Entretien avec Jean-Paul Krivine
La culture scientifique est à reconquérir
Publié en ligne le 22 décembre 2024 - Esprit critique et zététique -

Propos recueillis par Léo Lagniez et parus en ligne sur le site du journal Le Point (26 avril 2024).
Pseudo-sciences, nucléaire, OGM, éducation… Quelle place tient la connaissance scientifique dans les débats actuels ? L’avis scientifique est-il mis de côté au profit des discours idéologiques ? Rédacteur en chef de la revue trimestrielle Sciences et pseudo-sciences, éditée par l’Association française pour l’information scientifique (Afis), Jean-Paul Krivine évoque le rôle de la science dans la compréhension des enjeux contemporains. L’Afis a participé aux quatrièmes Rencontres de l’esprit critique, qui se sont tenues au centre Diagora près de Toulouse, les 27 et 28 avril.
Le Point. À quoi sert l’Afis ? Quels sont ses objectifs et sa vision de la science ?
Jean-Paul Krivine. Nos sociétés sont confrontées à des défis d’une grande ampleur : réchauffement climatique, alimentation, biodiversité, santé, etc. La science apporte deux contributions majeures. D’une part, la connaissance scientifique permet de comprendre les phénomènes en jeu et, dans une certaine mesure, elle peut permettre d’anticiper les conséquences des solutions envisagées. D’autre part, avec ses applications, elle met à disposition des éléments de solutions qu’il nous est possible d’utiliser si nous le souhaitons.
L’action de l’Afis, à travers sa revue, sa maison d’édition, son site Internet, sa chaîne YouTube, ses comités locaux, ses commissions thématiques et ses webinaires, vise à restituer cette connaissance scientifique dans le débat public. Mais nous insistons sur un point fondamental : même si elle permet d’éclairer les solutions envisagées, la science ne dicte en rien ce que la société doit faire. La décision relève de choix de valeurs. Ce respect de la neutralité des connaissances scientifiques est indispensable pour en conserver sa crédibilité.
Un des objectifs identifiés de la revue de l’Afis est de mettre en garde contre les pseudo- sciences. En quoi ces pseudo-sciences sont-elles problématiques ? Et quelles sont les plus dangereuses aujourd’hui ?
La science est associée à la notion de vérité. La tentation est alors grande de s’en revendiquer pour faire croire au sérieux et au bien-fondé de ses affirmations. De tout temps, astrologues, sourciers et autres guérisseurs ont ainsi cherché à habiller leurs pratiques de référence à des concepts scientifiques (que, souvent, ils ne maîtrisaient pas). Aujourd’hui, les croyances pseudo-scientifiques se sont déplacées vers la santé et le bien-être. Les médecines dites « alternatives » prétendent ainsi se dispenser du nécessaire processus d’évaluation scientifique pour accéder à une reconnaissance dans le système de soin. Le risque de recours à des traitements non validés est double : de possibles effets délétères, mais également un retard dans des prises en charge à l’efficacité prouvée. La récente pandémie de Covid-19 l’a malheureusement bien illustré.
Les approches pseudo-scientifiques touchent également d’autres domaines où la démarche scientifique rigoureuse est sacrifiée au service d’intérêts économiques (l’industrie du tabac a été pionnière en la matière) ou d’objectifs idéologiques ou partisans. On songe, par exemple, aux études sur les OGM et le Roundup du Pr Gilles-Éric Séralini présentant des photos impressionnantes de rats expérimentaux atteints de tumeurs, dont les résultats et la méthode ont été rejetés par la communauté scientifique.
Alors que l’opinion publique était majoritairement antinucléaire, elle s’est retournée depuis deux ans vers un soutien de l’énergie nucléaire. Comment analysez-vous ce revirement ? Quelles en sont les causes et les conséquences ?
