université de Genève, cours « Philosophie et esprit critique », 2024. Sur youtube.be
3 | Pasquinelli E, Bronner G, « Éduquer à l’esprit critique : bases théoriques et indications pratiques pour l’enseignement et la formation », Conseil scientifique de l’Éducation nationale. Consulté le 13 septembre 2024. Sur reseau-canope.fr
4 | Cazi E, Clavreul L, « Des experts font le lien entre Gardasil et sclérose en plaques », Le Monde, le 24 novembre 2013
5 | Dorothy A et al., “Very low prevalence of vaccine human papillomavirus types among 18- to 35-year old Australian women 9 years following implementation of vaccination”, The Journal of Infectious Diseases, 2018, 217 :1590-600.
6 | Falcaro M et al., “The effects of the national HPV vaccination programme in England, UK, on cervical cancer and grade 3 cervical intraepithelial neoplasia incidence : a register-based observational study”, The Lancet, 2021, 398 :2084-92.
7 | « Vaccins anti-HPV et risque de maladies auto-immunes : étude pharmaco-épidémiologique », ANSM et Assurance maladie, Rapport final, septembre 2015. Sur snds.gouv.fr

Publié dans le n° 350 de la revue


Partager cet article


L'auteur

Christophe Adourian

Professeur agrégé de science de la vie et de la Terre (SVT). Il est membre du groupe de travail 8 « Éduquer à (…)

Plus d'informations