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Faut-il revoir les normes d’évacuation à la suite d’un accident nucléaire ?

Publié en ligne le 5 mars 2012 - Nucléaire -

Un vieux Japonais s’est suicidé à la suite de l’obligation qui lui avait été faite de quitter son logement situé dans la zone d’exclusion autour de Fukushima. Des personnes âgées sont revenues habiter la zone d’exclusion autour de Tchernobyl et s’entêtent à vouloir vivre là où ils ont toujours vécu, même dans des conditions très difficiles, dans des logements extrêmement dégradés, qu’ils n’ont pas le droit de réparer. Ces exemples invitent à examiner les pratiques actuelles de gestion post-accidentelles des catastrophes nucléaires.

Une application trop rigide de normes excessivement strictes ne rend-elle pas les situations post-accidentelles encore plus dures pour la population, sans bénéfice sanitaire perceptible ?

Par ailleurs, s’il est assez facile d’évaluer les avantages sanitaires de mesures d’évacuation ou de relocalisation, il est beaucoup plus difficile d’en évaluer les inconvénients, qui relèvent souvent du stress consécutif à la perte des repères de vie, à l’anxiété et à la peur de l’avenir. Toute évaluation de ces inconvénients devrait donner la parole aux victimes potentielles.

Remarquons tout d’abord que les évacuations « nucléaires » ont des caractéristiques particulières. En effet, les autres types d’évacuation ont des durées habituellement limitées dans le temps, ou peuvent, dans certains cas, être définitives pour des raisons compréhensibles pour tous. Par exemple, lors de la tempête Xynthia de fin février 2010, un quartier entier de la ville de La Faute-sur-Mer, comprenant 577 maisons, a été submergé et 29 personnes furent noyées. Un nouvel épisode ne pouvant être exclu, toutes les maisons ont été rachetées par l’État pour être rasées.

Les évacuations « nucléaires » sont faites, quant à elles, en fonction de normes à caractère administratif, dont la plupart des intéressés ne comprennent pas les motivations. Les évacués sont généralement considérés comme n’ayant ni le choix, ni voix au chapitre. Le sentiment d’impuissance qui peut découler de cette situation est une épreuve supplémentaire, qui s’ajoute aux difficultés objectives de la situation des évacués.

Une mesure intuitive de l’effet des radiations

Pour des doses inférieures au Sievert mais largement supérieures à la radioactivité naturelle, l’effet principal des radiations est cancérigène. La dangerosité des substances ou radiations cancérigènes est habituellement mesurée par la perte d’espérance de vie qu’entraîne le fait d’y être exposé.

Ainsi l’Agence Française de Sécurité Sanitaire de l’Environnement et du Travail (AFSSET) a-t-elle estimé que la pollution atmosphérique urbaine conduisait à une réduction de plus de 9 mois de l’espérance de vie d’un adulte de 30 ans [1,2] 1.

Pour les fumeurs réguliers qui ont commencé à fumer à l’adolescence, on constate [3] que la perte d’espérance de vie est de 2 à 3 ans pour 10 cigarettes par jour et de 8 à 10 ans pour 40 cigarettes par jour. La perte d’espérance de vie due au tabagisme passif est de l’ordre de 1 mois.

L’influence sur l’espérance de vie est devenue un moyen standard pour évaluer la dangerosité d’une pratique ou de l’ingestion d’un toxique. Or, ce moyen n’est qu’exceptionnellement utilisé quand il s’agit du risque lié à l’irradiation. On parle plutôt de Sieverts et de Becquerels, et de la probabilité qu’a un Sievert de provoquer un cancer mortel. C’est un langage incompréhensible par la majorité de nos concitoyens, et donc favorable à toutes sortes de manipulations. Ainsi en est-il de celle qui consiste à appliquer une relation dose-effet linéaire à de très grands nombres, de façon à obtenir par le calcul un grand nombre de victimes.

C’est donc pour rendre plus intuitive la compréhension du risque radioactif et rendre plus difficiles les manipulations que nous proposons d’utiliser, comme cela est fait pour de très nombreux autres cas, la réduction de l’espérance de vie comme mesure de l’effet sanitaire des irradiations.

La RLSS (relation linéaire sans seuil)

Par l’analyse des nombres de cancers observés sur les survivants d’Hiroshima-Nagasaki, en excès sur le nombre attendu de cancers en absence d’irradiation, la CIPR (Commission Internationale de Protection contre les Radiations) a proposé [4] une relation linéaire (c’est-à-dire proportionnelle) entre la dose de radiation reçue et la probabilité de développer un cancer mortel. Toutefois, cette relation n’a été statistiquement établie que pour des doses reçues supérieures à 100 milliSievert (mSv) pour les adultes et 50 mSv pour les enfants.