L’opinion publique, quand on l’interroge sur des sujets aussi complexes que le nucléaire, les vaccins ARN ou encore les biotechnologies, ne répond pas sur la base d’une réelle compréhension des technologies en question, d’une analyse de ses avantages et de ses inconvénients. Elle répond en fonction de sa perception de l’utilité de la solution et de la peur qu’elle peut lui inspirer. La première est très subjective. La seconde est très largement influencée par les campagnes d’opinion : la peur est un excellent produit médiatique et un puissant influenceur d’opinion.
Daniel Kahneman [prix Nobel d’économie 2002, disparu le 27 mars 2024, NDLR], un des fondateurs de l’économie comportementale, le notait : face à une question complexe que l’on ne sait pas bien appréhender, les risques de l’énergie nucléaire par exemple, notre cerveau aura tendance à substituer une question plus simple : la technologie est-elle perçue comme « bonne » ou comme « mauvaise » ? Avec le réchauffement climatique, les énergies bas-carbone apparaissent comme une nécessité. La guerre en Ukraine a mis au jour la dépendance au gaz russe, particulièrement en Allemagne. Le nucléaire est ainsi redevenu une « bonne technologie ». Daniel Kahneman ajoutait que dans le monde imaginaire que nous nous construisons ainsi, « les bonnes technologies n’ont que peu d’inconvénients, les mauvaises technologies n’ont pas d’avantages, et toutes les décisions sont faciles » [1].
Tout comme pour le nucléaire, l’opinion publique évolue sur la vaccination : la défiance vaccinale en France s’affaiblit (un récent rapport de Santé publique France le confirme [2]). Cela peut sembler paradoxal, tant les controverses se sont envenimées. L’explication est bien entendu multifactorielle (la dimension « antisystème » est très présente), mais l’utilité perçue des vaccins a été un élément important dans cette évolution. Il est plus difficile de convaincre de se vacciner ou de vacciner son enfant contre des maladies que l’on ne voit plus autour de soi (qui aujourd’hui rencontre encore des personnes atteintes de polio, de tuberculose ou de diphtérie dans son entourage ? pourtant, les vaccinations restent indispensables). La pandémie de Covid-19 a rendu concret l’intérêt du vaccin.
Quelle est la position de l’Afis sur les OGM ? Faut-il les autoriser en agriculture ?
L’Afis n’intervient pas pour préconiser des choix de société. Elle entend simplement restituer la connaissance scientifique dans le débat public et apporter une information dépassionnée. Avec les OGM, il y a eu beaucoup de désinformations et de peurs répandues, et le sujet est devenu un totem de combats politiques interdisant tout débat serein. Aujourd’hui, de nouvelles technologies d’édition du génome sont disponibles (la Française Emmanuelle Charpentier a été récompensée, avec l’Américaine Jennifer Doudna, par le prix Nobel de chimie en 2020 pour ses découvertes en la matière).

Les avis convergents des grandes institutions scientifiques soulignent les importantes potentialités de ces technologies et appellent à une évolution de la réglementation en la matière. Espérons que les slogans dénonçant des « OGM cachés » et la rhétorique de la peur qui a marqué [3] le débat pendant plus de vingt ans laissera la place à une analyse de fond permettant des décisions éclairées. Comme pour le nucléaire avec la crise énergétique, la situation mondiale et les enjeux alimentaires pourraient favoriser un regard moins idéologique.
Comment gérer la peur et l’irrationnel ? Quelle doit être, selon vous, la réponse institutionnelle, lorsque des centaines ou des milliers de personnes commencent à parler d’électrosensibilité, et pointent les ondes comme un danger sanitaire ?
Les ondes électromagnétiques ne sont pas la cause des souffrances : c’est là l’avis unanime de toutes les agences sanitaires, en France et à l’international.
