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Tchernobyl : la désinformation

Publié en ligne le 1er janvier 1996 - Nucléaire -

2000 morts à Tchernobyl : C’était l’œuvre des journalistes

Publié dans SPS n° 162 (1986)

Avec les mois qui se sont écoulés, les polémiques soulevées par l’explosion de la centrale nucléaire ukrainienne se dissipent tout comme le nuage radioactif et les fumées de l’incendie. Sur ce qui s’est passé dans la nuit du 25 au 26 avril à Tchernobyl, les explications admises ne diffèrent plus quant à l’essentiel. En vue de procéder à des tests, la puissance du réacteur avait été réduite de 70 % et le système de refroidissement de secours déconnecté. A partir de là, des manœuvres maladroites ont fait perdre au personnel le contrôle de la réaction, qui s’est emballée. Surchauffés, les matériaux du cœur décomposent l’eau de refroidissement, d’où une première explosion d’hydrogène, laquelle brise la cuve d’acier qui entoure le réacteur ainsi que le réservoir d’eau (destiné à filtrer les rayonnements) placé au-dessus du cœur et recouvert d’une dalle de béton. Cette eau se décompose à son tour ; d’où nouveau dégagement d’hydrogène et seconde explosion, succédant sans doute de très peu à la première. La dalle de béton saute, les isotopes radioactifs abondants dans le cœur sont projetés dans l’atmosphère.

Ce n’est pas tout. Les blocs de graphite, destinés à modérer la fission en chaîne, s’enflamment sous l’effet de la chaleur. Comme l’air pénètre maintenant dans le réacteur éventré, c’est l’incendie, qui contribue à disperser dans l’atmosphère les matériaux radioactifs.

Tel fut, en gros, le scénario de la catastrophe. Les problèmes qu’il pose à l’industrie électronucléaire sont multiples. Le premier qui vient à l’esprit, pour les techniciens français, est la comparaison avec la sécurité des réacteurs français à graphite, les plus anciens du parc français. Par rapport à ceux de Tchernobyl, ils présentent la double particularité d’être refroidis au gaz carbonique, lequel n’est pas inflammable comme l’hydrogène résultant de la décomposition de l’eau, et de posséder deux circuits : celui du gaz carbonique (circuit primaire) lequel cède ses calories à la vapeur d’eau (circuit secondaire), qui alimente les turbines. Mais pas plus que ceux de Tchernobyl, les réacteurs français à graphite ne possèdent d’enceinte de confinement limitant les fuites éventuelles, comme en ont les réacteurs plus récents refroidis à l’eau pressurisée. C’est grâce à l’existence d’une telle enceinte de confinement que l’accident survenu en 1979 à la centrale américaine de Three Mile Island (le plus grave de l’histoire de l’énergie électronucléaire avant Tchernobyl) n’a pas évolué en catastrophe.

Toute anomalie survenant dans une centrale comporte des enseignements pour la sécurité des autres, de quelque type qu’elles soient. Ce fut le cas en France, après l’alerte survenue à la centrale de Bugey (Ain) en avril 1984, qui conduisit à réviser le système des signaux d’alarme.

Pour les journalistes et écrivains scientifiques attentifs à informer sérieusement le public, l’affaire de Tchernobyl comporte aussi des leçons, que nous voudrions résumer sans souci de ménager qui que ce soit. Il suffit de relire, avec un certain recul, tout ce qui s’est publié dans la presse, ou les enregistrements de ce qui a été dit à la radio et à la télévision, pour mesurer à quel point le public a été désorienté et désinformé. Reprenons la chronologie des événements. Le samedi 26 avril, un peu après 1 h du matin, le réacteur n° 4 du complexe de Tchernobyl explose. Rappelons qu’il ne s’agit pas d’une explosion nucléaire, comme celle d’une bombe atomique, mais d’une explosion d’hydrogène, dont le caractère catastrophique vient de ce qu’elle disperse dans l’atmosphère des substances radioactives.

