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Politiques de sécurité routière, attentes sociétales et évolutions technologiques

Publié en ligne le 28 juillet 2021 - Technologie -

Les réglementations

Avec les avancées techniques, pendant les Trente Glorieuses, les vitesses pratiquées n’ont cessé d’augmenter menant, en corollaire, à une augmentation du nombre de morts sur les routes pour atteindre le triste nombre de 16 545 tués 1 en 1972 [2]. Entre la fin du XIXe siècle et l’année 1973 (date à laquelle des vitesses maximales autorisées sont définies sur l’ensemble du réseau routier), une ordonnance, des décrets et des arrêtés ont successivement fixé différentes vitesses maximales autorisées (12 km/h dans Paris en 1893, 60 km/h en agglomération en 1962, etc.) qui n’ont cessé d’augmenter, les extrêmes étant de 20 km/h en agglomération et de 140 km/h sur autoroute. En 1974, à des fins d’harmonisation européenne, un premier recul de la vitesse a été opéré à 130 km/h sur autoroute et différentes limitations de vitesse complémentaires ont été définies en fonction des conditions météorologiques et des types de réseau routier. C’est à cette période que de nombreux acteurs prennent conscience du lourd tribut de l’insécurité routière et souhaitent réagir contre la banalisation du nombre de morts et la résignation du corps social [3]. Une large communauté scientifique se mobilise pour agir en faveur de la sécurité routière. Cette mobilisation fait apparaître un bien social partagé : « Utiliser un véhicule en toute sécurité est un challenge majeur, humain, technique, scientifique et politique qui exige une forte posture de l’État, un engagement du privé, et une forte citoyenneté de la part de ses usagers » [4].

Au fil du temps, la France a ainsi dû faire évoluer le code de la route et mettre en place une politique publique de sécurité routière car, parmi les violences à l’œuvre dans notre société, la violence routière a de tout temps eu un fort impact sur la santé publique et elle revêt en outre un caractère intolérable et inacceptable. Différentes règles ont été inscrites dans le code de la route (prescriptions et interdictions). À partir des années 1970, plusieurs mesures sont venues s’ajouter à celles limitant les vitesses maximales autorisées : contre l’alcoolémie et les stupéfiants, relatives au permis de conduire et à la circulation, ainsi qu’au déploiement d’équipement de sécurité routière comme le port de la ceinture de sécurité ou du casque par exemple [5]. Dans les quatre décennies suivantes, de forts gains en sécurité routière ont été obtenus avec une division par 4,6 du nombre annuel de morts. Afin que ces règles soient adoptées par les usagers, différentes mesures complémentaires destinées à agir sur le comportement du conducteur ont été mises en œuvre avec l’appui des forces de l’ordre [6].

L’approche empirique a largement prédominé, reposant sur l’anticipation du risque et la conformité à la règle. Trois objectifs différents ont été poursuivis : éviter l’accident (sécurité primaire), réduire sa violence (sécurité secondaire) et, le cas échéant, faciliter la prise en charge des blessés (sécurité tertiaire).

Un nouveau paradigme de sécurité routière ?

Depuis 2014, la mortalité semble avoir atteint une valeur plancher avec environ 3 000 tués par an. La vision « zéro tué sur les routes » [7] inspirée par la Suède constitue plutôt une ambition qu’un réel objectif car il est inatteignable. Différentes questions se posent : la sécurité ne pouvant empêcher l’accident rare, a-t-on atteint une valeur seuil incompressible ? Doiton déployer des mesures spécifiques pour faire face à de nouveaux risques émergents (comme par exemple l’usage du téléphone au volant, la consommation de médicaments, le vieillissement de la population…) ? Ou alors, à un niveau plus théorique, le paradigme envisagé consistant à anticiper les risques et se conformer à la règle a-t-il fini par « enfermer » le système et ses experts dans une solution sans avenir ? [8]

Le Verre de vin, Johannes Vermeer (1632-1675)

Pour faire progresser la politique de sécurité routière, avec l’avènement des véhicules dotés d’un nombre croissant d’automatismes d’aide à la conduite, il devient de plus en plus difficile de poser des règles claires sur des phénomènes qui vont être de plus en plus complexes. La machine va remplacer les conducteurs dans un bon nombre de tâches. Cela soulève un problème de responsabilité vis-à-vis des accidents, mais ouvre aussi des perspectives novatrices pour accroître la sécurité. L’approche actuelle conduit à une politique réactive qui a de faibles capacités d’anticipation et des travaux récents réinterrogent la notion de sécurité [9]. Certains auteurs s’interrogent sur la conception des règles, leur appropriation et leur usage ainsi que leurs limites [10]. Ces différentes visions contribuent à éclairer les pièces et les règles du jeu politique.

