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Science et Vie et l’alchimie

Publié en ligne le 6 septembre 2005 - Intégrité scientifique -
par Jean Günther - SPS n° 263, juillet-août 2004

Le numéro de mai 2004 de la revue Science et Vie publie un dossier de vingt pages intitulé « Alchimie ». Comme on peut s’en douter d’après le titre, et comme on le verra ci-après, ce dossier est à l’opposé de l’information scientifique telle que nous la concevons. C’est d’autant plus regrettable que le reste du numéro est excellent, on y trouve par exemple un bon dossier sur les volcans ou une réfutation des pseudo-médecines dans le sevrage du tabac. N’oublions pas que cette revue, à laquelle a longtemps collaboré notre regretté fondateur Michel Rouzé, a souvent pris des positions courageuses dans la dénonciation de maintes pseudo-sciences. Mais son enthousiasme pour la « fusion froide » n’est pas nouveau 1 !

De quoi s’agit-il ?

La version moderne de l’alchimie consiste à soutenir la possibilité de provoquer des réactions nucléaires dans un contexte de basse énergie 2. Au bout d’un siècle de physique nucléaire, on ne connaît que trois moyens de provoquer ces réactions :
– Utiliser des neutrons, qui n’ont pas à vaincre la barrière coulombienne comme doivent le faire les particules chargées (deux charges de même signe se repoussent). Mais il faut un réacteur nucléaire pour les produire…
– Projeter les particules chargées sur une cible après leur avoir communiqué une énergie suffisante au moyen d’un accélérateur ; le rendement est faible et le bilan énergétique toujours déficitaire.
– Travailler à une température élevée (des millions de degrés) afin que l’agitation thermique donne aux noyaux une énergie suffisante pour vaincre la barrière coulombienne : c’est ce qui passe dans les étoiles, dans les armes (bombe H), et c’est ce qui est envisagé dans les projets de fusion dite chaude (réacteur ITER ou fusion par laser).

Titre en couverture de Science et Vie, mai 2004

Les chercheurs qui déclarent avoir obtenu des réactions nucléaires dans un autre contexte n’ont jamais pu faire la preuve irréfutable de la réalité de ce qu’ils avancent. Si ces réactions étaient possibles, on pourrait créer une source d’énergie (la célèbre « fusion froide ») ou transmuter des éléments (l’alchimie proprement dite).

Comme toujours, à affirmation extraordinaire il faut des preuves d’une solidité sans faille. On en est loin. Bien entendu rien n’interdit de chercher, mais l’honnêteté élémentaire d’une revue de vulgarisation serait de ne pas prendre, sous des titres accrocheurs, le public à témoin de résultats dont aucun n’est validé.

Que contient le dossier ?

Une première partie, intitulée « des expériences étonnantes » revient sur la célèbre annonce de Pons et Fleishmann, qui prétendaient en 1989 avoir réalisé la fusion de noyaux de deutérium en hélium, avec dégagement d’énergie, dans une cellule d’électrolyse utilisant une électrode en palladium. Une grande figure représente leur appareil, et le fait que la fusion deutérium-deutérium s’y réalise est affirmé comme certain, alors qu’il aurait fallu, pour le moins, mettre le conditionnel. On ne nous cache pourtant pas que cette expérience n’a jamais été reproduite valablement, ce qui n’empêche pas que l’on donne une liste de chercheurs continuant à y travailler et qui, à défaut de présenter des résultats, se déclarent pleins d’espoir d’en obtenir… un jour. Il est possible que certains dégagements de chaleur mal expliqués se soient manifestés dans leurs expériences, mais les explications physico-chimiques ne manquent pas, sans faire appel à des réactions nucléaires.

La deuxième partie, titrée « Les physiciens ne savent pas tout » (mais qui a prétendu cela ?) est une interview de Fleishmann, qui reste persuadé que cela marchera, que les résultats sont « de plus en plus » convaincants. Mais personnellement, à 77 ans, il n’y travaille plus.

La troisième partie présente « un début d’explication théorique ». À vrai dire il y en a plusieurs, totalement marginales et au surplus incompatibles. Ce foisonnement devrait logiquement être vu comme un signe d’impuissance ; et pourtant on lit dans le dossier cette question étonnante : « le nombre de théories n’indique-t-il pas qu’une science est en train de naître ?  ». C’est oublier que ces théories, contradictoires et spéculatives, sont sans lien clair avec l’expérience.

La quatrième partie aborde un thème plus sulfureux encore, à savoir la transmutation biologique. Le titre « La poule aux œufs d’or » joue sur l’ambiguïté entre le sens courant de l’expression (la « fusion froide », source d’énergie peut être vue comme une « poule aux œufs d’or ») et les « travaux » de Louis Kervran sur la « fabrication » par des poules (les vraies, pas les métaphoriques) du calcium des coquilles de leurs œufs à partir d’une alimentation qui n’en contiendrait pas. Ce type de recherche, déjà ancien, est intéressant, non par la réalité des résultats, mais par l’idéologie sous-tendue : c’est une résurrection de la « force vitale », de l’idée abandonnée depuis près de deux siècles selon laquelle la vie n’obéirait pas aux lois physiques de la matière inerte. L’auteur de l’article ne semble pas vraiment y croire, mais jette un doute afin de conforter d’autres expériences qui n’ont en fait rien à voir : rien de vivant dans les cellules électrolytiques de Pons et Fleishmann !