Il s’est écoulé trois jours avant que les citoyens soviétiques aient eu connaissance des événements qui s’étaient produits chez eux, et que les autres pays en soient officiellement informés. Certains en ont conclu que les autorités soviétiques avaient d’abord espéré garder le secret, et que si des nuages radioactifs n’étaient pas arrivés au-dessus de la Scandinavie, on n’aurait jamais su qu’il s’était passé quelque chose en Ukraine. Mais outre le fait qu’un accident de cette ampleur ne pouvait de toute façon être longtemps dissimulé, il faut se rappeler qu’en URSS l’information ne fonctionne pas comme dans les pays occidentaux. Les accidents, les crimes n’alimentent pas les médias, à moins qu’on estime qu’il y a une utilité quelconque à les porter à la connaissance du public. Il n’y existe pas de concurrence entre les médias, de sorte qu’il n’y a jamais urgence à publier une information. Lorsque celle-ci est délicate, on se donne le temps de la vérifier. Et aussi de peser l’opportunité de la diffuser. Pourquoi troubler les gens dans leur sentiment qu’à part quelques exceptions, tout va bien dans leur pays, et que tout va mal ailleurs ? Il ne s’agit pas ici de juger cette conception, mais seulement de souligner qu’elle existe, sans quoi on ne peut comprendre le silence de trois jours de la presse soviétique après Tchernobyl. Les mœurs de nos médias ne valent pas forcément mieux, avec le célèbre principe du " sang à la une ". L’assassinat d’un enfant continue pendant plusieurs années à faire les gros titres d’un journal parisien du soir et de quelques hebdos. Dans l’affaire de Tchernobyl, outre le délai de réflexion et de plus ample informé qu’on observe toujours en URSS avant de publier des informations de cette sorte, il semble que les autorités elles-mêmes, durant les premières heures, n’aient pas réalisé toute la gravité de l’accident et surtout sa dimension internationale, cela explique en partie, sans pour autant l’excuser, le fait qu’elles aient tardé à avertir les autres pays d’une fuite radioactive qui ignorerait fatalement les frontières.

On leur a reproché de minimiser la catastrophe en publiant un premier bilan faisant état de deux morts, bilan qui s’est progressivement allongé au fil des jours. Or les victimes n’ont pas succombé aux effets mécaniques d’une explosion, mais à ceux de la radioactivité, dont l’effet n’est pas instantané. Les irradiés qui ont reçu des doses mortelles succombent dans des délais variables, durant les jours ou les semaines qui suivent. Il est donc parfaitement normal, si l’on peut dire, que le bilan ait d’abord été très faible, puis qu’il se soit progressivement aggravé. S’il y a eu désinformation à ce moment-là, elle ne se situe pas de ce côté. Dans la journée de mardi, avant même que les Soviétiques aient parlé des deux morts, l’agence américaine UPI (United Press International) diffusait le témoignage d’une habitante de Kiev, qui lui aurait été transmis par un radioamateur. Selon ce message, 80 personnes auraient été tuées au moment même de l’accident, et 2 000 seraient mortes sur le chemin des hôpitaux. Ce chiffre de 2 000 morts a fait les gros titres de nombreux journaux en Occident. C’est parmi certains médias américains qu’il a été accueilli avec le plus de prudence. Dans son édition de mercredi, le New York Times se garde de l’inclure dans sa synthèse des événements du jour. Il le publie séparément, dans un encadré intitulé " UPI dit que le bilan pourrait dépasser 2 000 morts ". Il précise qu’il s’agit d’une information non confirmée, et il termine même l’encadré par une citation du ministre de la Santé d’Ukraine, alors en visite aux Etats-Unis, lequel qualifie le chiffre de 2 000 d’imaginaire. La chaîne de télévision ABC, qui mardi soir, comme les autres chaînes américaines, avait diffusé l’information d’UPI, ouvre le parapluie mercredi en expliquant aux téléspectateurs que, si elle avait décidé de diffuser l’information, c’était parce que le chiffre avait été mentionné dans la journée par un sénateur new-yorkais, Alphonse d’Amato, Ce sénateur aurait déclaré que des responsables du département d’Etat lui avaient dit que le nombre des morts en Ukraine pourrait dépasser deux mille. Avait-il réellement recueilli de tels propos ? Si tel était le cas, d’où les responsables du département d’État - ministère des affaires étrangères - qui n’ont aucune compétence en la matière, tenaient-ils eux-mêmes l’information ? On est ici en présence de ce phénomène particulier qu’on appelle la rumeur, et qui a été bien analysé par Jean-Noël Kapferer. Les jours suivants, la presse américaine ne parle plus de 2 000 morts ; les milieux militaires se bornent à contester le chiffre de 2 donné par Moscou. Le directeur de l’agence américaine pour le contrôle des armements, Adelmann, déclare ce chiffre - absurde ". Le secrétaire d’État George Shulz affirme que le nombre des victimes dépasse certainement "dans une large mesure" le premier bilan soviétique. Dans les premiers jours de mai, les officiels américains, et avec eux la presse, opèrent une nouvelle retraite. On met en doute l’authenticité du témoignage qui aurait été envoyé par le radioamateur de Kiev. On ne prend plus au sérieux non plus les premières estimations des officiels. Harold Denton, un des membres du groupe de travail nommé par le président Reagan pour rassembler toutes les informations disponibles sur l’accident, déclare qu’il serait aléatoire de tirer des conclusions sur le nombre des morts et des blessés.

