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L’évolution historique de la pensée scientifique (1)

Publié en ligne le 22 février 2008 - Histoire des sciences -
par Jacques Franeau - SPS n° 279, novembre 2007
Cet article est le premier d’une série portant sur ce qu’est la méthode scientifique, son universalité, sa formation à travers l’histoire et ses dévoiements pseudo-scientifiques. Ces textes sont issus d’un ouvrage publié aux Éditions de l’Université de Bruxelles en 1988 sous la direction scientifique de Jacques Franeau, alors professeur d’université.

La publication et l’adaptation pour Sciences et pseudo-sciences ont été réalisés en accord et avec la collaboration de l’auteur. Entre le moment où nous avons fini cette adaptation et sa publication dans notre revue, nous avons appris avec tristesse la disparition de Jacques Franeau, survenue le 17 avril 2007. Nous adressons toutes nos condoléances à Annette Franeau, sa compagne. La mise à disposition de ce texte, d’une grande clarté, est une forme d’hommage que nous lui rendons.

Il est dans la nature de l’homme d’essayer de comprendre le monde qui l’entoure, en expliquant les phénomènes qu’il observe. Mais qu’entend-on par expliquer un phénomène ? Essentiellement, c’est en déterminer les causes, c’est-à-dire les conditions qui interviennent pour créer ou pour influencer ce phénomène. L’explication sera précise si, par des observations répétées et systématiques, on parvient à établir une relation univoque qui permet de prévoir le déroulement d’un tel phénomène ; on dira alors qu’on a trouvé la loi qui régit celui-ci.

La compréhension d’un phénomène implique donc sa prévision et elle est d’autant plus complète que la prévision est plus précise. Lorsque le phénomène est simple, l’explication fait appel à une seule loi, à une seule relation de cause à effet. Mais de nombreux phénomènes sont complexes ; ils font intervenir plusieurs phénomènes simples dont l’interconnexion crée la complexité. L’ensemble des relations simples donne naissance à une relation résultante qui n’est autre que la loi du phénomène complexe.

En général, cet ensemble ne forme pas une chaîne causale linéaire qui serait composée d’une succession de causes et d’effets, chaque effet devenant la cause de l’effet suivant. Le plus souvent, il s’agit d’un réseau de relations, plus ou moins compliqué, où un événement dépend d’un ensemble de conditions qui en constitue « la » cause.

La science répond à une suite de pourquoi et de comment

Le but d’une science est d’établir, dans un domaine déterminé, un ensemble ordonné de relations qui permettent de comprendre les phénomènes. On voit déjà que ce n’est pas une bonne question de se demander si la science répond aux questions « comment » plutôt qu’aux questions « pourquoi ». En réalité, elle répond à ces deux types d’interrogation.

La science donne une réponse à la question : « comment se passe tel phénomène ? ». Autrement dit, mais plus explicitement : de quelle façon s’effectue la succession des états du système envisagé ; comment se transforme-t-il et suivant quelles modalités ? Par exemple, quelles sont la trajectoire et la vitesse prises par un objet matériel soumis à certaines forces ? Ce qui signifie aussi : comment s’effectue son déplacement ?

Mais, en même temps, la science répond à la question : pourquoi ce phénomène apparaît-il ? Autrement dit : pour quelles raisons ? Quelles en sont les causes ? Un phénomène quelconque possède toujours un ensemble de causes qui l’engendrent et il y a donc une réponse au pourquoi de ce phénomène. Dans l’exemple cité ci-dessus, ce sont les forces qui sont cause du mouvement et elles donnent la réponse à la question : pourquoi cet objet se déplace-t-il ?

Évidemment, on peut remonter la chaîne causale et poser des pourquoi supplémentaires. En suivant toujours le même exemple, on peut se demander pourquoi telle force se manifeste et quelle en est la cause. Et si l’on peut répondre à cette question, il sera facile d’en poser une nouvelle, de même nature mais à un niveau plus profond. L’explication n’est jamais totale ; elle ne peut pas l’être, puisqu’il faut nécessairement partir de « quelque chose », de quelques principes de base à partir desquels se développe l’explication. D’ailleurs, quelle que soit la démarche suivie, qu’elle soit scientifique, philosophique ou autre, il sera toujours possible de prolonger les pourquoi et cela, indéfiniment.

