Les actionnaires exigent-ils 15 % de rentabilité ?
Publié en ligne le 28 février 2025 - Science et médias -
Les problématiques économiques et financières soulèvent des questions générales relatives à des choix de société, à des modes d’organisation économiques et sociales. Celles-ci sont hors du domaine d’intervention de l’Afis, qui se contente d’apporter un éclairage factuel sur certains éléments de la discussion afin d’aider chacun à se faire une éventuelle opinion. C’est dans ce contexte que nous publions cet article. Il est question d’un sujet qui peut sembler relativement mineur. Mais il illustre l’importance (et la possibilité) de fonder ses analyses et ses réflexions sur des faits vérifiés.
Une croyance financière souvent mentionnée dans les médias se réfère aux attentes de rentabilité des actionnaires : ils exigeraient un taux de rentabilité de 15 %. Par exemple : « Allez, allez, on trace le chemin du 15 % de retour sur investissement, religion financière obligatoire enseignée dans toutes les bonnes écoles de commerce » [1] ; « Ça ne sert à rien de dire “je suis une entreprise à mission” si j’ai 15 % d’exigence de rentabilité des fonds propres. Donc le PDG courageux c’est celui qui dira à ses actionnaires “les gars, à partir de l’année prochaine ça sera 8 %” » [2].
L’idée que les actionnaires imposeraient aux entreprises une norme de rentabilité de 15 % est apparue dans la presse économique française à la fin des années 1990 [3]. Elle s’est diffusée jusqu’à devenir pour certains une évidence. Citons un grand patron de l’époque, Claude Bébéar, PDG d’Axa : « Il est communément admis qu’une entreprise doit dégager, pour séduire les marchés, un rendement de 15 % en termes de ROE ou Return on Equity. C’est un niveau de rentabilité très élevé ! » [4].
Cette exigence, présentée comme une norme s’appliquant à toutes les entreprises, est devenue un lieu commun repris par de nombreux journalistes, chefs d’entreprise et universitaires. L’existence d’une norme unique de rentabilité qui serait imposée par les actionnaires est pourtant rarement confrontée aux faits.
Comment est mesurée la rentabilité d’un investissement en actions ?
Le taux de rentabilité est égal au résultat (bénéfice ou perte) généré par un investissement exprimé en pourcentage de ce dernier. Un investissement de 100 € qui rapporte un bénéfice de 5 € en un an produit un taux de rentabilité annuel de 5 %.
Les entreprises sont financées par une combinaison de capitaux propres et d’endettement. Dans le cas des sociétés par actions, les capitaux propres sont constitués des apports faits par les actionnaires lors de la création de l’entreprise et d’augmentations de capital ultérieures, auxquels s’ajoute la part des bénéfices générés qui n’a pas été distribuée en dividendes. En effet, les bénéfices sont répartis chaque année, sur décision des actionnaires, entre une part conservée par l’entreprise et une part distribuée en dividendes.
La rentabilité pour les actionnaires est mesurée de plusieurs façons. La rentabilité des capitaux propres, souvent désignée sous l’acronyme ROE (pour Return on Equity), est basée sur les comptes de l’entreprise et rapporte le résultat comptable de l’année (bénéfice ou perte) au montant des capitaux propres. Un autre indicateur est le Total Shareholder Return (TSR, ou rentabilité totale pour l’actionnaire), basé sur l’évolution des cours de bourse et les dividendes distribués. Par exemple, si le cours d’une action est passé de 100 € à 106 € en un an et que l’actionnaire a reçu un dividende de 2 €, son gain total est de 8 € (6 € de plus-value plus 2 € de dividende) et la rentabilité est de 8 % (puisque l’actionnaire a investi 100 € au départ). Ces indicateurs reposent sur la même logique : rapporter le gain de l’actionnaire au capital investi. Ils donnent cependant des résultats différents car le ROE traduit la performance financière passée selon les normes comptables alors que le TSR dépend des cours de bourse, qui reflètent les anticipations des investisseurs. Ainsi, une entreprise en forte croissance peut faire une perte comptable (donc avoir un ROE négatif) mais voir simultanément son cours de bourse augmenter (donc un TSR positif) si les investisseurs estiment qu’elle fera des bénéfices élevés dans l’avenir.