Si l’on a fait grief aux autorités soviétiques de leur silence à l’intérieur même de l’URSS, et surtout du retard mis à informer les autres pays, il semble que personne chez nous n’ait critiqué les médias occidentaux pour leur formidable travail de fausses nouvelles. Comment des informations aussi alarmistes ont-elles pu être publiées sans contrôle véritable ? Là aussi il faut comprendre la conception de l’information qui règne chez nous. C’est une marchandise qu’il s’agit d’abord de vendre. Donc on fait de la sensation. Il y a aussi, c’est indéniable, des arrière-pensées d’exploitation politique. Sans compter les profits économiques. A la Bourse de Chicago, on a assisté à une vague de spéculation sur les cours du blé et du sucre. Ce n’était plus la zone autour de Tchernobyl, mais toute l’Ukraine qui était devenue radioactive, et les Soviétiques ne manqueraient pas d’augmenter leurs commandes de blé et de betteraves aux fermiers américains. Il nous faut aussi parler de la télévision. Nous avons vu ces photos prises par satellite, sur lesquelles une flèche indiquait l’emplacement du réacteur accidenté, d’où s’échappait une fumée. Une autre flèche désignait le réacteur n° 3, où l’on invitait le téléspectateur à distinguer aussi une vague tache noirâtre, signe que ce réacteur aurait commencé à exploser à son tour. Or on sait maintenant - et par des experts non soviétiques - qu’il n’y a eu aucun commencement de sinistre sur ce réacteur.

Plus pittoresque est l’exploit réalisé par un " journaliste " français, Thomas Garincq, qui propose à Canal-5, puis à Antenne-2, une séquence de 5 minutes qu’il prétendait avoir été tournée à Tchernobyl par un informateur yougoslave. On y distinguait effectivement une installation industrielle plongée dans la fumée. Les deux chaînes françaises s’étant méfiées, Garincq réussit à vendre sa cassette aux chaînes américaines NBC et ABC pour 2 000 dollars, plus 5 000 dollars pour les droits de diffusion dans le monde. Finalement, ce sont les téléspectateurs italiens qui ont reconnu avec étonnement, le mardi 13, sur leurs petits écrans, l’usine à ciment ltalcementi de Trieste, qu’on leur présentait comme la centrale ukrainienne. Arrêté en Italie, Garincq a été libéré au bout de 15 jours de prison.

Dans l’imprimé comme dans l’audiovisuel, les médias occidentaux se disputent âprement la clientèle. D’où la chasse au scoop (information importante donnée avant les concurrents) et les titres sensationnels qui ne répondent pas toujours au contenu de l’article. Dans le climat émotionnel qui a suivi l’accident de Tchernobyl, un hebdo satirique français " révèle > que la centrale de Bugey a frôlé un accident aussi grave en 1984 et qu’on a caché l’affaire au public. Or s’il y a eu effectivement une anomalie de fonctionnement dans la cinquième tranche de la centrale de Bugey, le 14 avril 1984, les ingénieurs avaient alors à leur disposition plusieurs systèmes de recours et à aucun moment il n’y a eu panique. De plus, loin de dissimuler quoi que ce soit, la direction de la centrale a avisé l’agence France Presse, les journaux locaux et signalé l’événement dans son bulletin tiré à 15 000 exemplaires et envoyé à toutes les mairies de la région. Que pouvait-elle de plus ? Placarder des affiches, alors qu’il n’y avait pas eu la moindre fuite radioactive ? Si l’affaire n’a pas fait les titres des quotidiens, c’est simplement qu’à l’époque ils n’ont pas choisi de l’exploiter. Raconter aujourd’hui qu’on avait voulu la tenir secrète dépasse la limite de l’honnêteté journalistique.

Pour émouvoir l’opinion, un quotidien du matin a trouvé autre chose : le scénario d’un accident gravissime survenu à la centrale de Nogent-sur-Seine en 1990, avec nuages radioactifs sur la capitale, fuite éperdue des Parisiens, embouteillages et carambolages sur les routes, etc., etc. Le titre comporte bien les mots " catastrophe fiction", mais qui n’y prête pas suffisamment attention et se met à lire le texte, risque l’épouvante. Cet exercice journalistique est suivi, sans transition, par les dernières nouvelles de Tchernobyl et la relation d’un incident survenu la veille à La Hague, où des ouvriers qui démontaient de vieilles tuyauteries ont été irradiés par un reste de boue. Le journal avait lancé le bouchon un peu loin : outre une note d’EDF montrant les invraisemblances techniques du scénario, il s’est attiré des lettres de lecteurs qu’il a préféré ne pas publier, et qui n’avaient pas apprécié ce mélange d’informations et de littérature d’épouvante. Citons encore, pour Tchernobyl, ce titre sur une petite information : " 15 ouvriers hospitalisés" ; on pourrait croire que ces travailleurs ont été admis à l’hôpital en raison de la gravité de leur état, alors qu’il s’agit d’ouvriers dont il s’agissait de mesurer le taux d’irradiation, examen qui ne peut se faire que dans un service spécialisé et auquel des milliers d’habitants de la région ont été soumis.

