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Sécurité routière et science : de bons amis ?

Publié en ligne le 26 juillet 2021 - Technologie -

Le sujet de la sécurité routière est souvent évoqué par les uns et les autres en famille, entre amis, avec les collègues de travail... La récente limitation de vitesse à 80 km/h est-elle utile et justifiée ? Le comportement des piétons est discuté, tandis que les comportements avec le téléphone au volant sont conspués... Il existe une certaine cristallisation sur ces enjeux, sans doute parce que chacun est concerné directement en tant qu’usager, et indirectement en tant que parent, ami et connaissance de personnes qui sont exposées aussi au risque routier. Très vite, lors de ces discussions, parfois passionnées, sont avancées des formules du type « on sait tous que » ou « il est évident que ». Ces expressions lapidaires supposent qu’il existe une évidence qui s’impose à tous et qui ne peut être discutée. Cependant, il faut se méfier de l’évidence et des raccourcis qui évitent de préciser la chaîne de nos raisonnements. En effet, il existe une grande différence entre une opinion et un résultat scientifique. La sécurité routière n’échappe pas à ce constat.

Ramon Casas et Pere Romeu en automobile,
Ramon Casas (1866-1932)

La recherche en sécurité routière

Tout d’abord, le chercheur en sécurité routière, comme tout autre chercheur, mobilise un cadre théorique, des concepts visant à représenter la réalité. L’économiste mobilise la notion de coûts, de revenus, de prix pour saisir l’impact des incitations et les arbitrages permettant de comprendre le choix d’un usager de la route de respecter ou non une limitation de vitesse, le psychologue analyse les attitudes, les valeurs et les représentations, tandis que le biomécanicien mobilise une représentation du corps humain pour comprendre l’impact des chocs sur l’organisme, etc. Ces cadres d’interprétation mettent en forme les informations, les traduisent et leur donnent du sens. La production de connaissances résulte d’un processus robuste d’élaboration et de réflexion.

Il existe également une dimension empirique réelle de la recherche en sécurité routière. Des données sont nécessaires : on procède à la collecte d’informations sur les accidents, leurs caractéristiques (collision frontale, collision avec un obstacle, etc.), les lieux (en milieu urbain, sur les routes nationales, etc.) et les moments de leur survenance (selon les heures et les jours, les mois pour éventuellement identifier des effets calendaires), les usagers impliqués. Existe-t-il des particularités selon des tranches d’âge (jeunes, personnes âgées...) ou selon le type de mobilité utilisée (deux-roues motorisés, piétons…) ? Il s’agit aussi de s’intéresser aux conséquences des dommages subis par les victimes (durée d’hospitalisation, durée d’arrêt de travail, gravité des blessures, etc.).

La collecte des données

Documenter et quantifier ces différentes dimensions du problème que constitue l’insécurité routière requiert un appareillage statistique robuste, bien organisé, structuré et pérenne. Les bulletins d’analyse des accidents corporels de la circulation (BAAC) remplis par les forces de l’ordre sont une source cruciale d’informations pour le suivi des victimes, mais ils ne suffisent pas, car des accidents échappent à cette collecte. Dans certains pays, des données hospitalières sont utilisées à la fois pour compléter les données collectées par les forces de police et qui auraient échappé à celles-ci. Les données hospitalières aident aussi à informer sur la gravité des dommages et à identifier les enjeux en termes de santé publique. En France, le registre du Rhône est un dispositif statistique qui a été mis en œuvre dans le département du Rhône par l’Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité (Inrets) en 1985 et qui consiste à identifier et caractériser les blessures de toute personne admise dans un centre hospitalier du département du Rhône suite à un accident de la circulation. Cet outil de terrain fonctionne en réseau avec des partenaires et constitue un investissement important permettant d’améliorer considérablement les connaissances sur les conséquences sanitaires des victimes d’accidents de la route (gravité des blessures, séquelles, caractéristiques des blessés hospitalisés). Ces données collectées complètent utilement celles de l’appareil statistique national.

