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Bien plus qu’un langage : les couches narratives en documentaire

Publié en ligne le 30 octobre 2024 - Science et médias -

La distinction entre documentaires « fantaisistes » et documentaires « de qualité » tend à se focaliser sur les informations livrées par le langage. Or, à s’en tenir à cette seule approche, on se heurte paradoxalement à l’ineffable : une sensation de désinformation qui reste sur le bout de langue. Souvent, en effet, l’inflexion entre « vrai » et « vraisemblable », « plausible » et « possible », ne se situe pas au niveau du « logos », de ce qui est énoncé, discours oral ou textuel distillé par un film. La réalisation filmique dépasse en effet de très loin le langage : c’est un méta-langage, une superposition de couches narratives jonglant non pas avec un, mais bien quatre langages : énoncé, son, image et rythme.

Aristote, José de Ribera (1591-1652)

Logos

L’énoncé, la part du documentaire qui tend à polariser l’attention de l’animal parlant [1, 2] que nous sommes, s’y exprime sous deux formes, orale et écrite. Un documentaire s’écoute et se lit en même temps.

Le logos (langage, parole, discours) inclut ce qui est « dit ». Les propos portés par un locuteur présent à l’image peuvent relever de l’entretien filmé, mots recueillis dans un cadre formalisé en réponse aux questions d’un intervieweur ; ou bien, être saisis au tournage au cœur d’une séquence, encouragements d’une sage-femme à la parturiente, leçon d’une professeure en amphithéâtre ou appels du berger menant ses brebis aux alpages.

Le commentaire, de son côté, est le plus souvent « extra-diégétique », c’est-à-dire prononcé par quelqu’un qui n’apparaît jamais à l’image et n’interagit ni avec les personnages, ni avec les événements : une « voix off ». Mais il lui arrive, a contrario, d’être « diégétique », porté par un narrateur présent dans le cadre et interagissant avec le spectateur ou la scène : réalisateur, investigateur, « héros » choisi parmi les témoins, voire personnage construit de toutes pièces, acteur dans une reconstitution historique ou création en animation.

Les paroles d’une chanson, entonnée par les personnages à l’image ou couchée en off, viennent parfois encore compléter, détourner ou moquer le message énoncé.

Mais le logos documentaire englobe aussi l’« écrit », à commencer par le générique d’ouverture du film. Le documentaire monumental de Godfrey Reggio, Koyaanisqatsi (1982), monté sur une composition originale de Philip Glass, ne compte ainsi qu’une seule information énoncée : son titre, rouge sur fond noir. Aucun autre mot, parlé ou écrit, n’intervient avant la fin du documentaire et le retour du titre, sous lequel apparaissent cette fois les cinq définitions [3] possibles du mystérieux terme Koyaanisqatsi emprunté à la langue amérindienne Hopi. L’absence de logos au long des 87 minutes du film libère le spectateur du filtre du discours [4], le laissant seul face à ses ressentis, et décuple la puissance des autres langages filmiques, image, montage et musique.

La majorité des documentaires s’ouvre cependant plus banalement sur les noms des créateurs et producteurs du film (célébrités ou parfaits inconnus ? la réception en sera affectée) et se referme sur le générique de fin, jusqu’au copyright final renseignant l’année de production (récente, « obsolète » ou historique). Entre les deux, une multitude d’éléments textuels se succèdent.

Les « synthés », tout d’abord, brefs écrits incrustés dans l’image et classiquement chargés de nous renseigner sur les noms et qualités des interviewés (profession, ONG, parti politique, etc.). Au gré des besoins, ils pourront documenter l’âge, la nationalité, un titre sportif, une pathologie ou un positionnement (survivaliste, pro-avortement, végan, trumpiste, etc.). Les synthés fournissent aussi dates et lieux d’une séquence, résumé d’un verdict judiciaire, mots clefs d’une pensée philosophique ou d’un programme politique.

Comptons encore les sous-titres : traduction des propos d’un individu ou d’une archive en langue étrangère, ils préservent l’accès à l’intonation originale. En d’autres occasions, ils facilitent la compréhension de propos tenus dans un français hésitant ou jugé trop exotique.