Qu’indiquent les observations empiriques ?
Le ROE varie fortement selon les entreprises et dans le temps, selon la conjoncture économique. Le ROE moyen des grandes entreprises françaises a fluctué dans une fourchette de 6 % à 18 % sur la période 2006-2016, avec une moyenne de 10,5 % [5].
Le TSR est très variable car les marchés financiers voient se succéder des périodes d’exubérance suivies de fortes baisses. Une idée de la volatilité des cours est donnée par l’évolution de l’indice CAC 40 (qui intègre 40 des plus grandes entreprises françaises cotées en bourse) entre le record de 6 945 points (septembre 2000) et le point bas qui a suivi l’effondrement de la bulle Internet à 2 401 points en mars 2003, une baisse de 65 % en deux ans et demi ! Le record de septembre de 2000 n’a été dépassé que 21 ans après. Il est donc préférable d’observer les rentabilités des marchés d’actions sur une longue période. Le taux de rentabilité annuel des investissements en actions cotées en France sur la période 1914-2006 est de 7,1 % [6]. Il est de 9,6 % aux États-Unis sur les 120 dernières années (1900-2019) 1 [7].

Les données ci-dessus sont constatées a posteriori, mais que déclarent les actionnaires lorsqu’on les interroge sur leurs attentes de rentabilité pour le futur ? Les actionnaires individuels français indiquent attendre en moyenne une rentabilité de leurs investissements de 9,5 % et les professionnels de la finance 4,7 % [8]. Aux États-Unis, les enquêtes indiquent des rentabilités moyennes attendues entre 6 % et 11 % selon les sources [9]. Les fonds de pension publics américains, qui font partie des plus grands investisseurs mondiaux, publient des objectifs de rentabilité à long terme de 9,4 % en moyenne [10].
Ainsi les observations empiriques conduisent à réfuter l’existence d’une norme de rentabilité de 15 % qui serait exigée par les actionnaires même si, bien sûr, certains actionnaires peuvent attendre une rentabilité de 15 %, ou plus, de certaines entreprises. D’une part, les actionnaires lorsqu’ils sont interrogés indiquent des objectifs très inférieurs à ce niveau. D’autre part, si une telle norme existait, comment expliquer que les entreprises dont la rentabilité est inférieure à 15 % (elles sont nombreuses vu les ROE et TSR moyens observés) trouvent des actionnaires pour les financer ?
L’existence d’une norme de rentabilité est contredite par la théorie financière
Si un investisseur a le choix entre deux investissements A et B qui offrent la même espérance de rentabilité, A ayant 50 % de probabilité d’échec et B 5 % de probabilité d’échec, il choisira en général, sur la base de critères financiers, d’investir dans le projet B. Il n’investira dans le projet A que si celui-ci présente une espérance de rentabilité supérieure à celle de B. Il intègre donc une « prime de risque » dans sa décision, égale au surcroît de rentabilité attendu du projet A. La théorie financière néoclassique intègre cette préférence et indique que l’espérance de rentabilité des investisseurs s’accroît avec le risque (pour une présentation des différentes théories en finance on peut consulter [11]). Les chercheurs en finance ont développé des modèles qui permettent d’estimer cette rentabilité (voir encadré ci-dessous).
Les investisseurs ne sont pas toujours rationnels et les modèles ne sont pas parfaits, mais les observations empiriques confirment que les placements les plus risqués sont, en moyenne, plus rentables à long terme [7, 12]. Le fait que la rentabilité espérée dépende du risque contredit l’existence d’une norme applicable à toutes les entreprises. Outre les différences entre entreprises, la rentabilité espérée varie dans le temps en fonction de facteurs macro-économiques. En France, en moyenne pour les grandes sociétés cotées en bourse, elle a fluctué entre 9 % et 16 % sur la période 2006-2016 [5]. Ainsi, l’idée qu’une norme de rentabilité puisse s’appliquer à toutes les entreprises, indépendamment de leur risque et de la conjoncture économique, est illusoire.
