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Mystères cosmologiques, ou comment se fabrique la science

Publié en ligne le 8 mai 2020 - Astronomie -

Depuis plusieurs mois, la communauté des cosmologistes bruisse de propos remettant en cause la cosmologie dite « standard », et même carrément la physique « standard » sous-jacente. Il existe en effet un désaccord (qu’on appelle tension en anglais) entre la constante de Hubble (vitesse actuelle de l’expansion de l’Univers) qui est mesurée près de nous et celle que l’on déduit de l’Univers très lointain. Ce désaccord est maintenant confirmé avec certitude après plusieurs études très précises effectuées ces dernières années.

On sait, depuis que Edwin Hubble l’a annoncé en 1929, que les galaxies s’éloignent les unes des autres avec des vitesses augmentant avec leur distance. C’est la fameuse « loi de Hubble » (appelée maintenant « loi de Hubble-Lemaître », pour rendre à César ce qui lui appartient !). Hubble ne donnait volontairement aucune interprétation à cette observation, laissant les théoriciens statuer sur sa signification.

La seule interprétation possible est que cette fuite est due à l’expansion de l’Univers, à moins de supposer que nous soyons juste situés en son centre – hypothèse que les scientifiques se refusent à utiliser depuis un certain Copernic. Notons que, dans cette interprétation, le décalage vers le rouge des raies spectrales, qui donne accès à la vitesse de fuite des galaxies, n’est pas dû à un simple « effet Doppler » 1 comme on le croit souvent, mais à l’étirement des longueurs d’onde de la lumière au cours de l’expansion de l’Univers dans son ensemble.

La constante de Hubble, H0, est le rapport entre la vitesse de fuite des galaxies et la distance qui les sépare de nous, le chiffre « zéro » étant là pour rappeler que cette « constante » n’en est pas une car elle varie avec le temps cosmique, et que H0 correspond à des galaxies proches, donc à la période actuelle.

La valeur de H0 a donné lieu à des débats homériques dans la deuxième moitié du vingtième siècle, son estimation passant 2 de 500 km/s/Mpc jusqu’en 1950, à 100 km/s/Mpc dans les années 1960, puis 50 km/s/Mpc dans les années 1980, pour se fixer finalement dans les années 2000 à 70 km/s/Mpc. Cette dernière valeur signifie qu’une galaxie distante de 10 mégaparsecs s’éloigne de nous à 700 km/s, et si elle est distante de 1 000 mégaparsecs, elle fuit à une vitesse de 7 000 km/s.

La difficulté de la détermination de la valeur de H0 ne réside pas dans la mesure de la vitesse de fuite des galaxies : celle-ci est très facile dès que l’on dispose du spectre d’émission lumineuse d’une galaxie. C’est la mesure de la distance qui pose problème. C’est même depuis deux siècles le problème qui a donné le plus de fil à retordre aux astronomes.

Observations astronomiques, Donato Creti (1671-1749)

Dans l’Univers proche de notre galaxie, la mesure des distances fut effectuée par Hubble lui-même en utilisant des étoiles appelées céphéides dont la luminosité varie périodiquement, et pour lesquelles l’astronome Henrietta Leavitt 3 avait découvert qu’il existe une relation entre la période et la luminosité. Donc en observant la période d’une céphéide, on peut déduire sa luminosité ; et puisque l’éclat – que l’on peut évidemment mesurer – varie comme la luminosité divisée par le carré de la distance, on déduit la distance. Plus récemment, des chercheurs ont utilisé un autre type d’étoiles : les supernovae de type Ia. Leur luminosité plus importante permet de mesurer des distances plus grandes, en restant toutefois dans le « proche » Univers.

Une autre méthode importante pour déterminer la valeur de H0 utilise des objets au plus lointain que nous puissions observer : le « rayonnement fossile », émis seulement 380 000 ans après le Big Bang 4. Il est observé actuellement dans le domaine des ondes radio et millimétriques, et plusieurs satellites – dont le dernier en date, Planck, lancé en 2009 par l’ESA (Agence spatiale européenne) – nous ont appris qu’il présente de minuscules fluctuations. Leur analyse permet de déduire un ensemble de paramètres concernant la structure et l’histoire de l’Univers, en particulier la valeur de H0 . Il ne faut cependant pas croire que Planck seul a permis d’effectuer ce travail. Les chercheurs se sont appuyés sur d’autres observations, d’autres méthodes concernant également de grandes distances, et c’est la synthèse de tous ces résultats qui a permis de déterminer ces paramètres. En 2018, après une analyse très fouillée, les chercheurs en charge de Planck annonçaient la valeur trouvée pour la constante de Hubble : H0 = 67,4 ± 0,5 km/s/Mpc.

