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Pour un usage nuancé de Popper

Publié en ligne le 5 octobre 2002 - Épistémologie -

J’ai souvent lu ou entendu un argument, en général présenté comme incontournable, qui affirme que, contrairement aux sciences, les pseudo-sciences, les idéologies et les religions ne sont pas falsifiables. Cet argument est attribué au philosophe Karl Popper qui cherchait à établir un critère de démarcation entre sciences et pseudo-sciences. Notons que Popper utilisait son critère pour attaquer les prétentions scientifiques du marxisme et de la psychanalyse plus que celles de l’astrologie ou des médecines parallèles, mais on peut réfléchir aux implications de son critère également pour ces dernières.

Voyons d’abord ce que « falsifiable » veut dire et ensuite en quoi cette notion, entendue dans un sens ou un autre, peut servir de critère de démarcation. Premièrement, on pourrait dire qu’une théorie est falsifiable si elle fait des prédictions que certaines observations pourraient en principe invalider. Une théorie sera alors déclarée non scientifique si aucune observation concevable ne peut la mettre en question. Ce critère peut exclure des idées « métaphysiques », par exemple que Dieu est tout-puissant. Tant qu’on ne se prononce pas sur la façon dont cette toute-puissance s’exerce dans le monde ici-bas, aucune observation ne peut réfuter cette théorie et on peut à bon droit la déclarer non-scientifique. Mais cela ne nous mène pas très loin parce que, d’une part, les partisans de ce genre de théorie se réclament rarement de la science, d’autre part, cela ne s’applique pas aux pseudo-sciences usuelles, qui font un grand nombre de prédictions observables. Évidemment, elles sont alors souvent fausses. Et, là intervient une autre idée de Popper : lorsque la théorie fait des prédictions qui s’avèrent être fausses, elle doit tout simplement être abandonnée (si, du moins, ses partisans veulent rester scientifiques). Mais alors, on se heurte à un autre problème : est-ce que les vraies sciences se plient bien à ce critère ? Popper le pense et donne comme exemple la déflexion de la lumière (venant d’étoiles lointaines) par le soleil : les théories de la gravitation de Newton et d’Einstein prédisent des résultats différents pour ce phénomène. L’observation est en accord avec la théorie d’Einstein, donc sa théorie est acceptée et remplace celle de Newton. Mais les choses sont rarement aussi simples. Pour se limiter aux théories de la gravitation, on savait, longtemps avant Einstein, que l’orbite de la planète Mercure n’obéissait pas exactement aux lois de Newton. D’un point de vue strictement poppérien, la théorie était dès lors falsifiée et aurait dû être rejetée. Pourtant, ce n’est que lorsqu’est apparue la théorie d’Einstein, qui prédisait correctement l’orbite de Mercure, que ce fait a été considéré comme « falsifiant » la théorie de Newton.

On pourrait donner bien d’autres exemples qui montrent que la question de savoir quand une théorie est falsifiée est en fait fort compliquée. Popper pensait qu’il est impossible d’être absolument sûr que tous les cygnes sont blancs (parce qu’il est impossible de les observer tous), mais qu’il est possible de falsifier cette assertion en découvrant un seul cygne noir. La plupart des propositions en sciences sont bien plus complexes que cela et peuvent rarement être testées individuellement :dans chaque expérience, on doit faire un grand nombre d’hypothèses auxiliaires, ne serait-ce que sur le fonctionnement et la fiabilité des appareils de mesure. En particulier, le mouvement de Mercure aurait pu trouver toutes sortes d’autres explications, par exemple l’influence d’une planète inconnue, qui n’auraient pas mis en cause la théorie de Newton en tant que telle.

Popper fait néanmoins une observation psychologique importante : quand on discute avec des partisans des pseudo-sciences ou avec des marxistes ou des freudiens dogmatiques, on a vite l’impression qu’ils cherchent à « éviter la falsification », soit en se retranchant derrière des assertions vagues ou banales, soit en donnant des explications arbitraires lorsque leurs prédictions ne se vérifient pas. Il reste que si l’on veut utiliser Popper pour faire une distinction nette entre science et non-science, on se heurte au problème suivant : soit la falsification est entendue en un sens trop vague pour « éliminer » les pseudo-sciences, soit elle est entendue en un sens trop strict pour « garder » les sciences.

Les faiblesses de l’épistémologie de Popper ne seraient pas si graves si ce n’est que, lorsque des historiens des sciences comme Kuhn ou des philosophes comme Feyerabend les ont mises à jour, d’aucuns en ont tiré la conclusion qu’il n’existe rien de spécifique à la « méthode scientifique » et aucune différence entre science et pseudo-science. La réponse à cela consiste à faire remarquer que les différences entre les deux, en fait, sont énormes et sont visibles indépendamment de ce que l’on pense d’une épistémologie particulière. Les sciences ne sont pas seulement « falsifiables », elles ont à leur actif un nombre incalculable de succès pratiques et théoriques. Elles sont capables d’évoluer et de se corriger, elles ont transformé notre façon de vivre. Rien de cela n’est vrai pour les pseudo-sciences, dans la pratique desquelles on trouve en plus de la malhonnêteté et de la mauvaise foi à profusion. Ce qui est vrai, c’est qu’il est difficile sinon impossible de donner un critère précis et unique qui sépare science et non-science. Remarquons, à titre d’analogie, que si l’on se déplace de Paris à Tokyo, on ne peut pas dire, sauf par convention, qu’il y a un endroit précis où finit l’Europe et où commence l’Asie. Néanmoins, en effectuant ce voyage, on passe bien de l’un à l’autre.

En résumé, on peut faire un certain usage des idées de Popper pour combattre les pseudo-sciences ; mais il faut, d’une part, éviter d’exiger que celles-ci respectent des normes épistémologiques qui sont rarement respectées par les sciences elles-mêmes ; d’autre part, éviter de se laisser enfermer dans une discussion philosophique subtile alors qu’en fait on se trouve face à un problème qui, conceptuellement, est relativement simple.

Publié dans le n° 254 de la revue


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L' auteur

Jean Bricmont

Jean Bricmont est physicien et essayiste belge, professeur émérite de physique théorique à l’université (...)

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