En réalité, la science répond à une suite de pourquoi et de comment ; elle approfondit continuellement son explication, en sachant bien qu’elle ne pourra jamais la terminer. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de dernière réponse.

La méthode scientifique est universelle

Pour établir ces chaînes causales et pour les structurer suivant des lois, la science utilise une méthode rigoureuse appelée méthode scientifique. Lorsqu’on parle de « la » science, on veut expressément englober toutes les sciences. Évidemment, les difficultés rencontrées sont très différentes, suivant les domaines étudiés, et, à première vue, on pourrait penser à des méthodes différentes. Cependant, au fur et à mesure que la science a étendu son champ d’activité, il est apparu clairement que c’était toujours la même méthode qui devait être utilisée pour arriver à une connaissance de plus en plus générale et de mieux en mieux structurée. Cette méthode universelle est « la » méthode scientifique.

C’est à tort que certains croient encore que cette méthode ne peut être employée que dans les sciences dites « exactes » ; cette conception est trop limitative ; elle oublie que toute science commence par un stade empirique et que la méthode scientifique comprend tous les stades d’une lente progression vers plus de connaissance et plus de généralité.

Pour analyser cette méthode dans son intégralité et dans toutes les phases de son développement, il convient de se référer, en premier lieu, à des domaines où la science est déjà très élaborée. Cependant, le fait qu’une science soit plus avancée qu’une autre n’établit pas de hiérarchie entre celles-ci ; cela signifie seulement que les difficultés rencontrées dans la première étaient moins grandes ou, ce qui revient au même, que les moyens d’investigation étaient plus faciles à mettre en œuvre.

Par conséquent, dans notre analyse de la méthode scientifique, nous nous référerons très souvent à la physique qui, parmi les sciences de la nature est certainement la plus élaborée. Par contre, les problèmes posés par les sciences humaines sont beaucoup plus complexes.

Examinons la profonde transformation méthodologique qui a permis, à travers l’histoire, de développer une science objective, après des siècles d’un savoir essentiellement subjectif. Nous voulons surtout dégager les conditions qui ont permis l’émergence d’une méthode conduisant à une connaissance objective 1.

L’empirisme initial

Aussi loin qu’on puisse remonter dans le temps, on constate que les premiers rudiments de science sont inséparables d’une certaine technique, donc de préoccupations utilitaires. Il fallait mesurer une distance, la superficie d’un champ, le volume d’un liquide ; il fallait partager des objets. Ces mesures faisaient intervenir des nombres et des formes ; il était normal de voir apparaître des notions d’arithmétique et de géométrie, limitées, le plus souvent, à des procédés de calcul. Il fallait aussi mesurer l’écoulement du temps, suivre l’inclinaison du soleil, prévoir les saisons, surveiller les phases de la lune et la position des étoiles ; ainsi naissait l’astronomie.

Que ces embryons de science se soient développés en Chaldée ou en Égypte n’a, pour nous, qu’une importance secondaire ; soulignons seulement le caractère pragmatique de cette origine.

Par contre, l’explication des phénomènes naturels, comme le mouvement des astres, le feu, la lumière, le vent, la foudre, les marées... ne faisaient pas l’objet de sciences mais de croyances religieuses.

La science et le rationalisme grecs

Avec les Grecs, une science plus générale naissait ; elle se séparait résolument du sacré et devenait indépendante de tout dogme religieux. Science et philosophie ne faisaient qu’un et avaient l’ambition d’expliquer le monde.

Lorsqu’on parle de la science et de la philosophie grecques, on se réfère à une longue période qui va du 6e siècle avant notre ère jusqu’au 2e de notre ère. Pendant la première partie de cette période, Athènes était le principal foyer intellectuel ; les philosophes y fondaient des Écoles où, entourés de disciples, ils développaient ce que, plus tard, on a appelé la science grecque. Pendant la seconde partie de cette période, à partir du 3e siècle, le foyer intellectuel se déplaçait progressivement à Alexandrie où se créaient la fameuse Bibliothèque, puis le Musée, cette dernière institution devenant véritablement le siège de l’École d’Alexandrie. C’est à la fin de cette seconde période que vivait le célèbre astronome, Claude Ptolémée, qui donnait son nom au système du monde, référence astronomique indiscutable et indiscutée jusqu’à Copernic.

Mais revenons au début de cette longue période et soulignons l’essor et l’importance des mathématiques.