Grands classiques du documentaire scientifique, les infographies s’accompagnent volontiers, elles aussi, de noms, dates ou chiffres.

Et à toutes ces formes textuelles créées en postproduction, s’ajoutent les écrits diégétiques, « naturellement » présents dans le plan, rarement fortuits cependant, qu’il s’agisse d’un slogan publicitaire sur une affiche dans la rue ou du panneau d’entrée d’une agglomération.

Femme écrivant, Konrad Westermayr (1883-1917)

Une profusion et simultanéité porteuses de sens par-delà la simple voix off ou les interviews : tous ces mots, lus ou entendus, non seulement induisent une interprétation de l’image, mais encore entrent en résonance pour produire un sur-texte selon deux modalités. De par leur succession : un même ensemble d’interviews A-B-C, où A exprimerait son espoir face à un événement quelconque, B introduirait une incertitude et C une vision pessimiste, déposera, par simple permutation des interventions, une impression fort différente dans l’esprit du spectateur – « c’est le dernier qui a parlé qui a raison ». Ou par superposition : une interview peut signifier une chose, tandis que le synthé connote le propos (« anti-nucléaire » ou « économiste » colorent différemment la perception d’un même argumentaire). De même, un témoignage ou un commentaire peuvent jouer ou interférer avec un texte diégétique, slogan d’une banderole de manifestants par exemple ou enseigne d’un magasin. Imaginez la déclaration d’un ministre promettant un changement radical, avec à l’arrière-plan une boutique « Du pareil au même »…

Audio

Du son, dans un film documentaire, on tend à ne prendre en considération que l’énoncé oral (dialogues, commentaires, témoignages). Les plus attentifs relèvent le rôle protéiforme de la musique [5]. Parfois simple « bouche-trou », elle n’offre dans ce cas qu’un coussin auditif au commentaire, qui résonnerait sinon dans le vide faute de prise de son direct : un classique des images sous-marines ou aériennes, voire, longtemps, des documentaires animaliers. Le plus souvent, la musique fait office de béquille émotionnelle, venant fournir la tonalité (mélancolique, anxiogène, enthousiaste…) qu’il convient d’attribuer à une séquence visuellement peu signifiante. Fréquemment aussi, on la charge de convoquer un imaginaire géographique (musique « des îles », « japonisante », « latino »…) ou d’éveiller quelque réminiscence historique (mélodies associées à la Belle Époque, aux années 1960…).

Le Pouvoir de la musique, William Sidney Mount (1807-1868) The Cleveland Museum of Art

Plus subtilement, des compositions originales, créées pour le film, peuvent évoquer un élément signifiant, épargnant au commentaire la nécessité de l’appuyer oralement : granularité de particules susceptibles de s’échapper dans l’environnement, radioactivité à la sonorité empruntée aux compteurs Geiger, boîte à musique façon fable ou berceuse… Enfin, la musique peut fournir à elle seule une nouvelle couche narrative. En offrant par exemple un contrepoint : dérision des propos d’un banquier helvète vantant sa lutte acharnée contre le blanchiment dans Lobbying, au-delà de l’enveloppe (2002) [6], lorsque la bande-son évoque une horloge suisse jouant la montre puis un coucou, oiseau associé à l’imposture. Ou dans Koyaanisqatsi [7] quand, aux images grandiloquentes du « progrès » humain, conquête de l’espace, urbanisation, industrie… se superposent les notes hypnotiques et terrifiantes à la fois de la partition de Philip Glass.

Bien plus rarement, les analystes s’intéresseront au son naturel ou au bruitage. C’est pourtant là que se joue la perception inconsciente de l’espace et de la temporalité d’un documentaire : le son dit se situe la séquence (paysages sonores urbains ou bucoliques, mer ou jungle, etc.), et quand elle se déroule (calme de la nuit, camions poubelles du petit matin, cris des cours de récré de la matinée, trafic fondu de la fin de journée, etc.).