Si un nuage radioactif s’est promené au-dessus de l’Europe, on peut dire aussi que notre continent a été submergé par une vague émotionnelle totalement disproportionnée à la réalité du danger. Des denrées alimentaires - lait, asperges, épinards - ont été interdites ou détruites, sans nécessité aucune, parce que les autorités voulaient se donner l’air de faire quelque chose et qu’en plus elles étaient totalement incompétentes en la matière.

En Allemagne fédérale, des femmes enceintes se sont fait avorter. Il a fallu qu’un communiqué spécial du ministère de la Santé dénonce les médecins qui avaient conseillé une interruption de grossesse à ces futures mères. Le communiqué précise que leur attitude n’était " pas compatible avec l’éthique médicale " et qu’elle ne se justifiait nullement, les doses de radioactivité constatée en Allemagne ne constituant pas un danger pour les femmes enceintes, ni pour les nouveau-nés.

L’organisme le plus qualifié sur les effets pathologiques des radiations ionisantes est le Centre international de radio-pathologie, actuellement présidé par un médecin français, le Dr. Henri Jammet. C’est sous sa direction qu’ont été traités, à l’hôpital Curie, depuis de nombreuses années, plus de 400 victimes d’irradiations accidentelles, envoyées du monde entier pour bénéficier de l’expérience et des équipements de cet hôpital parisien. Après l’accident de Tchernobyl, le Dr. Jammet a été envoyé en mission en URSS, dans les pays de l’Est et dans la plupart des pays de la Communauté européenne. Il s’est efforcé, selon ses propres déclarations, recueillies par une collaboratrice du Monde, Mme le Dr. Escoffier-Lambiotte, de guider les autorités européennes vers une politique d’information et de décision " moins incohérente " que celle qui a prévalu dans le mois qui a suivi l’accident.

Il ne s’agit pas de minimiser l’événement de Tchernobyl, de beaucoup le plus grave de toute l’histoire de l’industrie électronucléaire, et pour lequel les Soviétiques eux-mêmes ont parlé de désastre. Plusieurs dizaines de morts, un millier de personnes irradiées, qui devront rester longtemps sous surveillance médicale, quelque huit cent kilomètres carrés qu’il faudra décontaminer et dont certaines parties sans grand intérêt économique (marécages, prairies) seront peut-être définitivement condamnées : ce n’est pas rien. Mais à une plus grande distance de la centrale, notamment à Kiev et dans les agglomérations qui ne se trouvaient pas sous le vent de Tchernobyl, la contamination radioactive est restée en-dessous du niveau qui pouvait entraîner des conséquences cliniques et elle n’a donc requis aucune mesure médicale particulière. Le constat a pu en être fait en France, à l’infirmerie nucléaire du Vésinet, où l’on a examiné tous les Français venant de ces régions. Il en est de même, selon le témoignage du Dr. Jammet, pour les cas observés en Pologne et dans les autres pays atteints par les retombées.

Un tel bilan contraste évidemment avec les articles alarmistes. Il faut aussi, pour mettre chaque chose à sa juste place, rappeler d’autres chiffres. Rien qu’en France, les accidents de la circulation tuent chaque année environ 12 000 personnes et en blessent quelque 150 000, dont plusieurs dizaines de milliers restent handicapées à vie, parfois complètement paralysées pour toujours. Cette catastrophe permanente ne soulève plus guère d’intérêt. Une grande partie des accidents de la route est imputable à l’alcool, mais l’alcool tue aussi, de différentes façons, en dehors des accidents. Son bilan : environ 50 000 morts par an. Là encore, c’est entré dans les mœurs, on n’y fait plus attention.

Le fait que les radiations nucléaires sont invisibles et que leurs effets ne se manifestent souvent qu’après des délais plus ou moins prolongés, impressionne assurément le public. fi y a ce qu’on pourrait appeler les morts différées, les naissances d’enfants malformés, les mutations génétiques... Mais on peut en dire autant de tous les facteurs cancérogènes. Les effets cancérisants des goudrons de tabac ne se manifestent que bien des années après la première cigarette. Or le cancer bronchique causé par le tabac tue en France 60 000 personnes par an. L’interdiction de la publicité pour les cigarettes est tournée en dérision par les fabricants ; l’État lui-même donne l’exemple de la violation de la loi. Idem pour le goudrons que nous respirons avec les fumées industrielles produites par la combustion du charbon. Les foyers qui brûlent du charbon, y compris ceux des centrales thermiques qui utilisent ce combustible, sont responsables de bien plus de cancers que les centrales nucléaires. Pourquoi ne pas le dire, puisque c’est vrai ?