Dès le 6e siècle avant notre ère, partant des connaissances empiriques de l’époque, Thalès de Milet, puis les pythagoriciens, s’intéressaient aux propriétés des nombres, à celles des lignes et des formes ; c’était le point de départ de l’arithmétique et de la géométrie. À leur suite et jusqu’au début de notre ère, les mathématiciens grecs, dont les plus connus sont Euclide, Archimède et Apollonius, faisaient des mathématiques un véritable édifice scientifique.

Séduits par le succès et la beauté de cette science, les philosophes voyaient, dans les mathématiques, un modèle pour les autres sciences. Au fronton de l’Académie, fondée par Platon, l’inscription « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre » était déjà caractéristique de l’importance accordée aux mathématiques ; leur étude semblait un préalable nécessaire à toute connaissance.

À partir de postulats simples et faciles à admettre, la raison, et la raison seule, avait construit des théories mathématiques d’une rigueur quasi parfaite. Par conséquent, il semblait logique de penser que cette même raison pourrait aussi structurer les autres sciences, celles de la nature. L’ordre de la nature ne pouvait qu’être conforme à la raison et il était donc accessible par elle ; derrière les apparences, il appartenait à la raison philosophique de trouver cet ordre, c’est-à-dire les grands principes de la nature. Une conception fondamentale de la science grecque pouvait s’exprimer par la formule lapidaire : la nature est raison.

Arrivé à cette constatation, une remarque paraît nécessaire. Lorsque nous faisons dire aux Grecs que le monde est intelligible par la raison, le lecteur pourrait immédiatement penser que la science moderne aussi se sert continuellement de la raison. Cela est vrai, mais le point de départ de cette science n’est pas la raison ; c’est d’abord l’observation, l’expérimentation et la mesure. Pour les Grecs, au contraire, l’observation se limitait aux apparences les plus immédiates et c’était à travers elles que la raison devait structurer le monde. Il ne s’agissait pas de découvrir un domaine inconnu mais plutôt de rendre la nature conforme à la raison. Même si l’expérimentation avait été possible, il est probable que les Grecs l’auraient trouvée inutile puisqu’elle n’aurait fait que diversifier des apparences souvent trompeuses ; l’ordre de la nature devait être trouvé par la seule raison.

D’autre part, dans les mathématiques, les Grecs étaient sensibles à l’harmonie d’une construction bien ordonnée et sans faille ; ils étaient séduits par ce que nous appelons, encore aujourd’hui, la beauté des mathématiques. Pour eux, la nature était une construction grandiose qui devait être harmonieuse. Dans cette double optique, raison et harmonie, les philosophes grecs allaient façonner le monde, au lieu de le découvrir ; ils allaient l’interpréter d’une façon logique mais à partir de principes subjectifs et qualitatifs. Or, nous savons qu’une construction n’est bonne que si ses fondations sont solides ; de même, des conséquences logiques ne valent que ce que valent leurs prémisses.

Lorsque les Grecs abordaient les sciences de la nature, ils espéraient ou, plutôt, ils voulaient y retrouver l’ordre et l’harmonie de certaines propriétés mathématiques. À partir des observations les plus élémentaires et les plus évidentes, ils échafaudaient un monde comme un livre de géométrie. La terre semblait immobile ; c’était donc les astres qui tournaient autour d’elle et, pour des raisons de symétrie et de perfection, ils admettaient que les mouvements des corps célestes étaient circulaires et uniformes.

Ainsi, une immense sphère supportait les étoiles et accomplissait sa révolution journalière autour de la terre, centre de l’univers. Pour expliquer les mouvements de la lune et des planètes, les Grecs supposaient que celles-ci étaient solidaires d’autres sphères, concentriques à la première et entraînées par elle, mais animées, en outre, d’un mouvement de rotation propre. Au fur et à mesure que les observations astronomiques se précisaient, ils devaient, pour rendre compte des mouvements apparents des astres, inventer un nombre toujours plus grand de sphères, toutes animées de mouvements uniformes mais différents. D’abord, huit sphères furent imaginées par les pythagoriciens ; puis vingt-sept par Eudoxe ; ensuite, trente-quatre par Calippe, pour tenir compte de l’inégalité des saisons ; et cela ne suffisait pas encore à sauver les apparences parce qu’ils avaient décidé de s’en tenir à cet idéal simple et harmonieux : le mouvement circulaire et uniforme des astres. On supposa alors que le centre des sphères successives ne coïncidait pas avec celui de la terre et était lui-même animé d’un mouvement circulaire. Ce système d’excentriques mobiles était suffisamment souple, c’est-à-dire, pour parler un langage scientifique, contenait assez de paramètres pour décrire de façon relativement précise le mouvement des astres. On arrivait ainsi au système de Ptolémée, compliqué mais ingénieux, qui allait durer plus d’un millénaire, jusqu’à la révolution opérée par Copernic, Kepler et Galilée.