Selon le Medaf, modèle d’évaluation le plus couramment utilisé par les chercheurs et les praticiens, l’espérance de rentabilité est égale à l’addition du taux de rentabilité dit « sans risque », égal au taux d’intérêt servi par les emprunts d’États solvables, et d’une « prime de risque » proportionnelle au risque de marché de l’investissement considéré [1]. Par exemple, si le taux d’intérêt sans risque est de 3 % et la prime de risque moyenne du marché financier de 5 %, les investisseurs espèrent selon le Medaf une rentabilité de 8 % pour les actions de risque identique à celui du marché. Comme les entreprises présentent des niveaux de risques différents selon le secteur d’activité et le modèle économique, la rentabilité attendue fluctue dans une fourchette large. Elle serait dans notre exemple de 18 % (3 + 5 x 3) pour une action dont le risque est le triple de la moyenne du marché et de 5,5 % (3 + 5 x 0,5) pour un risque inférieur de moitié à la moyenne.
Référence
1 | Quiry P et al., Finance d’entreprise, Dalloz, 2022.
Le lien entre rentabilité et risque est l’un des fondements de la finance et certaines fraudes financières reposent sur l’ignorance de cette relation. Les fonds gérés par le fameux Bernard Madoff semblaient rapporter beaucoup plus que les autres (à risque supposé équivalent) et ont piégé des investisseurs durant des décennies mais cette fraude à 65 milliards de dollars s’est effondrée en 2008 [13]. Madoff utilisait l’argent issu des nouvelles souscriptions pour distribuer des gains (fictifs) à ses clients anciens, selon le schéma habituel des « pyramides de Ponzi » [14].
Les raisons du succès de cette croyance
Plusieurs facteurs ont pu contribuer au succès de cette croyance. À la fin des années 1990, quand elle est apparue en France [4], la rentabilité des entreprises aux États-Unis était alors haute et la bourse américaine affichait un TSR de 15 % ou plus [15, 16], niveau élevé par rapport aux moyennes historiques et qui n’a pas duré. Certains observateurs ont pu penser que ces taux de rentabilité répondaient à une exigence généralisée des investisseurs. Pourtant le fait que les actions rapportent parfois, en moyenne, 15 % n’implique pas que les actionnaires l’exigent. Ne bénéficient-ils pas simplement d’une conjoncture favorable ?
Les années 1990 ont connu une libéralisation des marchés financiers suivie par l’arrivée massive d’investisseurs étrangers (fonds de pension et gérants d’actifs, notamment d’origine nordaméricaine) au capital des grandes entreprises françaises [17]. L’irruption d’actionnaires privés puissants dans un pays où la tradition du contrôle de l’économie par l’État était ancienne et l’autonomie forte des dirigeants a changé les règles du jeu du capitalisme français et a fait débat dans le monde patronal [18]. Les exigences des actionnaires, notamment la norme supposée de 15 % de rentabilité, ont été dénoncées par certains grands patrons et essayistes dont les déclarations ont été largement relayées par la presse économique, par exemple : « Le taux de création de valeur actuellement demandé aux entreprises est un mensonge majeur. Le système économique mondial est incapable de générer un taux de profit de 15 %. Les investisseurs se focalisent sur quelques secteurs très rentables… et exigent des autres les mêmes performances » [19] ; « Hors de 15 % de rentabilité, point de salut ! Les patrons français s’alignent désormais derrière cette norme fétiche » [20].

Une « norme » peu contestée dans la presse économique française
L’analyse des articles de la presse économique française qui mentionnent l’attente par les actionnaires d’une rentabilité de 15 % montre que la croyance en cette norme supposée repose sur des opinions et des observations anecdotiques. Nous reprenons ici les résultats d’une étude que nous avons menée [3] et qui porte sur les articles mentionnant la norme des 15 % publiés par les six principaux médias économiques français sur la période 1995-2016 (L’Agefi, Alternatives économiques, Les Échos, L’Expansion, Le Figaro, Le Monde). Dans ces articles ou dans leurs sources, aucune étude sur grand échantillon qui montrerait l’existence d’une attente généralisée de rentabilité de 15 % de la part des actionnaires n’est mentionnée. Pourtant cette norme est présentée comme vraie dans neuf articles sur dix ! L’analyse montre aussi qu’elle est principalement présentée de façon négative : elle serait arbitraire, entraînerait un partage de valeur ajoutée inéquitable au détriment des salariés et pousserait les dirigeants à mettre en œuvre des politiques financières risquées. La norme supposée est devenue un outil de la critique du capitalisme.