Or depuis plusieurs années, l’un des astronomes ayant mesuré les distances des supernovæ Ia (et ayant d’ailleurs obtenu pour cela le prix Nobel), Adam Riess, clamait qu’il y a un conflit entre cette valeur et celle déduite des observations des céphéides et des supernovae Ia. Lui et ses collaborateurs annoncent maintenant que H0 = 74,0 ± 1,4 km/s/Mpc. Les deux intervalles obtenus pour la valeur de H0 ne se recouvrent pas, et la probabilité que les deux mesures soient incompatibles est de 99,999 %.

La mesure de H0 par Riess et ses collègues. est directe et très soigneusement établie. Celle basée sur les observations du satellite Planck n’est pas une mesure, c’est une déduction à partir d’un modèle qui dépend d’une dizaine de paramètres. Si l’on change un de ces paramètres, les résultats peuvent changer.

Depuis que ce désaccord a été noté, il ne se passe pas une semaine où ne soit publié un article sur cette question. Des méthodes d’observation différentes sont mises en œuvre et semblent pour le moment conforter la valeur trouvée pour l’Univers proche. D’ailleurs, avec l’augmentation du nombre d’objets étudiés, les statistiques deviendront meilleures et on verra ce qu’il adviendra de ce désaccord.

Plusieurs groupes de théoriciens se sont engouffrés dans cette brèche pour chercher la faille dans les raisonnements et les observations. Gravité négative, Univers inhomogène, modifications de la loi de la gravitation universelle, sans compter les recherches sur l’unification des quatre interactions fondamentales, fleurissent en ce moment. Par exemple, un article publié en novembre 2019 propose que l’Univers soit fini et courbe, et non infini et plat, et vient de soulever un tollé de protestations… Pour le moment, on n’a donc pas trouvé la solution, mais de plus en plus de chercheurs commencent à se demander s’il ne faudrait pas remettre en cause une partie de la physique.

La morale de cette histoire, c’est qu’il faut parfois savoir attendre pendant des dizaines d’années les réponses aux grandes questions, même si l’on brûle de les connaître, et qu’avant de conclure « définitivement », il faut que suffisamment de preuves existent en faveur d’une théorie et que celle-ci ne contienne plus aucun point faible. Après leur prédiction théorique par Zwicky, Schwarzchild et Einstein, il a fallu quarante ans pour observer les étoiles à neutrons, soixante ans pour les trous noirs, cent ans pour les ondes gravitationnelles.

1 Le mouvement relatif se traduit par un décalage des raies vers le rouge si le corps s’éloigne, vers le bleu s’il se rapproche. C’est l’effet Doppler.

2 1 parsec (noté pc) est une distance égale à 3 années-lumière, 1 mégaparsec (Mpc) à 3 millions d’années-lumière

3 Pour la petite histoire, Henrietta Leavitt a travaillé gratuitement à l’Observatoire de Harvard pendant de nombreuses années, puis en recevant un salaire de misère avec ses collègues femmes. Elle n’avait pas le droit d’observer les étoiles qu’elle étudiait car les femmes étaient interdites de l’usage du télescope, elle n’a jamais eu le titre de docteur, et elle a été proposée pour le prix Nobel alors qu’on ignorait qu’elle était morte depuis longtemps…

4 Cette lumière a été émise lorsque les électrons et les protons de l’Univers, qui était alors opaque, se sont recombinés pour constituer des atomes d’hydrogène, transparents au rayonnement visible. Celui-ci s’est alors refroidi au cours de l’expansion jusqu’à devenir maintenant un rayonnement radioélectrique.


Thème : Astronomie

Mots-clés : Cosmologie

Publié dans le n° 331 de la revue


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L' auteur

Suzy Collin-Zahn

Astrophysicienne et directeur de recherche honoraire à l’Observatoire de Paris-Meudon.

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