Extrait de la Physique d’Aristote


Primauté du mouvement circulaire

II est évident que le transport circulaire est le premier des transports. En effet tout transport, comme nous l’avons dit précédemment, est, ou circulaire, ou rectiligne, ou mixte ; ceux-là sont nécessairement antérieurs à celui-ci, puisqu’il en est composé ;et le circulaire est antérieur au rectiligne, car il est plus simple et plus parfait. En effet, il n’y a pas de transport sur une droite infinie, car un tel infini n’existe pas ; et, s’il existait, rien ne serait ainsi mû, car l’impossible ne se produit pas et parcourir l’infini est impossible. Maintenant, le mouvement sur une droite finie, quand il est rebroussé, est composé et forme deux mouvements ; quand il n’est pas rebroussé, il est imparfait et destructible. Or le parfait est antérieur à l’imparfait selon la nature, selon la notion, selon le temps ; et l’indestructible, au destructible. En outre, un mouvement qui peut être éternel est antérieur à celui qui ne le peut ; or le mouvement circulaire peut être éternel, tandis qu’aucun des autres, ni le transport rectiligne ni d’ailleurs aucun autre, ne le peut ; car un arrêt doit se produire et, s’il y a arrêt, le mouvement est détruit.

Aristote, Physique, Livre VIII, 9, Collection G. Budé, 1926, p. 136-137.

D’autre part, les philosophes grecs avaient nettement séparé le monde céleste du monde terrestre. Les astres ne naissaient pas, ne mouraient pas et restaient constamment pareils à eux-mêmes ; leur trajectoire avait la perfection du cercle et ils pouvaient y poursuivre indéfiniment leur course. Le monde céleste était donc celui de l’ordre éternel, de la perfection, de l’incorruptibilité, de l’idéal. Et pour que ces cieux immenses puissent tourner autour de la terre, ils devaient être impondérables ; selon Aristote, ils étaient formés d’un cinquième élément, l’éther, les quatre premiers étant réservés au monde terrestre.

Ce monde, lui, était donc formé de terre, d’eau, d’air et de feu, et les Grecs aimaient voir dans ces éléments les correspondants physiques des quatre polyèdres réguliers connus des premiers géomètres. Les diverses combinaisons des éléments donnaient la variété des corps de la nature. D’autre part, ils observaient que ces corps étaient soumis à des mouvements naturels, de haut en bas pour les corps lourds et de bas en haut pour les corps légers. Pour expliquer ces phénomènes, Aristote inventa la théorie des lieux naturels ; pour ce philosophe, la forme d’un élément acquérait sa perfection dans le lieu qui lui était naturel. Si un élément était hors de son lieu naturel, il tendait à y revenir car toute forme tendait vers sa perfection. Au contraire, s’il était en ce lieu, il y demeurait au repos et n’en pouvait être arraché que par la violence. D’après Aristote, ces lieux formaient des sphères concentriques ; à partir du centre de l’univers, on trouvait successivement la sphère de la terre, celle de l’eau, puis celle de l’air et, à la limite du monde terrestre, celle du feu. Ainsi, lorsqu’un corps se transformait en feu, par combustion, la flamme s’élevait pour rejoindre la sphère du feu. Mais les mouvements naturels étaient constamment contrariés par des actions extérieures qui mélangeaient les éléments et empêchaient l’ordre physique de s’établir. Le monde terrestre était donc celui de l’imperfection, du changement, de l’éphémère.