La collecte d’informations statistiques s’avère complexe, alors que le citoyen pense qu’il s’agit la plupart du temps d’un simple calcul ou de compilations rudimentaires. Des statisticiens, des épidémiologistes, des économistes et bien d’autres recoupent les informations, les analysent, font des traitements statistiques et élaborent des modèles. Ces données sur les accidents s’avèrent cruciales pour élaborer des politiques publiques et hiérarchiser les interventions. Dans de nombreux pays à bas et moyens niveaux de revenu, ces informations font défaut, rendant difficile la lutte contre l’insécurité routière.

La collecte des données ne se limite pas aux seules données d’accidentalité. D’autres sont nécessaires et peuvent être collectées sur les vitesses de circulation (observatoire de la vitesse), les infractions routières (observatoire des comportements routiers), les caractéristiques des routes (voir la contribution sur ce point dans ce dossier), l’état du parc des véhicules. Ces données permettent ainsi d’identifier des comportements illégaux ou à problème des usagers et peuvent justifier des interventions. Ainsi la nouvelle limitation à 80 km/h provient d’un problème d’accidentalité sur le réseau des routes à chaussées non séparées. Les données sur les véhicules (taille du parc, âge moyen, caractéristiques) et le kilométrage effectué aident à cerner des enjeux concernant l’exposition au risque des usagers. Par exemple, le nombre de victimes motocyclistes s’avère inférieur à celui des automobiles, mais le risque d’être tué est 22 fois plus important à kilométrage effectué identique.

Le bilan annuel de l’accidentalité publié chaque année par l’Onisr (Observatoire national interministériel de la sécurité routière) illustre le travail considérable réalisé en matière statistique et témoigne d’un réel savoir-faire envié par d’autres pays [1].

Enquêtes, essais et simulations

Le chercheur en sécurité routière ne se satisfait pas des données fournies par des tiers. Il peut également produire ses propres informations selon différentes modalités. Il peut ainsi élaborer des questionnaires pour interroger les usagers de la route sur leurs pratiques et leurs perceptions des risques, pour connaître leurs décisions face à des scénarios élaborés. Une étude récente s’est intéressée au rapport à la règle chez les automobilistes français ; elle reposait sur l’analyse de questionnaires remplis par des automobilistes. Ce travail a permis de montrer l’existence de typologies de conducteurs selon le rapport qu’ils entretiennent avec les règles du Code de la route. Il a permis aussi de souligner leurs perceptions des contrôles routiers, du contrôle automatisé de la vitesse et des sanctions encourues [2].

Des essais et des évaluations peuvent être menés pour déterminer les résistances et les déformations des véhicules aux différents chocs, ainsi que les conséquences pour les usagers en instrumentant des mannequins. De même ont été étudiées les possibilités qui s’offrent à l’usager de déboucler sa ceinture lorsqu’il la sollicite de tout son poids et lorsque le véhicule est immobilisé [3].

Piétons à l’arrêt,
Leo Gestel (1881-1941)

Le simulateur de conduite, qui crée une « réalité virtuelle », constitue une ressource utile pour produire de nouvelles connaissances. Le simulateur consiste à recréer un espace de conduite plus ou moins fidèle à la réalité, au sein duquel son utilisateur pourra prendre des décisions pour des configurations différentes et divers scénarios selon la problématique étudiée. L’avantage du simulateur est la possibilité de collecter des informations sur l’usager en situation, sans que celui-ci supporte les risques qu’aurait entraînés son comportement en situation réelle. Ainsi, des travaux récents (projet Automa-Pied [4]) se sont intéressés aux interactions entre un piéton (étude des comportements de traversée de rue) et un véhicule autonome [1]. Cette approche permet de comprendre les mécanismes de décision de l’usager, de détecter les biais comportementaux et d’essayer de comprendre les erreurs de conduite, les stratégies élaborées par les usagers pour gérer les situations à risque.

