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Le commencement de l’Infini

Publié en ligne le 7 février 2018
Le commencement de l’Infini
Les explications transforment le monde

David Deutsch
Cassini, 2016, 518 pages, 24 €

Les amateurs de science-fiction apprécieront que le titre de l’ouvrage de David Deutsch, physicien pionnier du calcul quantique 1, trouve son origine dans La fin de l’éternité d’Isaac Asimov. Le genre est ici omniprésent et convoqué avec bonheur, que ce soit pour vulgariser des notions techniques délicates ou bien pour illustrer des expériences de pensée qui servent à étayer le propos.

C’est pourtant bien de science qu’il est question dans ce texte ambitieux et foisonnant. Et les dix-huit chapitres ajoutent à des notions ardues de physique quantique 2 des considérations plus « risquées » sur le progrès social, l’esthétique, la morale, l’écologie… L’auteur est prolixe – le lecteur éprouve souvent l’envie de reprendre son souffle – et ne mâche pas ses mots. Il ne sera, selon toute vraisemblance, guère apprécié de tous ceux qui prophétisent un futur « insoutenable ».

L’auteur adopte la pensée de Karl Popper, en une vision foncièrement positive et optimiste du progrès de la connaissance, un optimisme qu’il s’emploie à définir et à défendre sur le plan philosophique.

D. Deutsch s’oppose à l’instrumentalisme et à l’empirisme, car les théories scientifiques sont selon lui des explications sur le monde. Les bonnes explications sont toujours perfectibles. Les mauvaises explications sont celles qui font appel à des principes surnaturels (comme l’argument d’intention souvent associée au réglage fin des constantes de l’Univers, réminiscence de la providence chère à William Paley) ou à des conceptions désignées par l’auteur comme parochiales, ces illusions anthropocentriques centrées sur une « paroisse », c’est-à-dire une culture, une philosophie ou une idéologie.

Il défend par ailleurs le concept d’émergence : il ne serait pas légitime de chercher à « descendre » au niveau le plus fondamental du réel pour trouver les bonnes explications. Les abstractions, en tant qu’explications, transforment le monde et acquièrent ainsi une réalité. C’est l’idée annoncée dès le sous-titre de l’ouvrage.

Les personnes ont la capacité d’accroître sans limite les connaissances et, pour peu qu’elles ne s’enferment pas dans des conceptions figées sur le plan scientifique, politique ou moral, seront toujours en mesure de résoudre les problèmes posés par les nouvelles difficultés rencontrées : le commencment de l’infini.

Il y a chez Deutsch une vitalité communicative, un appel à une forme d’immortalité et d’universalité déjà rencontré chez nombre de scientifiques anglo-saxons. Mais les conceptions finalistes ou déistes présentes chez certains auteurs sont ici combattues. Le commencement de l’infini n’est pas une prophétie, mais un choix vital que l’humanité doit opérer.

Sous ses faux airs de hard science, cet ouvrage est un fervent plaidoyer pour l’esprit des Lumières (surtout anglo-saxonnes) et, à sa manière, il se révèle profondément humaniste. D. Deutsch propose à ce titre une intéressante réflexion sur l’avènement de l’intelligence artificielle (IA), la fameuse « singularité » annoncée par certains. Laissons ses lecteurs estimer si cette réflexion relève davantage de l’option philosophique que de la démonstration imparable, mais tentons de la résumer brièvement. En tant que personnes ayant acquis la capacité de comprendre et d’agir sur le monde, les humains sont qualifiés de constructeurs et d’explorateurs universels. La capacité de nos machines à calculer et à mémoriser massivement, leur permettant de s’attaquer à la partie « transpiration » des problèmes (par opposition à la créativité et à l’inspiration) ne justifie pas pour autant de qualifier ces machines de personnes. Selon Deutsch, une hypothétique IA – une machine qui deviendrait une personne – ne ferait pas mieux, sur le plan de l’universalité, que les humains. Nul ne sait actuellement sur quels fondements théoriques une IA pourrait être développée et Deutsch se risque à proposer qu’aucune ne pourra l’être tant qu’il n’existera pas une bonne théorie explicative pour les qualia 3.

Nous sommes très loin de disposer des prémices d’une telle théorie, tout comme nous ignorons la nature des problèmes qui se feront jour. Mais, comme le répète l’auteur à l’envi : « les problèmes sont inévitables » et « tout problème a une solution ».

« Un ouvrage qui ouvre l’esprit », nous promet la quatrième de couverture. Le lecteur n’adhèrera pas nécessairement à toutes les propositions philosophiques, esthétiques et morales de l’auteur, pas plus qu’il ne goûtera immanquablement le style de son approche « touche à tout », mais le contrat est rempli. La traduction française de cet ouvrage est une ample bouffée d’oxygène que sauront apprécier toutes celles et ceux qui souhaitent sortir d’une certaine vision parochiale du monde.

1 Né en 1953, David Deutsch est professeur de physique à l’université d’Oxford. Il a reçu le prix Paul Dirac en 1998 et le prix du calcul quantique en 2002, partagé avec Serge Laroche et Benjamin Schumacher.

2 L’auteur souscrit à l’interprétation des « univers multiples » de la physique quantique.

3 Les philosophes regroupent sous le terme de « qualia » les perceptions, les sensations et les affects, tous relevant de l’expérience subjective.