Tout aussi déterminante, la part du son dans l’attachement émotionnel ou l’enrôlement intellectuel. Prenons un travelling à travers une ville : un son riche sera aussi détaillé et diversifié que l’image elle-même, passant des rires d’un groupe d’écoliers à la serviette secouée par un coiffeur depuis le seuil de son salon, de la musique qui s’échappe d’un bar au coup de sonnette d’un vélo 1. Instant par instant, le son synchrone ancre dans le réel et les images en deviennent « parlantes », se passant de commentaire. L’absence de son direct ou sa pauvreté, typique de ce qui relève plus du reportage ou du magazine télévisuel que du documentaire, tend au contraire à déconnecter le spectateur de la réalité. L’image se fait alors prétexte à un dispositif rhétorique, où les mots se chargent de dire ce qu’il faut comprendre d’une cohue indéterminée sur un trottoir ou d’une porte close au pied d’un immeuble.

L’écho fantomatique d’un son précédemment identifié dans le film, bruit grave d’excavation par exemple, peut enfin contredire sans mot dire le discours peaufiné d’un PDG vantant la fin de toute exploitation minière ; le vacarme d’une tronçonneuse, anticiper l’anéantissement prochain d’une forêt encore préservée à l’écran.

À noter que la qualité sonore participe en soi à la sur-interprétation du spectateur. La Sociologie est un sport de combat (2001) est sans doute le seul documentaire consacré à Pierre Bourdieu tourné de son vivant – ce qui en fait un document fort précieux. Malheureusement, un effort substantiel est demandé au spectateur pour cerner la pensée du célèbre sociologue. La piètre qualité sonore rend en effet Bourdieu littéralement confus, inaudible. Dès les premières minutes du film, la clarté de ses énoncés s’effondre face à la difficulté de distinguer ses mots du continuel grésillement, de l’épuisant brouhaha qui les recouvre. L’image, tournée faute de moyens avec une caméra amateur peu lumineuse, renforce l’impression : Bourdieu ne nous éclaire pas.

Video

L’image documentaire peut prendre autant d’aspects qu’il en existe en fiction : prise de vue réelle (appelée aussi live), archives, reconstitutions des docu-fictions, techniques de l’animation, caméra embarquée… Chaque choix dévoile à lui seul quelque chose de la nature du documentaire visionné. La pauvreté visuelle de ce que le jargon désigne par « radio filmée », où des images prétextes (façades d’immeuble, drapeaux, couloirs, intérieurs de voiture sur la route…) viennent illustrer un texte pré-écrit, alerte sur un dispositif essentiellement rhétorique, où le « réel » n’existe que par le commentaire.

À l’opposé, la création de réalités « alternatives » peut prendre la forme d’animations techniques virtuoses, ouvrant sur le cœur des pyramides et les entrailles d’un site de stockage géologique profond. Ou s’offrir le faste de reconstitutions, avec force décors et costumes d’époque, à l’instar du documentaire La Reine Cléopâtre (2023).

Les Plumassières (détail), Johann Hamza (1850-1927)

L’image peut encore superposer différentes couches, live, archives et animation, graphiques et prises de vues réelles, ou faire cohabiter plusieurs scènes ou interlocuteurs dans des écrans multiples. Le simple fait de juxtaposer dans plusieurs sous-écrans des personnalités d’opinions pourtant différentes crée chez le spectateur une impression de parenté. La mise en scène, jusque dans les entretiens, gauchit le sens : en interviewant systématiquement, par exemple, une catégorie d’intervenants en plan large, immobiles devant leur décor de travail – campant sur leurs positions – tandis que les témoignages d’une seconde catégorie seraient tournés en pleine action, agissants, entreprenants. Délicat à cerner pour un public non averti, mais très efficace en termes de sens déposé.

Montage

Enfin, par-delà ce qui est monté et ce qui est délaissé des prises tournées, l’ordre de montage des séquences crée encore une nouvelle couche de sens. Intervient ici l’« effet Koulechov » [8], attribution d’une signification à un plan B en fonction du plan A qui l’a précédé. Dans la bande-annonce de The True Cost (2015) [9], documentaire consacré à la fast fashion et à l’impact humain et environnemental de l’hubris vestimentaire, alternent défilés de mode et plans de pollution, acheteuses déchaînées et répression de cousettes en larmes, soldes monstres et enfants dénutris au pied des machines à coudre. Un même son les accompagne, interprété d’abord comme crépitement de flashs, puis comme machine à coudre, pour se révéler enfin pour ce qu’il est : le tir à balles réelles de la police bangladaise sur les manifestantes au lendemain de l’effondrement du Rana Plaza, empilement d’ateliers de confection à Dacca. Un va-etvient d’images et une métaphore sonore plus puissants qu’aucun mot.