Mais les personnes qui incriminent les ondes dans leurs problèmes de santé souffrent réellement. Elles doivent être prises au sérieux et se voir proposer des prises en charge diagnostiques et thérapeutiques adaptées. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande aux gouvernements d’apporter une information claire sur l’état des connaissances. Aux médecins, elle recommande de « se concentrer sur les symptômes sanitaires et sur le tableau clinique et non sur le ressenti de la personne quant à la nécessité de réduire ou d’éliminer [l’exposition aux champs électromagnétiques] » [4]. La réponse institutionnelle gagnera toujours en crédibilité à inclure une restitution de l’état réel des connaissances scientifiques.
Par ailleurs, certaines associations propagent de fausses informations et doivent être dénoncées. Elles exploitent et aggravent les souffrances des personnes en les entraînant dans des impasses.
Le système éducatif en France est de plus en plus décrié aujourd’hui. Quelle place la science a-t-elle à jouer dans l’éducation des enfants ? L’esprit critique permet-il une meilleure éducation ?
La culture scientifique est à reconquérir. C’est d’ailleurs le titre d’un appel que nous avions cosigné en 2018 [5]. Cette culture scientifique est trop absente quand on constate la difficulté à conduire de façon réellement ouverte et contradictoire des débats impliquant des questions scientifiques. L’école doit bien entendu apporter sa pierre à l’édifice. Un récent rapport du conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN, septembre 2023 [6]) s’alarmait sur le niveau en mathématiques des élèves à l’entrée au collège et formulait un certain nombre de recommandations.

L’esprit critique est partie prenante de cette culture scientifique. Mais il ne se décrète pas. Il se développe et s’exerce. Nous apportons notre modeste contribution au travers de notre revue et de nos activités.
Et cette année encore, nous sommes partenaires des Rencontres de l’esprit critique qui se sont tenues les samedi 27 et dimanche 28 avril à Toulouse. C’est un événement majeur, ouvert à tous. Et gratuit ! Deux jours de conférences, de débats, de spectacles… Par ailleurs, toutes les conférences sont enregistrées et mises à disposition progressivement sur la chaîne YouTube de l’événement. Elles peuvent servir de ressources pédagogiques sur de nombreux sujets.
En quoi la science a-t-elle un rôle à jouer dans la lutte contre la désinformation ? Comment l’esprit critique peut-il permettre une meilleure information ?
L’esprit critique, ce n’est pas douter de tout ou s’opposer à tout. C’est au contraire savoir à qui apporter sa confiance, à quelle source d’information se fier. C’est apprendre à se méfier de soi, de ses raisonnements, de ses biais cognitifs. C’est aussi vérifier les affirmations auxquelles nous sommes confrontées : toutes les sources d’information ne se valent pas. Cet esprit critique est indispensable à l’ère du numérique et des réseaux sociaux. Il devient crucial avec le développement de l’intelligence artificielle.
Vous avez consacré plusieurs articles de votre revue Sciences et pseudo-sciences à l’expertise scientifique en France. Quels sont les enjeux ?
L’esprit critique est nécessaire parce que l’on ne peut pas « tout savoir ». C’est vrai pour chacun d’entre nous, mais cela devient d’une importance majeure pour le décideur politique ou le juge. Il faut donc s’appuyer sur une expertise fiable. Il n’y a pas de recette miracle, mais quelques outils peuvent servir de boussole. La science est une œuvre collective : préférons les expertises collectives, les avis des agences sanitaires ou des académies et des sociétés savantes aux témoignages, aux propos militants intéressés ou aux avis des experts autoproclamés.
L’expertise doit aussi être digne de confiance et la neutralité de la connaissance scientifique doit être âprement défendue, tout comme l’intégrité et la transparence du processus d’expertise. Ce sont là des conditions indispensables pour préserver la valeur et la force de la parole scientifique.
Dans le domaine de la justice, la question de l’expertise scientifique est spécifique. Selon le philosophe Alain Papaux, « la finalité première du droit, c’est le juste, pas le vrai ». Mais bien évidemment, une décision de justice équitable doit pouvoir s’appuyer sur l’état réel des connaissances scientifiques quand celui-ci est nécessaire. Nous revenons dans le dernier numéro de notre revue sur quelques affaires particulières traitées devant les tribunaux : effets secondaires allégués de vaccinations, impacts des ondes électromagnétiques, rôle des expertises psychologiques dans l’affaire Outreau, etc.