La CIPR a insisté sur le fait que, pour de faibles doses d’irradiation, la relation linéaire pouvait être utilisée comme moyen d’établir des normes à ne pas dépasser, mais en aucun cas comme moyen de calculer des nombres de cancers et de morts éventuelles en résultant.

De nombreux arguments épidémiologiques et biologiques incitent à penser que les irradiations inférieures à 100 mSv en plus de l’irradiation naturelle, n’ont pas d’effet néfaste perceptible sur la santé. L’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) et la CIPR introduisent, en pratique, un tel seuil, puisque c’est pour des doses délivrées supérieures à 100 mSv/an qu’elles estiment nécessaire de prendre des mesures.

Pour estimer la réduction de l’espérance de vie consécutive à une irradiation, comparons les résultats correspondant à l’application de la relation linéaire sans seuil de la CIPR à une relation incluant un seuil d’innocuité que nous avons pris égal à 100 mSv. Quelques exemples de résultats de ce calcul 2 sont donnés sur le Tableau 1.

Pour simplifier, on a supposé ici une espérance de vie constante et égale à 80 ans. En réalité, l’espérance de vie dépend de l’âge. Ainsi, une espérance de vie à la naissance de 80 ans peut devenir une espérance de vie de 87 ans pour un individu de 80 ans.

Tableau 1 : Quelques résultats du calcul de perte moyenne d’espérance de vie effectué en utilisant la relation linéaire sans seuil ou une relation avec un seuil de 100 mSv.

Dans le cas d’une irradiation localisée dans le temps, la perte d’espérance de vie est évidemment décroissante avec l’âge. Elle s’annule lorsque la durée de survie, après qu’un début de cancérisation a commencé, est supérieure au temps restant à vivre en absence d’irradiation. Le calcul indiqué plus haut suppose un temps de latence de 5 ans, et une durée de survie après manifestation du cancer également de 5 ans. On voit sur le tableau que la perte d’espérance de vie est beaucoup plus importante pour un bébé que pour un retraité... Le Japonais de 102 ans avait donc raison de vouloir rester chez lui, car il n’avait rien à craindre de l’irradiation ; il en est de même des personnes âgées qui sont revenues dans la zone interdite de Tchernobyl. Les retraités de TEPCO qui proposent d’intervenir à la place de leurs collègues salariés sont parfaitement conscients de l’atténuation du risque pour les personnes âgées.

La situation à Fukushima

Le refroidissement des cœurs dégradés étant assuré, les rejets de radioactivité sont considérablement réduits. La contamination des sols, en dehors de l’enceinte de la centrale, a atteint un palier. Une cartographie détaillée des niveaux de radioactivité a été déterminée par les Américains grâce à un survol par hélicoptère des zones contaminées. En dehors du site de la centrale proprement dit, les activités relevées variaient entre 12 µSv/h et 0,30 µSv/h [5].

À partir de ces cartes, l’IRSN (Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire) a calculé les doses que recevraient en un an les populations qui viendraient se réinstaller [6]. Ces doses varieraient entre 5 et 30 mSv pendant la première année. L’essentiel des retombées s’est concentré dans un parallélépipède d’environ 450 km2 où l’irradiation annuelle dépasserait 18 mSv.

Les faibles doses appliquées à de très grandes populations

L’utilisation de la loi RLSS pour calculer le nombre de victimes de faibles irradiations mène à des conclusions aberrantes. Ainsi, une probabilité, aussi faible soit-elle, multipliée par un très grand nombre, donne un très grand nombre. Prenons l’exemple de la radioactivité naturelle moyenne de 3 mSv/an. Pour 60 millions d’habitants, on arriverait à 9 000 décès annuels ; et pour 6 milliards, à 900 000. Si on étend le calcul sur une période de 100 ans, on arrive à 900 000 décès pour la France et à 90 millions pour le monde.

De tels chiffres cités sans précaution paraissent énormes et justifieraient des mesures énergiques, comme de déménager les habitants des zones les plus irradiées (Bretagne, Corse, Massif central, régions de montagne) vers celles qui le sont moins. Ainsi pourrait-on éviter le tiers des décès « théoriques » soit, pour 100 ans pour le monde, environ 30 millions de décès (autant qu’une guerre mondiale !). Mais à quel prix social et économique ?

D’un autre côté, en 100 ans, le nombre de décès total dans le monde atteindra environ 12 milliards ! La possibilité d’éviter éventuellement (ce n’est même pas sûr) deux à trois décès prématurés pour mille justifierait-elle un bouleversement aussi important que l’évacuation de la moitié de la planète ?