L’intégration croissante de systèmes automatisés

Avec l’intégration dans le véhicule de systèmes automatisés, l’activité de conduite évolue : le conducteur va progressivement passer d’une activité de contrôle visant à maîtriser le véhicule à la supervision d’un automate ou de plusieurs automates. Cette évolution invite à réinterroger la façon de penser la sécurité, voire peut-être à effectuer un changement de paradigme en adoptant une vision très différente sur la sécurité. Dans les pays ayant ratifié la convention de Vienne sur la circulation routière (élaborée en 1968 et entrée en vigueur en 1977 [11]), l’activité de conduite automobile a été pendant de nombreuses années placée sous l’autorité du conducteur : à chaque instant et dans toutes circonstances, le conducteur devait être maître de son véhicule.

L’été – Un accident de la route (détail),
gravure de W.J. Bennett d’après George Harvey (1800-1878)

De nombreuses recherches ergonomiques ont analysé les compromis adoptés par les conducteurs [12] afin de comprendre la survenue de l’erreur humaine (un des facteurs intervenant dans la plupart des accidents) [13] : à chaque instant, les conducteurs adoptent des compromis en décidant, par exemple, d’accélérer à la vue d’un feu orange afin de ne pas arriver trop en retard à un rendez-vous. De même, avec une expérience grandissante de la pratique de la conduite, le conducteur a le sentiment de maîtriser de mieux en mieux les situations et il se concentre moins sur la route en s’autorisant, par exemple, à conduire en téléphonant, croyant qu’il peut continuer à maîtriser sa conduite en roulant ainsi. Des chercheurs français en ergonomie ont fortement contribué à éclairer la distinction entre le travail prescrit et le travail réel, ce qui, au regard de l’activité de conduite automobile, correspond à la conduite prescrite par les règles du code de la route et la conduite réelle adoptée par les conducteurs. Le code de la route édicte des règles et des procédures afin de garantir la sécurité, c’est ce que l’on appelle la sécurité réglée. Cependant, sur la route, toutes les règles ne sont pas toujours applicables (un motard pourrait par exemple avoir à franchir une bande blanche afin d’éviter une flaque d’huile ou de gasoil sur la route). Les conducteurs font alors appel à leurs compétences pour réagir d’une façon qu’ils estiment appropriée – on parle de sécurité gérée. Elle permet une certaine marge de manœuvre pour gérer au mieux les situations complexes. Le conducteur se retrouve donc en permanence à devoir réaliser un arbitrage entre sécurité gérée et sécurité réglée. Cet arbitrage est parfois difficile et il peut être réalisé au niveau non seulement individuel mais aussi collectif (ainsi, les entreprises sont incitées à prendre des engagements en faveur de la sécurité de leurs salariés [14]). De telles actions sont utiles car les compromis adoptés par les conducteurs ne sont pas toujours en faveur de la sécurité : un salarié stressé pourrait, par exemple, temporairement favoriser la productivité au détriment de sa sécurité et celles des autres (et des entreprises pourraient être tentées de fermer les yeux).

Ainsi, trois perspectives seraient envisageables : faire disparaître l’écart, réduire l’écart ou alors le valoriser [15]. La troisième perspective permet de tirer profit des adaptations mises en œuvre au gré de l’expérience.

Le véhicule de demain, avec le développement de fonctions automatisées, va s’apparenter à un système complexe où il sera nécessaire de composer avec la fiabilité technique et la fiabilité humaine. Le conducteur devra être capable de détecter et corriger des comportements du système qu’il juge inappropriés en gardant en tête qu’en voulant rattraper une erreur, il pourrait en commettre d’autres. Face à cette nouvelle complexité, une réflexion doit être menée pour fournir les conditions nécessaires à des comportements sûrs. L’évolution de la convention de Vienne est une première étape dans cette direction. Elle précise que les systèmes d’automatisation de la conduite sont autorisés sous réserve de leur conformité aux règlements des Nations Unies (visant une harmonisation des règlements concernant les véhicules) et de pouvoir être contrôlés voire désactivés par le conducteur [16]. Moyennant ces conditions, le véhicule est ainsi autorisé à prendre le contrôle. Le déploiement des régulateurs de vitesse adaptatifs et des assistances au maintien de trajectoire ont été les prémices de la délégation du contrôle de l’humain à la machine. Différents niveaux d’automatisation sont envisagés par les constructeurs automobiles selon que les yeux, les mains et l’esprit du conducteur devenu superviseur soient ou non impliqués dans l’activité. L’activité de conduite devient alors une activité de coopération entre le conducteur et son véhicule.

Face à un tel changement, les travaux menés en ingénierie de la résilience peuvent apporter un éclairage intéressant à considérer pour réinterroger notre vision de la sécurité en substituant une « sécurité productive » à la « sécurité de protection » actuelle (voir encadré ci-dessous).

Vers une sécurité fondée sur la coopération homme-machine


La conduite automobile devient une activité de coopération homme-machine. Les causes de certains dysfonctionnements ou accidents ne seront pas forcément facilement attribuables soit à une erreur humaine, soit à une défaillance d’un automatisme. L’automatisation croissante de la conduite désengage progressivement les conducteurs du contrôle direct du véhicule et le place dans un rôle de superviseur. Des enseignements peuvent être tirés de certains autres domaines d’activités (aéronautique, processus industriels complexes). Ainsi, par exemple, le pilotage aérien a été largement automatisé et les pilotes supervisent les automates plus qu’ils ne pilotent l’avion directement. Ce changement de rôle, bien que bénéfique à la sécurité dans son ensemble, n’est pas sans poser de problèmes (perte d’expertise, négligence des informations utiles à la réalisation de la tâche, etc.) [1]. Dès lors, il convient de rendre ce binôme « homme-machine » le plus résilient possible. Ainsi, une « sécurité productive » pourrait se substituer à la « sécurité de protection » existante aujourd’hui.