Il en ressort que le processus d’accréditation des experts est insatisfaisant. C’est particulièrement criant dans des affaires où la victimisation et la judiciarisation sont des moyens d’action pour faire avancer une cause ou s’opposer au développement d’une technologie en mettant en avant des risques pour la santé.
La vérité d’un fait scientifique ne peut s’établir au tribunal et il est important que le juge puisse faire appel à une expertise validée. L’Académie de médecine s’est penchée sur cette question et recommande de réfléchir à « une procédure d’accréditation authentique d’experts […] mise en place sous le contrôle de la HAS [Haute Autorité de santé] et avec le concours des organismes agréés […] dans les différentes spécialités médicales dites “à risques” » [7].
L’Afis a fait l’objet de plusieurs attaques et polémiques depuis plusieurs années, notamment à travers le livre Les Gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique, de Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens. Pouvez-vous revenir sur ces polémiques ?
Le livre Les Gardiens de la raison publié en 2020 est un pamphlet qui s’en prend à de nombreux vulgarisateurs scientifiques, youtubeurs, professeurs d’université, chercheurs, académiciens et journalistes… Leur tort ? Avoir justement apporté un éclairage scientifique sur les questions de société. Le livre affirme ainsi que ces vulgarisateurs seraient les relais des intérêts industriels. Si on laisse de côté les fausses affirmations et les témoignages invérifiables qui caractérisent la majeure partie du livre [8], les objectifs des auteurs sont exposés ainsi dans leur introduction : combattre le risque que ces informations puissent « étouffer tout mouvement social qui tenterait d’employer les armes de la science pour argumenter ».
En voulant instrumentaliser la science pour la défense d’une cause, les auteurs mélangent les arènes, celle de la science, les faits, et celle des combats politiques, les valeurs. Ils sont ainsi conduits à trier dans les résultats scientifiques ceux qui les arrangent (ils leur attribuent alors des implications politiques qu’ils n’ont pas) et à tenter de discréditer ceux qui iraient à l’encontre de leurs objectifs : les lobbys seraient, selon eux, systématiquement à l’œuvre au service du libéralisme économique. Ce faisant, ils ne rendent pas service à la cause qu’ils prétendent défendre et contribuent par ailleurs à affaiblir la parole scientifique en la transformant en simple argument de propagande (qui plus est, à géométrie variable), ce qu’elle n’est pas.
1 | Kahneman D, Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2012.
2 | Santé publique France, « Vaccination en France : bilan de la couverture vaccinale en 2023 », 22 avril 2024.
3 | Association française pour l’information scientifique, « Réglementation des nouvelles technologies d’édition du génome : académies et scientifiques donnent leurs avis », Conseil d’administration de l’Afis, 22 janvier 2024. Sur afis.org
4 | Organisation mondiale de la santé, « Champs électromagnétiques et santé publique : hypersensibilité électromagnétique », aide-mémoire, décembre 2005. Sur sante.gouv.fr
5 | « La culture scientifique est à reconquérir », Huffpost, 25 février 2018.
6 | Conseil scientifique de l’éducation nationale, « Note d’alerte du CSEN », septembre 2023.Sur reseau-canope.fr
7 | Académie de médecine, « Compétence scientifique et technique de l’expert et qualité de l’expertise en responsabilité médicale », Rapport, octobre 2011. Sur cejocar.org
8 | Aurengo A,, « Le livre Les Gardiens de la raison : fausses affirmations, cherry-picking, insinuations... », Afis, 1er novembre 2020. Sur afis.org
Publié dans le n° 349 de la revue
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L'auteur
Jean-Paul Krivine

Rédacteur en chef de la revue Science et pseudo-sciences (depuis 2001). Président de l’Afis en 2019 et 2020. (…)
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