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Infravies

Publié en ligne le 19 avril 2021
Infravies

Le vivant sans frontières

Thomas Heams

Éditions du Seuil, 2019, 192 pages, 20 €

Dans ce livre, l’auteur, chercheur en génétique, présente une réflexion originale sur le vivant en posant d’emblée une question provocante : « La vie existe-t-elle vraiment ? » L’absence de frontières claires entre le non-vivant et le vivant implique la présence d’une zone grise qu’il explore tout au long de son ouvrage. Les entités de cette zone, qualifiées d’infravies, ne sont ni entièrement vivantes ni complètement inertes.

Le premier chapitre commence par un bref aperçu de l’état de l’art de la recherche sur les origines de la vie. L’auteur passe en revue les propriétés spécifiques des organismes vivants habituellement rencontrés dans ces recherches. Elles sont principalement structurées autour des notions de fonction, de structure, d’identité moléculaire, d’information, d’un certain type de complexité et d’une certaine forme d’ordre. L’auteur se montre critique vis-à-vis de ces approches qui n’articulent pas suffisamment les propriétés du vivant entre elles. Le fait qu’aucun scénario ne puisse décider du moment précis où la vie a pu apparaître semble clair : le vivant est un état limite du monde minéral. Il devrait donc y avoir une série de formes qui font le pont entre deux états extrêmes le long d’un continuum. C’est cet espace de possibilités que Thomas Heams appelle le « monde infravivant ».

Dans le chapitre 2, l’auteur recense les mythes de la fabrication des êtres vivants et les présupposés culturels profondément ancrés qui y sont associés. En puisant dans les littératures scientifiques et de science-fiction, il multiplie les exemples d’infravies synthétisées en laboratoire, comme les protocellules, ou tout simplement imaginées. Des êtres vivants subatomiques dont la durée de vie n’excéderait pas la seconde, aux organismes de la taille des galaxies s’organisant par le biais d’interactions gravitationnelles, il se demande « quels golems l’Univers est-il capable de produire ? » L’imagination n’est alors pas une récréation mais une exigence pour le biologiste.

Ce n’est qu’au chapitre 3 que le problème de la définition des êtres vivants est réellement abordé. T. Heams en examine plusieurs sous la forme de listes de propriétés ou de modèles plus ou moins formalisés. Il souligne que ces discussions s’avèrent souvent vaines si elles ne répondent pas à la question préliminaire : est-il possible de définir rigoureusement des organismes vivants ? La nécessité d’introduire la notion d’infravie se fait alors sentir : le vivant en tant que catégorie délimitée n’existe pas mais n’est qu’un cas particulier d’infravie, que l’auteur caractérise comme « une mise en mouvement adaptative de la matière ». Les entités suivantes sont ensuite passées en revue : virus, méga-virus, vecteurs, ultramicrobactéries, symbiotes, endosymbiotes, organelles cellulaires et cellules sans membrane. Elles possèdent toutes certaines qualités de la vie, mais résistent à toute catégorisation de celle-ci, quelle que soit sa définition. Elles contribuent à peupler le continuum de l’infravie et convergent vers le fait que tout organisme vivant est physiquement produit ou maintenu par un réseau d’infravies.

Dans le chapitre 4, T. Heams soutient que la vision infravivante de la biosphère est incompatible avec la métaphore de la vie comme machine. Cette dernière est encore omniprésente dans les communautés scientifiques, mais elle fait l’objet d’une opposition organisée. Cette vision occidentale de la vie, qui trouve son origine dans un idéal de modernité opposé au vitalisme 1, façonne aujourd’hui encore notre rapport au vivant. Pour lui, la perspective de l’infravie réussit là où le vivant en tant que machine échoue.

Dans le chapitre 5, l’auteur soutient que l’infravie reconfigure les débats éthiques ; principalement celui sur la marchandisation du vivant et celui sur la supposée transgression qu’impliquerait une création artificielle de la vie en laboratoire. Cette recherche scientifique, ou même cette « quête », est associée à une critique morale à l’encontre d’une certaine prétention à se prendre pour des dieux créateurs. Pour T. Heams, la perspective d’un vivant sans frontières et en perpétuelle transformation désamorce toute prétention à produire une rupture radicale.

Le concept d’infravie développé dans ce livre montre clairement que les limites et les frontières que l’on impose à la définition du vivant sont le résultat de choix discutables 2. Il s’avère être une démonstration convaincante en faveur de la nature continue de la matière, de l’inanimé jusqu’au vivant, qui s’éloigne de la vision des machines. Certains pourront toutefois regretter la rapidité avec laquelle l’auteur traite des modèles déjà existants visant à caractériser le vivant. Nous pouvons leur conseiller en lecture complémentaire Le vivant, la singularité et l’universel 3 de Gilbert Lechermeier (Editions Matériologiques, 2019) qui décrit certains de ces modèles en détail, pour un lectorat plus aguerri.

1 Le vitalisme est une doctrine philosophique développée au XVIIIe siècle selon laquelle « les phénomènes de la vie sont irréductibles aux phénomènes physico-chimiques et manifestent une force vitale irréductible aux forces de la matière inerte » (https://www.cnrtl.fr/definition/vit...).

2 Par exemple, la Nasa définit un être vivant comme un « système chimique autoentretenu capable d’évolution darwinienne ». Au sens strict, une mule ne rentre pas dans cette définition, car elle ne peut pas se reproduire. Elle est donc incapable de produire une descendance avec modification et donc incapable d’évolution darwinienne.

3 Voir la note de lecture correspondante : https://www.afis.org/Le-vivant


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Publié dans le n° 337 de la revue


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Auteur de la note

Cyrille Jeancolas

Ingénieur diplômé d’AgroParisTech, Cyrille Jeancolas (...)

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