Hervé Nifenecker, Le nucléaire : un choix raisonnable ?, EDP Sciences, 2011.

Tableau 2 : Résultats du calcul de perte d’espérance, pour des valeurs représentatives à la suite de la catastrophe de Fukushima, en particulier celles qui correspondent aux zones d’irradiation définies par l’IRSN. Le calcul fait pour une dose de 250 mSv est représentatif des risques maximum autorisés pour les travailleurs engagés sur le site de Fukushima. Dans ce cas, le calcul a été fait pour un âge de 40 ans au moment de l’irradiation.

Sur le Tableau 2, comme sur le Tableau 1, on a indiqué deux valeurs de la perte moyenne d’espérance de vie. La plus élevée correspondant à la relation linéaire sans seuil 3, la moins élevée à un calcul avec un seuil de 100 mSv s’ajoutant à la radioactivité naturelle.

Les limites de la RLSS

Il est important de noter qu’il n’a jamais été possible de mettre en évidence un effet cancérigène de la radioactivité naturelle, même dans les cas où son niveau est anormalement élevé. Une telle absence d’effet observable de la radioactivité naturelle est un des arguments militant pour l’existence d’un seuil d’irradiation en deçà duquel il n’y aurait que très peu ou pas d’effets sanitaires significatifs.

Les normes pour le public ont pour objectif de limiter l’augmentation de l’irradiation due aux activités humaines à environ la moitié de la radioactivité naturelle moyenne, soit 1 mSv/an (dans le cadre de la relation linéaire sans seuil, ceci correspond à 0,6 mois de réduction de l’espérance de vie). Elles font l’hypothèse que l’irradiation est continue dans le temps pendant la vie entière. Dans la pratique, leur application fait souvent appel à des débits de dose horaire (par exemple, des µSv/h) qu’il est recommandé de ne pas dépasser et qui sont donnés par les appareils de radioprotection, mais ne font pas explicitement intervenir de durée d’irradiation.

Sous cette forme, elles ne peuvent donc être appliquées valablement à un événement limité dans le temps. Appliquer de telles normes horaires ou journalières aux irradiations liées à Fukushima ou Tchernobyl n’a donc pas de sens 4 si on ne les accompagne pas d’une prévision d’évolution réaliste des doses reçues sur un an, car les doses horaires diminuent rapidement au début, du fait de la disparition des radionucléides à vie courte : seules les irradiations reçues sur une durée d’un an peuvent être comparées aux normes officielles (par exemple 1 mSv pour un an pour le public et 50 mSv sur un an ou 20 mSv par an sur 5 ans pour les travailleurs du nucléaire).

Sur le tableau 2, nous avons reporté la perte d’espérance de vie entraînée par une irradiation de 250 mSv correspondant à la norme exceptionnelle autorisée pour les intervenants sur le site de Fukushima, cette norme permettant des interventions concertées destinées à limiter les conséquences de l’accident. Dans ce cas, nous avons supposé un âge de 40 ans (et non 65) au moment de l’irradiation. La perte d’espérance de vie moyenne calculée n’est pas négligeable en absolu, mais il faut la comparer aux autres risques.

Récemment, il a été fait état d’une employée ayant reçu une dose de 17 mSv. On voit sur le tableau qu’une telle dose ne se traduirait guère, dans le pire des cas, que par une perte d’espérance de vie d’environ une semaine. Malgré la faiblesse de ce nombre, l’hystérie qui se développe dès qu’il est question d’irradiation fait que cet incident, qui serait passé inaperçu dans tout autre domaine, s’est retrouvé à la une des gazettes.

Comme reporté sur le Tableau 2, les pertes d’espérance de vie correspondant à un séjour d’une année entraînant une exposition à des doses de 0,5, 5, 18 et 30 mSv seraient imperceptibles en tenant compte de l’effet de seuil, ce qui est l’hypothèse la plus raisonnable, et au maximum d’environ 1 mois avec le calcul le plus pessimiste.

Est-il justifié, dans ces conditions, d’empêcher les gens de rentrer chez eux ? Alors que, par ailleurs, on accepte des conduites bien plus risquées dans de nombreux domaines (pollution automobile, fumeurs passifs, épandage de pesticides, etc.). Le nucléaire doit-il être le seul domaine pour lequel on ne consulte pas les intéressés sur leur sort ?