À côté des mouvements naturels, les Grecs distinguaient les mouvements violents, mais ils ne concevaient pas de mouvement sans qu’une force ne l’entretînt ; inversement, l’absence de force entraînait le repos. Un corps, lancé violemment, poursuivait son mouvement parce que l’air se trouvant derrière lui continuait à le pousser ! Toutefois, ce corps finissait par s’arrêter ; tout mouvement violent était donc essentiellement périssable et se ralentissait au fur et à mesure que s’épuisait la force artificielle qui le provoquait. Comme le sage, la nature d’Aristote souhaitait le repos ; un mouvement violent était réparé par un mouvement naturel, comme une blessure qui se cicatrise.

Science qualitative et subjective

Ces quelques aspects de la science grecque montrent combien, en dehors des mathématiques, elle était qualitative et subjective.

Qualitative, car elle ne se préoccupait pas d’établir des relations précises entre les causes et leurs effets. Par exemple, s’ils pensaient qu’une force était toujours nécessaire au mouvement, les Grecs ne cherchaient pas à exprimer ce rapport par une loi mathématique entre grandeurs physiques. Ainsi le principe d’inertie, si fondamental, leur avait totalement échappé. Ils parlaient d’éléments qui tendaient vers un lieu naturel, de causes qui contrariaient ces mouvements ; tout cela était vague et imprécis. Ils étaient surtout préoccupés de classer les phénomènes ; ils devinaient un ordre dans l’univers et le décrivaient d’une manière très générale et forcément qualitative. Mais décrire et classer n’est pas expliquer ; dire, par exemple, que les phénomènes de la combustion étaient les manifestations de l’élément feu est une étonnante pétition de principe qui ne donne aucune explication.

Science subjective aussi, car sa source se trouvait bien plus dans le sujet, c’est-à-dire l’homme, que dans l’objet envisagé. Les principes s’inspiraient de considérations où apparaissaient, soit la simplicité et la beauté de la géométrie, soit le concept humain de perfection et de sagesse. C’était une loi fondamentale de la nature, de tendre toujours vers le plus beau et vers le meilleur. L’homme projetait sur le monde ses conceptions esthétiques et morales, croyant atteindre ainsi le général et l’universel.

Sauf en astronomie, la plupart des savants grecs négligeaient trop l’observation et l’expérience, seuls points de départ d’une étude objective et quantitative. Lorsqu’ils partaient de faits observés, ils ne cherchaient pas à les étudier systématiquement, en faisant varier les conditions dans lesquelles ceux-ci se produisaient. Comme l’a très bien dit le philosophe Bachelard 2, ils voulaient penser en profondeur avant d’avoir exploré la surface. Bien plus, ils se méfiaient de l’expérience ; ils considéraient que celle-ci avait un aspect artificiel qui ne pouvait que modifier le déroulement naturel des phénomènes. On sait combien Platon encourageait ses disciples à se détacher du monde sensible et contribuait ainsi à les éloigner de l’observation de la nature ; il préférait transposer dans le domaine physique des propriétés d’ordre mathématique. Bien que, plus tard, en s’intéressant à la zoologie, Aristote ait reconnu l’importance de l’observation dans ce domaine, il est manifeste que, d’une façon générale, les savants grecs rejetaient l’observation méthodique comme moyen de connaissance. Toute mesure paraissait inutile à ceux qui ne s’intéressaient qu’au qualitatif.

On peut imaginer qu’Archimède aurait pu amorcer la révolution qui s’imposait pour arriver à la méthode scientifique. D’une part, il était un grand mathématicien et, d’autre part, il avait un don exceptionnel pour résoudre des problèmes pratiques ; il était à la fois un théoricien génial et un technicien habile. Sa tournure d’esprit était telle que, même lorsque le point de départ de ses travaux avait un aspect utilitaire, il recherchait la généralité au travers du problème particulier et, de sa découverte pratique, naissait une propriété générale. Ainsi doit-on le considérer comme le fondateur de la statique des fluides. Mais Archimède fut freiné, dans l’application systématique de son talent, par ce préjugé de l’époque qui considérait que la technique était trop artificielle pour être utile à l’étude de la nature ; d’ailleurs, il n’a rien écrit sur ses inventions pratiques, cependant fort nombreuses.

En conclusion, la méthode suivie par les savants grecs, pour découvrir les lois de la nature, était essentiellement qualitative et subjective. Les philosophes imaginaient un ordre dans l’univers mais l’ordre de la nature n’était pas forcément le leur. Le processus inductif de cette méthode était trop sommaire ; il n’était pas possible de brûler ainsi les étapes et de passer directement aux principes généraux de la nature, par le seul recours au pouvoir d’abstraction de l’esprit.