Les naissances d’enfants anormaux chez les femmes enceintes qui ont été fortement irradiées, ne peuvent certes être exclues. Les femmes qui se trouvent dans ce cas doivent être particulièrement examinées avec des techniques actuelles telles que l’échographie.. Mais les mutations génétiques transmissibles sont une hypothèse théorique qu’aucun fait n’est venu jusqu’à présent vérifier. On n’en a pas observé chez les survivants d’Hiroschima. L’explication en est simple. Les lésions de l’ADN chromosomique provoquent presque toujours un avortement spontané. Il n’y a pas de transmission héréditaire de ces lésions.

Devant les experts réunis en août, à Vienne, par l’Agence internationale de l’énergie atomique, la délégation soviétique a formulé ses prévisions quant à la possibilité d’une augmentation du nombre des décès par cancer, en Ukraine et en Biélorussie, comme conséquence de la catastrophe de Tchernobyl, durant les 70 ans à venir. Là encore, des journalistes américains, se précipitant sur leurs calculettes, ont publié des chiffres d’apparence impressionnante, oubliant qu’il s’agissait d’extrapolations hypothétiques établies d’après les statistiques des survivants d’Hiroshima, et formulées au conditionnel. Nul ne peut prévoir, du reste, où en sera la thérapeutique anticancéreuse d’ici vingt, trente ou quarante ans. Faute de place, nous reviendrons sur ce point dans notre prochain numéro.

Il faut bien voir que devant les divers périls qui les menacent dans notre civilisation industrielle, les gens ne réagissent pas d’une manière rationnelle. Chaque danger possède une valeur émotionnelle qui a peu de chose à voir avec son importance relative réelle. Il y a une dizaine d’années, on avait signalé quelques cas de choléra en Espagne. Une jeune femme que nous connaissons qui avait projeté des vacances outre-Pyrénées, les a immédiatement annulées. Or le choléra se transmet uniquement par voie digestive. Des précautions d’hygiène rigoureuses rendent la contagion impossible. De plus, il n’est pas la maladie terrifiante qu’il était autrefois, on sait maintenant que les gens sont menacés de déshydratation et qu’il suffit de lutter contre la perte d’eau de l’organisme pour passer la phase dangereuse. Contre le vibrion cholérique lui-même, on dispose d’antibiotiques. Cette année là, du reste, aucun touriste ne contracta le choléra en Espagne et on ne signala aucun décès. Les personnes qui avaient annulé leurs vacances outre-Pyrénées sont parties allègrement pour une autre destination. On les aurait beaucoup étonnées en leur disant que de toute façon, la probabilité de mourir sur la route était des milliers de fois plus élevée que celle d’attraper le choléra en se promenant sur les ramblas.

Péril invisible, donc effrayant, la radioactivité cristallise d’autant mieux les vieilles angoisses qui dorment en nous que la technologie qui l’engendre est encore récente. Le même phénomène s’est vu au siècle dernier avec les chemins de fer. On les accusait d’être dangereux. Thiers craignait qu’à une vitesse de 40 km/h, les passagers ne meurent de pneumonie. Un de nos plus grands savants, le physicien Arago, publia en 1836 une condamnation des tunnels, responsables selon lui de bronchites et de pleurésies. En 1837, comme le rappelle le Pr. Tubiania, dans son excellent livre Le refus du réel, le roi LouisPhilippe devait inaugurer la première ligne française de chemin de fer, Paris - Saint-Germain. Au dernier moment, ce fut la reine qui se dévoua. On avait jugé téméraire d’exposer la personne du souverain dans un train qui roulerait à la dangereuse vitesse de 15 km/h. Certaines villes qui devaient se trouver sur le parcours de futures lignes de chemins de fer, s’opposèrent à leur passage et refusèrent les gares, sans se rendre compte qu’elles se mettaient ainsi en dehors des circuits économiques. Alençon refusa de laisser passer la ligne Paris-Brest, laquelle fut détournée plus au sud par Le Mans. Cette dernière ville connut un grand développement, au dépens de la cité normande. Il en résulte encore aujourd’hui un allongement d’une cinquantaine de kilomètres du trajet ferroviaire Paris - Saint-Malo par rapport au tracé routier.