L’expérimentation et les enquêtes de terrain

L’expérimentation représente une autre possibilité de production de connaissances. Le principe de l’expérimentation consiste à mettre en œuvre une mesure ou une intervention sur une partie ou la totalité d’un territoire et ses usagers et de suivre à partir d’indicateurs appropriés l’impact de ladite mesure ou intervention.

La mise en œuvre de la nouvelle limitation de vitesse à 80 km/h constitue une illustration d’une approche par expérimentation. Mise en application à partir du 1er juillet 2018, elle s’est terminée le 30 juin 2020. Les données collectées concernaient l’évolution de l’accidentalité routière (nombre de tués et de blessés), mais aussi les temps de parcours ainsi que les vitesses de circulation [5]. L’expérimentation produit des données issues de comportements réels. Néanmoins, cette démarche doit composer parfois avec des difficultés inattendues comme le mouvement des gilets jaunes et la crise sanitaire de la Covid-19, ce qui demande des efforts complémentaires pour la bonne analyse des données collectées. L’expérimentation du 80 km/h en France a produit des connaissances conformes et cohérentes avec les enseignements internationaux en matière de limitations de vitesse, à savoir une réduction de l’accidentalité routière, alors qu’elle faisait l’objet de vives contestations.

Eurydice blessée,
Camille Corot (1796-1875)

Enfin, le chercheur est amené à se rendre sur le terrain pour faire des enquêtes afin de comprendre les mécanismes d’accident, les logiques organisationnelles, interpréter les actions des sujets. Cette démarche dite qualitative (en opposition aux approches quantitatives) repose sur des entretiens avec les acteurs de terrain, des observations participantes, et l’étude des acteurs en situation réelle (réalisation de contrôles routiers, par exemple). Il peut s’agir aussi d’une démarche de type focus group, qui consiste à organiser de manière formalisée des échanges au sein d’un groupe d’acteurs autour d’un questionnement précis (légitimité des contrôles, des stratégies policières, etc.). Ainsi, l’étude de manières de faire, de stratégies, de politiques publiques devient possible sans qu’il soit besoin de mobiliser des données statistiques. Un exemple de cette démarche est donné par une comparaison internationale des polices spécialisées de la route [6]. Cette recherche a montré des différences de stratégie en matière de spécialisation et leurs conséquences en termes de formation, de métiers et de savoir-faire des policiers.

Une démarche scientifique

Mobiliser des cadres conceptuels, des théories, les confronter à la réalité, les tester avec des données empiriques s’inscrit dans une démarche scientifique, qui reste réductrice. Il s’agit d’une schématisation du monde, mais dressée avec méthode. Elle n’est jamais définitive, elle est questionnée et systématiquement soumise à la critique. Parfois, le chercheur ne peut pas apporter de réponse immédiate au décideur et aux citoyens. Il partage ses doutes, fait état de résultats parfois ambigus ou non concluants. Il peut aider à formuler des problématiques, guider les questionnements, et c’est déjà beaucoup.

Références


1 | Onisr, « La sécurité routière en France. Bilan de l’accidentalité de l’année 2019 », Observatoire national interministériel de la sécurité routière, 2020.
2 | Cestac J et al., « Enquête sur le rapport à la règle chez les automobilistes français », Rapport Final ORSI Évaluation des politiques de sécurité routière, Convention IFSTTAR-CEREMADSCR n° 2200626575, 2018.
3 | Onisr, « La sécurité routière en France. Bilan de l’accidentalité de l’année 2018 », Observatoire national interministériel de la sécurité routière, 2019.
4 | « Projet AUTOMA-PIED : interactions véhicules automatisés – piétons », sur le site de l’Onisr.
5 | Cerema, « Abaissement de la vitesse maximale autorisée à 80 km/h », rapport final d’évaluation, juillet 2020.
6 | Carnis L et al., « Les Polices de la route, Une approche comparée États-Unis, Nouvelle-Galles du Sud et Nouvelle-Zélande », Les collections de l’Inrets, 2006, n° 269.