La sécurité de protection est la vision qui a perduré jusqu’à maintenant. Elle a connu trois grandes époques portant sur le traitement des défaillances techniques, celui des défaillances humaines et sur la gestion de la sécurité routière en travaillant sur des facteurs organisationnels.

La sécurité productive consiste en une gestion proactive de la sécurité en réalisant des ajustements avant que des événements indésirables ne surviennent. Parce que les systèmes changent et deviennent de plus en plus complexes en intégrant un nombre croissant de composants qui interagissent, la sécurité productive semble prometteuse et la sécurité de protection n’est peut-être plus adaptée. L’avènement des nouvelles technologies numériques sera sans doute au cœur d’une conduite « informée » anticipant les dangers [2].

Deux visions différentes de la sécurité (d’après [3])
Sécurité de protectionSécurité productive
Définition de la sécurité Le moins de choses possible vont mal Le plus de choses possible vont bien
Principe de gestion de la sécurité Réactif : répondre en présence d’un risque inacceptable Proactif : anticiper constamment la survenue d’un évènement
Explications des accidents En présence de pannes ou dysfonctionnements, identifier les causes et les facteurs contributifs Comprendre le fonctionnement nominal pour expliquer les dysfonctionnements occasionnels
Attitude envers le facteur humain Humain vu comme responsable ou dangereux Humain vu comme ressource nécessaire pour l’agilité et la résilience du système
Rôle de la variabilité des performances Nocif, à éviter Inévitable et utile à gérer

Références
1 | Navarro J, “Are highly automated vehicles as useful as dishwashers ?”, Cogent Psychol, 2019, 6 :1575655.

Références


1 | « Les grandes dates de l’histoire de l’évolution de la voiture », 9 octobre 2017, sur bymycar.fr
2 | « Bilans annuels de sécurité routière de 1970 à 1979 »,, Onisr, 2019.
3 | Lebas Y et al., Mobiliser les énergies, mobiliser les territoires : la politique de sécurité routière de 1982 à 2008, L’Harmattan, 2018.
4 | Amalberti R, « La route est l’artère de la vie », in Carnis L, Gabaude C, Gallenne ML (eds), La sécurité routière en France : quand la recherche fait son bilan et trace des perspectives, L’Harmattan, 2019.
5 | Site de l’Onisr
6 | Assailly JP et al., « La politique de contrôle et de sanction et le rapport à la règle », in Carnis L et al. (eds), La sécurité routière en France : quand la recherche fait son bilan et trace des perspectives, L’Harmattan, 2019.
7 | ITF, “Zero Road Deaths and Serious Injuries : Leading a Paradigm Shift to a Safe System”, OECD Publishing, 2016.
8 | Amalberti R, « La sécurité industrielle est-elle un art du compromis ? », 2017, 012 :25-8.
9 | Ceyhan A, « Analyser la sécurité : Dillon, Waever, Williams et les autres », Cultures et conflits, 1998.
10 | Hollnagel E, Safety-I and Safety-II : The Past and Future of Safety Management, CRC Press, 2014.
11 | « Convention sur la circulation routière » conclue à Vienne le 8 novembre 1968
12 | Hoc J, Amalberti R, “Cognitive Control Dynamics for Reaching a Satisficing Performance in Complex Dynamic Situations”, J Cogn Eng Decis Making, 2007, 1 :22-55.
13 | Reason J, L’Erreur humaine, Presses universitaires de France, 1993.
14 | « Sécurité routière au travail : engagez-vous ! », sur securiteroutiere.gouv.fr
15 | Cuvelier L, Woods D, « Sécurité réglée et/ou sécurité gérée : quand l’ingénierie de la résilience réinterroge l’ergonomie de l’activité », Le travail humain, 2019, 82 :41-66.
16 | Vingiano I, « L’amendement à la Convention de Vienne : un pas de plus vers l’introduction des véhicules à conduite déléguée », Revue générale du droit des assurances, 1er mai 2016.

1 Avant 2005, la France comptabilisait les morts par accidents de la route lorsque le décès survenait dans les six jours suivant l’accident. Après 2005, afin de disposer de chiffres comparables au sein de l’Europe, le recensement des victimes a été réalisé dans les trente jours après l’accident (soit une estimation de 18 034 tués pour l’année 1972).

Publié dans le n° 336 de la revue


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Les auteurs

Catherine Gabaude

Directrice de recherche en psychologie ergonomique à l’université Gustave Eiffel.

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Jordan Navarro

Maître de conférences en psychologie ergonomique à l’université Lumière Lyon 2.

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