Les hommes en cause

Dans un tel dossier, il est fait référence à des chercheurs, reconnus ou autoproclamés, qui affirment croire à la réalité des expériences prouvant l’existence de réactions nucléaires à froid. Qui sont-ils ? Parmi les Français, deux noms apparaissent :

 Jacques Foos est directeur du laboratoire des sciences nucléaires du CNAM. Il déploie beaucoup d’activité pour diffuser dans le public une meilleure connaissance des rayonnements ionisants, afin de lutter contre les craintes irraisonnées que suscite l’énergie nucléaire ; à ce titre il a toute notre sympathie. Il a par exemple préfacé le livre de Bruno Comby intitulé Un écologiste pour le nucléaire. Dans son laboratoire, le travail est fait par Jacques Dufour, un ancien cadre de la SHELL, qui semble un habitué de ces recherches marginales ; on trouve notamment son nom dans des textes évoquant le moteur à eau 3. Jacques Foos, interrogé au téléphone, confirme qu’il croit à l’obtention de réactions nucléaires non conventionnelles, mais sans lien en fait avec la « fusion froide », il s’agirait plutôt de fission nucléaire ; il admet que la présentation journalistique de Science et Vie est maladroite et biaisée. Jacques Dufour, également interrogé, affirme lui aussi sa foi dans le phénomène tout en admettant qu’une confirmation irréfutable reste à trouver. Interrogé sur d’éventuelles publications dans des revues à comité de lecture, il parle de Physics letters à ne pas confondre avec les prestigieuses Physical review letters ; il déplore avec honnêteté que le dossier de Science et Vie ait fait la confusion.

 Jean-Paul Bibérian, professeur à l’Université de Marseille, que nous avons déjà rencontré sur ce type de sujet 4, semble se situer nettement plus en marge que Jacques Foos. Au cours d’une conversation téléphonique, il livre qu’il croit à la mémoire de l’eau, se soigne par l’homéopathie et ne cache pas qu’il milite dans une organisation appelée « Elan vital » fondée par un gourou d’origine indienne et dont il est interdit, sous peine de poursuites judiciaires, d’écrire que c’est une secte 5. Il croit non seulement à la transmutation et à la fusion à froid, mais aussi aux transmutations biologiques. Il organise fin 2004 un congrès à Marseille réunissant ceux qui s’intéressent au sujet.

Un point commun à nos chercheurs : ils se lamentent sur l’absence de crédits pour financer leurs travaux. Ils sont persuadés que leurs résultats sont réels, et qu’il leur faudrait juste un peu d’argent pour lever les derniers doutes… Naturellement, si on leur accordait les crédits demandés ils ne manqueraient pas de dire que leur domaine fait l’objet d’une reconnaissance officielle et mérite donc le respect !

Amalgames et insinuations

Pour arriver à convaincre, ou au moins à jeter le doute, sur un tel dossier, les auteurs utilisent l’arme bien connue de l’amalgame et de l’insinuation. Par exemple, on nous dit que les scientifiques du CEA affirment « en cœur » (sic) que de tels phénomènes sont contraires aux lois physiques. En évoquant le « chœur », on suggère qu’ils obéissent, non à leur raison, mais à un chef ou à un mot d’ordre ; on insinue (et c’est apparent à d’autres endroits) qu’une « maffia de la science officielle » étoufferait l’affaire par conformisme ou pour servir d’obscurs intérêts, thème classique au surplus de tous les marginaux de la science. Un sous-titre, dans la même page, dit : « “C’est contraire aux lois physiques”, persistent des spécialistes français ». Le « des » n’est pas innocent, il sous-entend que cette position n’est pas unanime, voire minoritaire ; d’ailleurs faut-il être « spécialiste » pour s’en rendre compte, un peu de bon sens et de culture générale scientifique n’y suffit-il pas ? Et quand on écrit qu’ils « persistent », cela évoque des gens qui refusent d’évoluer, d’accepter de nouveaux concepts. Chaque mot compte !

Dans un autre ordre d’idées, on fait appel dans un encadré au grand nom de Sakharov (pour ajouter du poids, on met sa photo) à propos d’une idée qu’il aurait émise sur l’atome muonique (l’électron est remplacé par un muon), qui ressemblerait à un neutron et pourrait se jouer de la barrière coulombienne ; mais dans le même encadré, on indique que cela n’a rien à voir avec les expériences décrites par ailleurs. On parle aussi des monopôles magnétiques, objets théoriques tout à fait plausibles, que certains croient détecter, mais on est dans le flou total sur le rôle de ces objets dans d’éventuelles réactions nucléaires à basse énergie. D’autres idées sont évoquées : atomes d’hydrogène condensés appelés « hydrex », phénomènes quantiques de comportement collectif des particules. En bref, on mélange tout pour jeter le doute…

Pour réfuter l’argument de l’absence de base théorique, on se réfère à la supraconductivité, qui dut attendre un demi-siècle pour trouver son modèle. Certes, mais le phénomène était indubitable, aisément reproductible, et l’absence de modèle ne gênait personne. Lorsqu’on est en dehors de tous les schémas connus et que, de plus, le phénomène est expérimentalement évanescent, comment ne pas être sceptique ? Là encore le texte jette la confusion, raisonne par analogie alors que le contexte est totalement différent.

En conclusion

Le dossier présenté par Science et Vie doit, pour nous, être qualifié de malhonnête. Les procédés que nous avons analysés sont ceux du journalisme de la presse à sensation, et n’ont pas leur place dans un périodique destiné à l’information scientifique du grand public. Ce dossier ne peut que semer la confusion, jeter le discrédit sur une science « officielle » supposée fermée aux innovations, diffuser des notions spéculatives à des lecteurs qui auraient besoin surtout d’informations claires et compréhensibles sur les véritables avancées scientifiques. C’est déplorable.

1 Le n° 860 de la revue (mai 1989) annonçait en couverture : « La fusion froide, plus grande découverte du siècle », sans aucun point d’interrogation.

2 Voir « Sornettes » dans SPS n° 258.

4 Voir « Sornettes » dans SPS n° 255.