De plus, a-t-on mis en balance les faibles conséquences sanitaires dues à une irradiation de moins de 50 mSv et celles dues au stress consécutif à une évacuation dont on ne sait combien de temps elle durera, et même si elle ne sera pas définitive ? Bien entendu, une politique énergique de décontamination doit conduire à une décroissance des doses reçues annuellement. Il a été démontré 5 qu’une telle politique reposant sur la décontamination des logements et autres bâtiments, sur du sarclage et des labours profonds ainsi que sur la culture de plantes fixant de manière spécifique certains radionucléides peut être tout à fait efficace.

Des améliorations possibles de la gestion des évacuations

Les pratiques d’évacuation à la suite d’un accident nucléaire devraient être profondément modifiées.

Une évacuation ne devrait être maintenue qu’aussi longtemps que la situation consécutive à l’accident n’est pas stabilisée. Dès que cette stabilisation est atteinte, même de façon approchée, les habitants devraient pouvoir revenir chez eux, s’il le désirent, après avoir été dûment informés, par exemple par leur médecin, des risques encourus en fonction de la dosimétrie et de leur âge. Ceux qui n’accepteraient pas de rentrer chez eux devraient se voir offrir une solution par les autorités, allant jusqu’au rachat de leur logement au prix du marché d’avant l’accident. Les habitants rentrés chez eux devraient, ultérieurement, pouvoir revenir sur leur décision et demander, à leur tour, aux autorités de trouver une solution pour leur relogement. Les frais engagés par les autorités devraient être remboursés par le propriétaire de l’installation initiatrice de l’accident.

Une fois réinstallés, les habitants pourraient et devraient pouvoir s’assurer que les travaux de réhabilitation des lieux sont effectivement engagés et réalisés, travaux visant à diminuer les doses auxquelles ils sont exposés. Des compteurs de radiation et la formation afférente devraient être mis à leur disposition pour qu’ils signalent les niveaux de radiation anormaux et l’évolution des taux d’irradiation moyens, vérifiant ainsi que les doses annuelles auxquelles ils seraient exposés seraient effectivement en décroissance. Comme proposé plus haut, s’ils constataient une amélioration insuffisante du niveau de la radioactivité, ils pourraient quitter la zone avec mesures compensatrices.

Une telle démarche rendrait leur dignité aux victimes de l’accident, en en faisant des acteurs de leur destin, tout en les rendant aptes à comprendre les enjeux des actions de réhabilitation.

Elle devrait, bien sûr, être accompagnée d’une surveillance attentive des productions agricoles permettant de maîtriser les dosimétries des individus de manière équilibrée entre l’irradiation due à la contamination des sols et celle due à l’ingestion d’aliments contaminés.

Références

1 | Publication Afsset, juin 2006, rédacteur : Mounia El Yamani.
2 | Amann, Markus, et al. "Baseline scenarios for the clean air for Europe (CAFE) programme." Final report 79 (2005).
3 | http://www.notre-planete.info/environnement/tabac_0.php (disponible sur archiveOrg—23 Fév. 2020).
4 | Rapport CIPR103 (Commission Internationale de Protection contre les Radiations).
5 | DOE-NISA Radiological Assessment of effects from Fukushima Daiichi Nuclear Power Plant April 7, 2011. https://www.slideshare.net/energy/r...
6 | Évaluation au 66e jour des doses externes projetées pour les populations vivant dans la zone de retombée nord-ouest de l’accident nucléaire de Fukushima – impact des mesures d’évacuation des populations –, Rapport IRSN DRPH/2011-1

1 Pour les personnes âgées de plus de 30 ans, dans le cadre du projet Aphekom, une estimation de gain d’espérance de vie de 5,8 mois pourrait être obtenue à Paris en ramenant la densité de particules fines PM2,5 d’une densité atmosphérique de 16,4 à 10 µg/m3. Voir le « Summary report of the Aphekom project 2008-2011 » et le Communiqué de presse INVS du 2 mars 2011. Aphekom apporte un nouvel éclairage sur les effets sanitaires et économiques de la pollution urbaine en Europe.

2 Le programme mettant en œuvre cette approche est disponible à l’adresse Internet http://vizille-sciences.org/esperan...

3 pour une irradiation naturelle de 2 mSv/an, la perte d’espérance de vie atteint 1,2 mois en appliquant la relation linéaire sans seuil.

4 Par exemple, du point de vue de la relation linéaire sans seuil, il est équivalent de recevoir 1 mSv en une heure (soit un débit de dose de 1000 µSv/h) ou de recevoir 1 mSv en un an (soit un débit de dose de 0,11 µSv/h). Il faut noter que les détecteurs de radiation fournissent des valeurs de débit de dose, et non de dose. Par contre, les travailleurs du nucléaire sont équipés de mesureurs de dose.


Thème : Nucléaire

Mots-clés : Énergie nucléaire