On pourrait se demander pourquoi, lorsqu’ils tiraient les conséquences logiques de leurs principes, en suivant un processus déductif où ils étaient maîtres, ils ne sont pas parvenus à corriger leurs erreurs. La réponse est simple : en raison de la nature qualitative de ces principes, les conséquences restaient vagues et imprécises et les savants de l’Antiquité ne s’arrêtaient guère aux discordances éventuelles ; ils n’y voyaient que des aspects imparfaits des phénomènes ou des questions de détail sans importance. Ainsi, ils ne retrouvaient dans l’univers que ce qu’ils y avaient mis eux-mêmes.

Reconnaissons toutefois que si les Grecs n’ont pas compris l’importance de la recherche expérimentale, celle-ci ne pouvait se concevoir valablement que si elle s’appuyait sur des moyens techniques suffisants. Or, ceux-ci ne viendront que plus tard. Bien sûr, les artisans utilisaient déjà bon nombre d’instruments mais il ne venait pas à l’esprit des savants de s’en servir, ni surtout de les perfectionner pour en faire des outils de recherche. Non seulement, ils n’y voyaient aucune utilité pour la science mais, en outre, ils avaient le mépris de l’homme libre pour le travail manuel, réservé aux esclaves.

La science entre en léthargie

Avec le déclin des Écoles d’Athènes et d’Alexandrie, la culture philosophique grecque allait disparaître progressivement du monde romain au début de notre ère, la science entrait dans une période de recul puis de stagnation qui devait durer une dizaine de siècles.

La curiosité scientifique et philosophique qui avait constamment soutenu le développement culturel de l’Antiquité grecque s’était éteinte et n’avait pas trouvé d’écho en Occident. La cause de ce désintérêt, tant philosophique que scientifique, se trouvait essentiellement dans l’emprise absolue qu’exerçait la religion chrétienne dans tout le monde occidental ; celle-ci imposait ses dogmes et submergeait tout ce qui n’était pas elle. Tout l’effort intellectuel était accaparé par l’étude des textes sacrés et se transformait en mysticisme. De cet étouffoir philosophique, l’occident ne sortira péniblement qu’à la fin du Moyen Âge.

De la période romaine, jusqu’au XIIIe siècle environ, la science occidentale n’a rien été ou presque. Qu’était donc devenue la science grecque pendant tout ce temps ? Elle se propageait lentement vers le Moyen-Orient et s’enrichissait en chemin de l’apport de la science arabe 3, surtout dans le domaine des mathématiques (algèbre, trigonométrie) et de l’astronomie.

C’est donc par l’intermédiaire des Arabes que la science grecque faisait son apparition dans le monde occidental, aux XIe et XIIe siècles ; elle avait mis près de dix siècles à faire le tour de la Méditerranée. Les textes grecs, traduits précédemment par les Arabes, furent retraduits de l’arabe en latin et, dès le XIIIe siècle, l’Occident se trouvait ainsi au niveau scientifique de la fin de la période hellénistique. C’était la fondation des premières universités et celles-ci découvraient Aristote. Après le travail de traduction, commençait le travail d’assimilation et d’interprétation : l’époque de la scolastique.

À mesure que les théories grecques étaient mieux connues et plus commentées, les critiques naissaient plus nombreuses. Il ne faut pas croire que toute la fin du Moyen Âge s’est passée uniquement dans une béate contemplation d’Aristote. Par exemple, au XIVe siècle, sa théorie du mouvement fut profondément modifiée par l’école des nominalistes parisiens 4.

Toutefois, la science n’avançait guère. Certes, les théories se diversifiaient dans la mesure, précisément, où elles étaient subjectives et laissaient donc une grande latitude d’interprétation ; mais la méthode employée jusqu’alors ne permettait pas à la science d’aller beaucoup plus loin. Bien plus, celle-ci avait souvent tendance à s’égarer. En même temps que la science grecque, l’Occident avait découvert l’alchimie et son influence se faisait sentir partout. À première vue, on pourrait penser que les alchimistes ont eu le mérite de rejeter la distinction, introduite par Aristote, entre le naturel et l’artificiel ; ils voulaient, en effet, reproduire les phénomènes, violer les secrets de la nature et fabriquer ce qu’elle produisait elle-même.