Aucune étude empirique ne permet donc de valider l’existence d’une exigence généralisée de rentabilité de 15 % de la part des actionnaires. Les performances financières et les attentes des actionnaires sont en moyenne inférieures à ce niveau et varient dans le temps et selon les entreprises. Cette croyance, qui contredit la théorie financière, paraît largement infondée. S’il est vrai, selon cette théorie, que les actionnaires cherchent à optimiser le rapport rentabilité/risque de leurs investissements, il n’existe pas de « norme », qu’elle soit à 15 % ou à une autre valeur.
Les opinions sur les avantages et les inconvénients de la propriété privée des entreprises sont diverses et font l’objet de débats légitimes. On peut penser que les actionnaires ont trop de pouvoir, gagnent trop d’argent, qu’ils profitent d’un système économique difficilement maîtrisable dont le sens pose question, et privilégient la rentabilité au détriment d’autres dimensions (par exemple sociales, éthiques ou environnementales). Ou que le capitalisme libéral régulé par la démocratie favorise la création de richesse, l’innovation et la croissance et bénéficie in fine à l’ensemble des parties prenantes. Mais ces opinions devraient se baser sur une connaissance de la réalité des entreprises et des travaux des chercheurs en économie et en finance.
1 | Cheissoux D, « Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète ? », Émission « CO2 mon amour », France Inter, 9 mars 2019.
2 | Orebi S, « Les Experts : un parfum de moratoire 2021 sur les dettes des entreprises s’installe », BFM Business, 20 janvier 2021. Sur bfmtv.com
3 | Bonnet C, Albouy M, « Le ROE de 15 % : un mythe financier français ? », Finance contrôle stratégie, 2020, 23 :4.
4 | Bébéar C, Maniere PH, Ils vont tuer le capitalisme, Plon, 2003.
5 | Mazet-Sonilhac C, Mésonnier JS, “The cost of equity for large non-financial companies in the euro area : an estimation over the decade”, Bulletin de la Banque de France, 2016. Sur ideas.repec.org
6 | Le Bris D, Hautcœur PC, “A challenge to triumphant optimists ? A blue chips index for the Paris stock-exchange (1854-2007)”, Financial History Review, 2010, 17 :141-83.
7 | Dimson E et al, “Summary edition Credit Suisse Global Investment Yearbook 2020”, Credit Suisse, 2020.
8 | Natixis Global Asset Management, Investor Survey Report, 2020.
9 | Greenwood R, Shleifer A, “Expectations of returns and expected returns”, The Review of Financial Studies, 2014, 27 :714-46.
10 | Andonov A, Rauh J, “The return expectations of public pension funds”, The Review of Financial Studies, 2021, 35 :3777-822.
11 | Charreaux G, Albouy M, Les Grands Auteurs en finance, EMS Éditions, 2017.
12 | Quiry P et al., Finance d’entreprise, Dalloz, 2022.
13 | Aït-Kacimi N, « Bernard Madoff, ce psychopathe », Les Échos, 17 juin 2023.
14 | Autorité des marchés financiers, « Comment détecter et éviter les arnaques ? », page web, 21 septembre 2017. Sur amf-France.org
15 | Plihon D, « Rentabilité et risque dans le nouveau régime de croissance », Commissariat général au plan, Rapport, 2002. Sur vie-publique.fr
16 | Shiller R, “Online data”, site de données. Sur econ.yale.edu
17 | Cohen D, La Prospérité du vice, Albin Michel, 2009.
18 | Le Boucher E, « Le débat sur le pouvoir dans l’entreprise partage le monde patronal », Le Monde, 27 avril 1995.
19 | Mer F, « Les 35 h, les actionnaires et moi », Le Monde, 30 septembre 1999.
20 | Blandin C, « Le fétichisme de la norme », Le Monde, 23 avril 1998.
1 Ces taux de rentabilité prennent en compte les dividendes distribués.
Publié dans le n° 350 de la revue
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L'auteur
Christophe Bonnet

Docteur en sciences de gestion, HDR, Christophe Bonnet est professeur de finance à Grenoble École de Management.
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