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La lumière révélée

Publié en ligne le 11 février 2021
La lumière révélée
De la lunette de Galilée à l’étrangeté quantique

Serge Haroche
Éditions Odile Jacob, coll. Sciences, 2020, 507 pages, 23,90 €

C’est pratiquement toute la physique qui est examinée dans ce livre au prisme – si l’on ose dire – de la lumière. C’est un éclairage original et extrêmement riche qui va de Galilée aux lasers en passant par Newton et Einstein. L’auteur insiste à juste titre sur le fait que la physique moderne s’est souvent construite contre l’évidence. Il n’est par exemple pas du tout intuitif que : dans le vide les corps tombent tous à la même vitesse, quelle que soit leur masse ; la Terre tourne autour du Soleil et pas l’inverse ; c’est la même force qui fait tomber les pommes et tourner la Lune autour de la Terre ; la matière est composée d’atomes invisibles ; la durée d’un événement dépend du repère dans lequel elle est mesurée ; toute création d’énergie suppose une perte de masse 1. C’est si vrai que, même dans des pays dits développés, bien des gens n’ont que des idées très vagues à ce propos. L’auteur fait observer que cette inculture scientifique de masse est le terreau sur lequel peuvent se développer les « fake news ». Il faudrait certainement y ajouter la crise de confiance envers les gouvernants et les « élites scientifiques ».

Néanmoins le pas intellectuel à franchir avec la mécanique quantique est d’une tout autre importance. « Si vous m’avez bien compris, c’est que je me suis mal exprimé » est une boutade souvent attribuée à Feynman 2 quand il parlait de la mécanique quantique à son public. C’est ce redoutable défi que s’est lancé Serge Haroche. Il est naïf de croire que le déterminisme de la physique classique permet nécessairement la prédiction : ainsi la théorie du chaos montre qu’une toute petite modification des conditions initiales conduit à des changements très importants. Mais on peut toujours malgré tout, en précisant davantage les conditions de l’expérience, améliorer les prévisions à long terme dans certaines limites. Rien de tel dans le monde de l’infiniment petit où règne la mécanique quantique.

Si dans le monde macroscopique, celui où nous vivons quotidiennement, un chat est mort ou vivant 3, en revanche dans le monde quantique tout se passe comme si un électron pouvait passer par deux trous à la fois 4. Plus précisément, les fameuses relations d’inégalités de Heisenberg (équations de base de la mécanique quantique, souvent appelé principe d’incertitude de Heisenberg) stipulent qu’on ne peut en connaître simultanément la position et la vitesse. Quel drôle d’objet physique ! La mécanique quantique nous le fait considérer à la fois comme particule ou comme onde suivant l’expérience qu’on analyse. Un grand mérite de ce livre est d’avoir mis en valeur cette idée (due à Ernst Mach 5) de ne considérer les grandeurs physiques que quand on savait décrire précisément les dispositifs expérimentaux qui permettaient de les mesurer. Einstein s’en était inspiré pour établir la théorie de la relativité (comment établit-on en pratique la simultanéité de deux événements ?) ; et de la même façon, comment peut-on connaître le trou par lequel serait passé l’électron sans modifier les conditions expérimentales ? En revanche, la détermination de la position d’un chat peut se faire par une photographie qui ne changera pas sa vitesse. Comment est-ce possible puisque le chat est en dernière analyse composé d’atomes qui obéissent à la mécanique quantique ?

Deux problèmes liés et encore très discutés sont ceux de la décohérence quantique et de l’intrication. Le premier vise à comprendre le passage de la mécanique quantique à la mécanique classique, c’est l’affaire du fameux chat de Schrödinger ; le second cherche à résoudre le paradoxe de ce qui semble une transmission instantanée d’information entre deux systèmes, qui est interdite par la théorie de la relativité. S. Haroche ne simplifie rien et réussit ce tour de force d’expliquer ces paradoxes avec peu d’équations. Mais là je dois avouer que le physicien non spécialiste que je suis a du mal à suivre, en particulier ses considérations sur les distributions de charges dans l’électron.

En fin de livre, S. Haroche explicite ses propres travaux, dont il souligne l’importance théorique et pratique, et qui portent sur ce qui semblait inimaginable il y a trente ans : l’étude, grâce aux lasers, de particules quantiques isolées. Jusque-là on ne pouvait en prévoir les propriétés qu’une fois ces particules rassemblées en milliards.
Pour résumer mon opinion sur ce travail, je dirais, paraphrasant la boutade de Feynman, que l’auteur s’est bien exprimé, mais que je ne suis pas certain d’avoir tout compris. Cependant ce livre reste une excellente leçon de philosophie des sciences. En particulier, en insistant sur les continuités, il évite le recours systématique aux « changements de paradigme » qui peuvent décrire, mais expliquent peu.

1 C’est la fameuse relation E = mc2, où E est l’énergie libérée, m la perte de masse et c2 le carré de la vitesse de la lumière dans le vide.

2 Richard Feynman (1918-1988), un des plus brillants physiciens nord-américains, célèbre également pour ses facéties.

3 En 1935, Schrödinger avait imaginé l’expérience suivante : un chat vivant est enfermé dans une boîte contenant un gaz mortel éventuellement dégagé par la désintégration d’un atome radioactif. Selon la mécanique quantique, cet atome étant superposition de deux états (désintégré ou pas), le chat devrait alors être superposition de l’état mort et de l’état vivant. Ce qui est absurde. Ce paradoxe a fait beaucoup parler et continue à le faire. Sa résolution tourne autour du fait que le chat est un objet macroscopique pour lequel les lois de la mécanique quantique seraient si compliquées qu’il est illusoire de les appliquer. On peut voir par exemple la vidéo de Claude Aslangul.

4 Quand un faisceau d’électrons traverse les deux trous d’un écran, il se produit des figures d’interférence, ce qui est lié à leur nature ondulatoire. Plus étrange, ces figures subsistent même si le faisceau est si réduit qu’il ne passe qu’un seul électron à la fois ; en d’autres termes, l’électron semble passer simultanément par les deux trous, ce qui est impensable si l’on considère ici l’électron comme une particule.

5 Physicien autrichien (1838-1911).

Publié dans le n° 336 de la revue


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Auteur de la note

Hubert Krivine

Hubert Krivine est physicien. Il a été chercheur au (...)

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