À l’origine de la scolastique


Le commerce se développe à travers toute l’Europe, les villes anciennes grandissent, d’autres apparaissent, et les besoins d’enseignement, jusque-là limités aux moines et à une minorité de seigneurs, s’accroissent. À côté des écoles monastiques se multiplient les écoles épiscopales destinées aux clercs qui, contrairement aux moines, restent en contact avec le monde. Ces « scolae » (terme à l’origine de « scolastique »), installées à l’intérieur des cathédrales ou des collégiales, ont pour but d’inculquer aux prêtres la discipline, les règles morales et l’instruction nécessaires pour qu’ils puissent donner l’exemple à leurs fidèles – c’était alors bien rarement le cas… – et trouver matière à nourrir leur prêche.

Même si la théologie reste la matière principale, on sent parfois dans cet enseignement le souci de rechercher des causes naturelles en explication aux phénomènes, ce qui attira des ennuis à certains comme Guillaume de Conches : accusé de « philosopher en physicien sur Dieu », il dut se rétracter publiquement. Mais la pauvreté des connaissances sur la physique et les sciences antiques sont un obstacle à la construction d’un nouveau savoir. C’est pourquoi, dès la fin du XIIe siècle, de nombreux lettrés vont se mettre en quête de nouveaux manuscrits.

Ils viennent d’abord à Tolède, capitale du royaume de Castille, redevenue chrétienne en 1085. [...] L’Espagne est encore pour quelques décennies un pays de tolérance : le roi Alphonse VII ne se proclame-t-il pas « empereur des trois religions » ? L’évêque de Tolède crée un grand centre de traduction où collaborent Mozarabes (Chrétiens d’Espagne), Mudejares (Musulmans) et Juifs dont le rôle d’intermédiaires entre connaisseurs et non connaisseurs de la langue arabe est considérable. La traduction se fait en deux temps : de l’arabe à la langue populaire, par Arabes et Juifs ; puis de la langue populaire au latin, par des clercs chrétiens – ce qui introduit souvent des changements dans le sens des textes.

Le travail se poursuit pendant deux siècles, dans le reste de l’Espagne peu à peu reconquise, dans l’Italie du Sud aussi, dont les ports très actifs voient se mélanger des gens de toutes les provenances et de toutes les religions. Dès la fin du XIIe siècle, l’œuvre accomplie est immense : l’Occident a acquis une part essentielle de la philosophie et de la science gréco-arabe, et connaît désormais bien Aristote, Ptolémée, Averroès. Il a renoué aussi avec la connaissance du grec (même si c’est encore l’apanage d’une petite minorité de lettrés) et procède dorénavant à des traductions directes, tout en continuant le travail de collecte des manuscrits.

Arkan Simaan et Joëlle Fontaine, L’image du monde, ADAPT Éditions, 1999.

Mais, en réalité, si le laboratoire des alchimistes préfigurait ceux des chimistes modernes, leur façon de raisonner et leur méthode étaient à l’opposé de ce que sont celles d’aujourd’hui. Au lieu de rechercher les lois de la nature, ils voyaient dans celle-ci une grande magicienne et, pour l’imiter, ils s’élevaient au rang de magiciens. Les alchimistes, comme les astrologues, avaient choisi une voie qui les éloignait davantage de la science. Tels des sorciers, toujours à la recherche d’influences cachées, de sympathies et d’antipathies, ils avaient libéré les vieux mythes animistes et cultivaient l’irrationnel. Et, dans un domaine voisin, les propriétés magnétiques des aimants, si extraordinaires et si mystérieuses, intriguaient tout le monde et contribuaient aussi à développer l’attrait pour les sciences occultes.

1 L’analyse que nous allons faire de l’évolution de la pensée scientifique s’appuiera surtout sur des aspects caractéristiques des sciences physiques. Toutefois, une analyse analogue peut se faire dans le domaine des sciences de la vie, c’est-à-dire de la physiologie et de la biologie.

2 Bachelard G., Le Matérialisme rationnel, Chapitre I, Presses Universitaires de France, Paris, 1953, p. 39.

3 Elle-même influencée par la science indienne.

4 Dont les principaux représentants furent Jean Buridan (1300-1358), Albert de Saxe (1340-1390) et Nicolas Oresme (1323-1382).