Le chemin de fer a quand même fini par s’imposer et peu de voyageurs en sont morts de pneumonie. Il est vrai que les déraillements et les collisions ont fait pas mal de victimes, de même que les goudrons cancérogènes crachés par des locomotives à charbon. Aujourd’hui, dans un pays comme le nôtre, le progrès technique a raréfié les catastrophes ferroviaires, bien que les trains roulent de plus en plus vite, et les locomotives n’émettent plus de fumée. Elles marchent à l’électricité... qui leur vient des centrales nucléaires.

Ces réflexions ne visent pas à prendre parti sur le problème de fond du développement des centrales électronucléaires. Sur ce point, nous citerons volontiers le Pr. Tubiana, lequel écrivait dans son ouvrage déjà cité : " Il serait aussi stupide d’être inconditionnellement pour le nucléaire que d’y être systématiquement opposé ". Nous visons seulement la façon dont l’accident de Tchernobyl a été traité par nos médias. Le journaliste professionnel qui a appris à connaître les petits procédés de fabrication en usage dans la presse et l’audiovisuel est obligé de constater que dans cette affaire, la plupart des médias n’ont pas cherché à informer le public, mais à exploiter l’événement pour vendre de la " sensation ".

Pour des raisons diverses, le nucléaire a pris chez nous valeur de symbole. Dès qu’il est question de la sécurité des centrales, les réactions passionnelles l’emportent sur tout débat objectif. Les campagnes de panique et les déchaînements de violence prétendument écologiques, comme ceux auxquels on a assisté en Allemagne, ont pour effet pervers de cantonner les responsables du nucléaire dans une attitude défensive et de renforcer leur tendance regrettable au secret. Et leur silence en retour encourage les peurs excessives et irraisonnées. C’est le cercle vicieux de la désinformation, tel qu’il s’est manifesté lors du passage sur la France du " nuage radioactif ". Le fait que les responsables de la sécurité nucléaire n’en aient parlé qu’avec une semaine de retard a été justement critiqué. Mais s’ils l’avaient fait plutôt, auraient-ils pu préciser que le fameux nuage ne présentait aucun danger pour la population et ne nécessitait aucune mesure particulière ? On les aurait accusés de mentir et les semeurs de panique n’auraient pas manqué d’exploiter l’occasion. Le bon sens ici est désarmé. On a pu lire qu’en certaines régions la radioactivité de l’air aurait atteint dix fois la moyenne de la radioactivité naturelle. Ce qui paraît plutôt terrifiant. On oublie d’ajouter que cela n’a duré que quelques heures et que finalement le nuage n’aura accru que d’une valeur infime la moyenne calculée par exemple sur un an. Et que dans les régions granitiques où la radioactivité naturelle est de façon permanente légèrement supérieure à la moyenne, les statistiques ne font apparaître aucune augmentation de l’incidence des cancers. La fixation dans l’organisme d’isotopes radioactifs d’éléments tels que l’iode et le césium, entraînés au sol par la pluie, constitue un danger différent et plus réel, qu’il est bon de prévenir ; mais à peu près partout où des précautions ont été prises, elles ont dépassé de très loin ce qui était vraiment justifié.

Le rappel de ces vérités élémentaires ne va pas sans risque. Il y a une quinzaine d’années, des membres de l’AESF (Association des Ecrivains Scientifiques de France) qui formulaient des réserves à l’égard de l’agitation " écologique " furent accusés de se laisser corrompre par les caisses de whisky dont leur aurait fait cadeau EDF. Le signataire du présent article se sentit quelque peu vexé : bien que membre à l’époque du bureau de l’AESF et producteur à la radio, il n’avait pas dû être considéré comme assez important pour mériter cet hommage infamant. Une brève enquête parmi ses confrères le rassura : quelle que fût la position de chacun d’eux à l’égard des écologistes, ils n’avaient jamais reçu, eux non plus, le whisky du déshonneur. Si je rapporte cette anecdote, c’est qu’elle est significative du climat d’intolérance dans lequel se déroule ordinairement le débat sur l’électronucléaire. Pourquoi ne pas accepter, voire solliciter l’expression d’opinions divergentes, ce qui est la meilleure voie dans la recherche d’un choix rationnel ?

Dans la désinformation dont il se plaint d’être victime, le public " cultivé " porte sa part de responsabilité. Comment se faire une opinion sur la sécurité du nucléaire si l’on n’a pas acquis au préalable quelques notions sur la radioactivité et sur le fonctionnement d’une centrale ? Or l’information dans ce domaine n’est nullement secrète. Elle est disponible dans de nombreux ouvrages tout à fait accessibles à des lecteurs non spécialisés. Et quand survient une grave affaire comme celle de Tchernobyl, il faut garder son sens critique devant les marchands de sensationnel, et hausser les épaules lorsqu’on lit par exemple dans un quotidien qu’en Corse la population a vu passer dans le ciel des nuages d’un aspect inquiétant. L’envoyé spécial du journal en question aurait mieux fait de s’instruire un peu, ce qui lui aurait évité pareille sottise.