Le rythme et la nature des raccords sont eux-mêmes porteurs de sens. Dans Le Cœur du bourreau (2002) [10], road-movie à travers les États-Unis sur la peine de mort, chaque coupe est un « faux-raccord », maladresse de montage heurtant la fluidité filmique. Un choix délibéré : à aucun moment, le spectateur ne parvient à s’installer dans un confort visuel, pas un instant la peine de mort ne le laissera siroter tranquillement son film.

Méta-langage

Chaque couche narrative dialogue ainsi avec les autres tout au long d’un film. Perpétuellement en quête de sens, l’esprit humain interprète ce conciliabule bien au-delà des énoncés [11, 12].

Fast Fashion, les dessous de la mode à bas prix (2020) suit la fabrication en Grande-Bretagne d’une jupe à prix mini. À force de la voir, chacun en reconnaît forme, couleur et tombé. Après avoir filmé en caméra cachée son assemblage, dans des conditions d’embauche et de rémunération en infraction totale des lois britanniques, le film livre au spectateur la réaction officielle de la multinationale responsable. Au son, le commentaire énonce sobrement le contenu du communiqué : l’existence de pareilles conditions de travail y est fermement niée. À l’image, un fond bleu typique des shootings photo pour catalogue de vêtement en ligne : sur la moitié gauche de l’écran, la phrase clef de la dénégation s’affiche sous forme de synthé ; à droite, le documentaire exhibe sobrement la jupe. Contournant le risque d’une énonciation passible de poursuites en diffamation (« le groupe Bohoo ment »), mais l’affirmant avec une force autrement mémorable, l’image vient opposer aux démentis la matérialité, l’existence objective de cette jupe et des réalités de sa fabrication.

Saisir qu’un documentaire, comme tout film, opère par méta-narration, génère du sur-texte, permet de dépasser le caractère « ineffable » de la part immergée de la narration, celle qui ne relève pas de l’énoncé. L’indéfinissable malaise qui nous saisit parfois au visionnage cesse alors d’être mis sur le compte de notre seule subjectivité. La réalisation se révèle pour ce qu’elle est : non pas une sensation impalpable, mais un construit, et comme tel, objectivable.

Références


1 | Aristote, Les Politiques, Flammarion, 2015.
2 | Virno P, Avoir : sur la nature de l’animal parlant, Éditions de l’éclat, 2021.
3 | « La trilogie des Qatsi », page Wikipédia, consultée le 10 avril 2024.
4 | « Godfrey Reggio et Philip Glass on Koyaanisqatsi », entretien, Film SCHOOL archive, 12 mai 2018. Sur youtube.com
5 | Bernard SC, Documentary storytelling : creative nonfiction on screen, Routledge, 2022.
6 | Tonelotto M, « Lobbying : au-delà de l’enveloppe », vimeo, 2002.
7 | Cooke M, History of film music, Cambridge University Press, 2008.
8 | « Effet Koulechov, 1921 », vimeo, 18 février 2024.
9 | Rotten Tomatoes Indie, The true cost official trailer 1, documentary, 9 juin 2015. Sur youtube.com
10 | Morgensztern I, Le Cœur du bourreau, Film Doc, 2002. Sur film-documentaire.fr
11 | Geva D, A philosophical history of documentary, Palgrave McMillan, 2021.
12 | Minh Hà T, « The totalizing quest of meaning » in Theorizing Documentary, Routledge, 1993, chapitre 5.

1 Ce type de prise de son se nomme d’ailleurs un « travelling sonore ». Rare, elle requiert le concours d’un ingénieur du son chevronné, capable de choisir seconde par seconde quels sons privilégier.

Publié dans le n° 349 de la revue


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L'auteur

Myriam Tonelotto

Réalisatrice et pionnière du documentaire en animation.

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