Le défaut de connaissances de base est particulièrement déplorable quand il touche les administrations locales et les médecins appelés à prendre des mesures d’urgence en cas d’accident.

Depuis Tchernobyl, deux sérieuses affaires de pollution ont eu lieu en France. Les habitants de Toulouse ont respiré pendant plusieurs heures des gaz chlorés échappés d’une usine de produits chimiques. A Villeurbanne l’incendie d’un transformateur a fait pénétrer dans le sol le même composé qui, il y a quelque années, avait empoisonné la région de Seveso. Le progrès technique, dont seuls des fanatiques peuvent prétendre qu’il n’apporte que des maux, présente ses risques qu’il ne s’agit pas de nier, mais au contraire de bien connaître pour mieux les prévenir.

M. R.

La panique après Tchernobyl fut-elle utilisée tous azimuts ?

Publié dans le SPS n°169 (septembre - octobre 1987)

Le Quotidien de Paris se situe politiquement à droite. Le moins qu’on puisse dire est que ses rédacteurs n’éprouvent pas de tendresse particulière à l’égard du régime soviétique. L’article qu’il a publié le 4 septembre sous la signature de Christian Durante n’en mérite que plus d’attention. Le titre : Nucléaire. Autopsie d’un supercomplot. Tchernobyl : les faits et l’effet. Le texte se réfère à deux ouvrages publiés cette année aux Presses Universitaires de France, l’un et l’autre écrits en collaboration par deux anciens ingénieurs nucléaires : Yves Lecerf, aujourd’hui chercheurs à l’université Paris Vil, et Edouard Parker, maintenant directeur d’un institut de conseil aux entreprises.

Le premier de ces ouvrages, Les dictatures d’intelligentsias l’effet effendia, développe l’idée qu’il n’existe pas de savoir universel, mais seulement des savoirs promus, dans chaque société, par des groupes d’effendis (c’est à dire d’hommes instruits, par opposition aux fellahs ignorants) exprimant les intérêts d’individus, de groupes, d’entreprises, etc. Leur arme est la rumeur, caractérisée par " le caractère éphémère de sa propagation, la relative spécificité de son contenu à un événement ou à un type d’événement et l’expression indirecte des besoins émotionnels de ceux qui propagent la rumeur ". Cette approche des comportements sociaux a été développée aux États-Unis par Harold Garfinkel sous le nom d’ethnométhodologie. A Paris Vil, Yves Lecerf a créé un laboratoire d’ethnométhodologie.

Cette façon de voir les choses est sans doute moins originale que ne le voudraient faire croire ses promoteurs. Pascal a déjà écrit : Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà. Mais dans notre société médiatique, le phénomène a pris des formes et une efficacité sans précédent. Ne chicanons donc pas les auteurs, experts en marketing, d’avoir habillé de neuf leurs idées en leur donnant un nom grec et en recourant à un vocabulaire exotique. Cela n’ajoute ni ne retire rien à la valeur de leur travail.

Il venait à peine de paraître qu’en avril 1986, à la suite de fausses manœuvres au cours d’essais de sécurité, le réacteur n° 4 de la centrale de Tchernobyl explosait, soulevant à travers le monde une vague d’émotion proche de la panique. Au regard de la dimension réelle de l’événement, ces mouvements d’opinion illustraient assez bien la théorie de Lecerf et Parker sur la désinformation du public par des " complots " utilisant l’arme de la rumeur. Selon un sondage cité par Christian Durante, à la fin de 1986, 67 % des Français estimaient que l’accident de Tchernobyl avait été l’événement le plus important de l’année, loin devant le développement du SIDA (50 %) et les incidents raciaux en Afrique du Sud (27 %). Pourtant, rappelle-t-il, Tchernobyl n’avait "fait" que 31 morts : " Mais les Français le savent-ils ou bien restent-ils sur le chiffre magique de 2 000, diffusé et rediffusé par l’ensemble de la presse peu de temps après l’explosion... ? Comment une source d’énergie aussi peu polluante, qui n’avait pas tué une seule personne avant Tchernobyl, peut-elle faire aussi peur ? C’est à cette question que répondent, avec une précision extrême, Parker et Lecerf... "

Avant d’en venir à leur réponse, rappelons, pour notre part, que Science et pseudo-sciences, dès son n° 162 (juillet-août 1986 - voir plus haut), avait analysé l’origine du bobard des 2 000 morts, lancé par l’agence UPI et repris par les médias occidentaux. Et nous écrivions : " On est ici en présence de ce phénomène particulier qu’on appelle la rumeur, et qui a été bien analysé par Jean-Noël Kapferer. "

En fait, UPI parlait de 80 personnes tuées au moment de l’accident et 2 000 mortes sur le chemin des hôpitaux. Au fil des jours, ces chiffres allèrent s’effilochant. Les médias se calmèrent peu à peu. Mais ils ne mentionnent pas le témoignage des étudiants de Kiev qui rapportent que dans leur ville, proche de Tchernobyl, tout est calme. Et ils ne s’étonnent pas que les footballeurs du Dynamo de Kiev viennent à Lyon donner une leçon de football en finale d’une Coupe européenne. Pas mal pour des irradiés ! ironise Christian Durante.

Dans son sens le plus courant, la rumeur est une information entièrement imaginaire mais à l’origine de laquelle il n’y a pas forcément de mensonge délibéré. Quelqu’un m’a dit que quelqu’un lui a dit que... Parker et Lecerf nuancent cette acception : pour eux la rumeur part de la " fabrication de toutes pièces de nouvelles improvisées ". A l’origine, Il y a le " complot ", Bien sûr, pas pour faire sauter la centrale, mais pour exploiter l’événement à des fins précises.

Au premier rang des comploteurs, les groupes pétroliers. Suivons ici le résumé de Christian Durante. Les bénéfices de l’électronucléaire étant très en retrait de ce que peut dégager l’industrie du pétrole, les grandes compagnies pétrolières ne se sont guère intéressées à cette technique. L’ennui pour elles, c’est que la mise en service d’un réacteur de 1 000 MW correspond à un manque à vendre de 1,4 millions de tonnes de pétrole par an. Pour le lobby pétrolier, le nucléaire civil, c’est l’ennemi. C’est pourquoi, sous le gouvernement Carter, il est parvenu à stopper une industrie qui alors occupait le premier rang du monde. Alors que la hausse des prix du pétrole et la perspective d’une pénurie rendaient logique de lancer des programmes électronucléaires forts, comme le firent la plupart des pays, dont la France. Dans ce contexte, la catastrophe de Tchernobyl était pain bénit pour les producteurs de pétrole, grands ou petits, et les banques américaines qui les soutiennent. Et aussi pour le Pentagone, car l’installation des centrales nucléaires dans les pays qui n’en possèdent pas peut préluder, via la production de plutonium, à la prolifération de l’arme nucléaire.

Deuxième comploteur : l’URSS. Par une habile récupération, les Soviétiques ont donné à entendre que les 2 000 prétendus morts fabriqués par l’agence américaine, et qui avaient tant fait peur à tout le monde, n’étaient rien en comparaison de ce qui arriverait en cas de conflit nucléaire. Ce qui est vrai, même si Christian Durante, qui n’aime pas les Soviétiques, les accuse d’avoir fait à leur tour de la désinformation en exaltant le courage de leurs pompiers et sauveteurs tout en passant sous silence, six mois après Tchernobyl, le naufrage d’un sous-marin nucléaire soviétique dans la mer des Bermudes.

Troisième groupe de " comploteurs " (toujours d’après les auteurs cités) : les mouvements antinucléaires des pays occidentaux, qui apportent naïvement leur aide aux deux groupes précédents, en dramatisant au delà de toute réalité les dangers des retombées radioactives. Résultat pratique : les deux pays qui n’ont pas modifié leur programme électronucléaire malgré Tchernobyl sont l’URSS, chez qui a eu lieu l’accident, et le Japon, le seul à avoir éprouvé les effets de la bombe atomique. Bien joué.

Telle est la thèse des " ethnométhodologistes ". On n’est certes pas obligé de l’accepter telle quelle. Il s’est tout de même produit à Tchernobyl une catastrophe sans précédent, dont les techniciens de l’électronucléaire tiennent compte dans leurs prévisions de sécurité. S’il y a un lobby antinucléaire, il y a peut-être aussi, avec ses antennes dans les médias, un lobby pro-nucléaire ! Mais nous avions eu tendance à attribuer la vague de panique et de désinformation d’avril et mai dernier, d’une part au goût des médias pour le sensationnel, d’autre part à une exploitation de la catastrophe par la propagande antisoviétique. Or les Soviétiques, passé les premiers jours, n’ont nullement minimisé l’événement. Certaines de leurs prévisions sur l’avenir des irradiés ont même été plus pessimistes que celle des experts occidentaux invités sur place. La théorie de Parker et Lecerf rend compte de cette anomalie : dans l’exploitation politique de la catastrophe, il y aurait eu une sorte de collusion objective entre Washington et Moscou, avec le concours des " écologistes ", qui se sont laissé manœuvrer sans voir plus loin que le bout de leur nez.

Il y a de quoi réfléchir. Les choses ont pu être moins simples que nous ne l’avions cru...