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Chercheur et militant ou « chercheur-militant » ?

Publié en ligne le 17 janvier 2022 - Esprit critique et zététique -
Éditorial de Science et pseudo-sciences n°339 (janvier 2022)

L’engagement politique de scientifiques ne date pas d’aujourd’hui. Nombre d’entre eux, certains célèbres (Condorcet, Einstein…) et d’autres moins, se sont activement impliqués dans les affaires publiques, le plus souvent au nom d’idéaux qui découlaient non pas de leur discipline scientifique mais de leur vision de la société. Ces scientifiques-là relevaient de la figure de l’intellectuel engagé qui, comme le décrivait Jean-Paul Sartre, use de sa notoriété et sort de son domaine pour « se [mêler] de ce qui ne le regarde pas », du moins au titre de ses compétences de savant [1]. Le militantisme est une action fondée sur des valeurs, et c’est dans cette tradition que s’inscrit notre association. De nombreuses causes ont été défendues par des scientifiques : du pacifisme au nationalisme, du plaidoyer pour l’arme nucléaire au désarmement universel, de la lutte contre les OGM à la revendication de leur développement, ou encore, du droit à l’avortement au conservatisme religieux le plus strict. Preuve s’il en était que le socle partagé de connaissances scientifiques ne détermine en rien les valeurs sous-jacentes à un engagement.

Ainsi, être chercheur et militant, c’est d’abord expliciter celui qui s’exprime : le scientifique producteur de connaissance ou le citoyen animé par la cause qu’il défend. Cette attitude renvoie à la « neutralité axiologique » proposée par Max Weber (1864-1920) selon laquelle le savant se doit de distinguer le fait scientifique du jugement de valeur [2].

Mais, récemment, un autre concept s’est largement popularisé : celui de « chercheur-militant ». Le scientifique aurait une obligation morale à traduire son travail scientifique dans une action militante qui découlerait des connaissances de son domaine de compétence. Cet engagement serait légitime « s’il vise à améliorer le bien commun » [3]. Cette vision soulève de nombreuses questions. Définir objectivement le bien commun risque d’être une tâche ardue, et la détermination des moyens d’y contribuer peut difficilement s’abstraire de préférences éthiques et de choix de valeurs. En parallèle, l’abandon de la neutralité axiologique impliquée par le nouveau statut de « chercheur-militant » ne peut que nuire à la crédibilité de l’entreprise scientifique. Cette crédibilité est pourtant indispensable au débat démocratique et au choix des actions à mettre en œuvre (contre le réchauffement climatique ou dans le cadre de la crise sanitaire, pour ne prendre que deux exemples emblématiques).

Le risque est grand de vouloir asservir la science à la cause que l’on défend, et quelques exemples historiques devraient conduire à la plus grande prudence (voir par exemple la « science prolétarienne » de Lyssenko en Union soviétique dans les années 1950 [4]). Le Criigen (Comité de recherche et d’information indépendantes sur le génie génétique), fondé en 1999 pour s’opposer à l’usage des OGM en agriculture, illustre (avec une bien moindre gravité) cette dérive. Cette association de « chercheurs-militants », après avoir soutenu les travaux du Pr Gilles-Éric Séralini prétendant montrer la toxicité à long terme d’OGM (travaux rejetés par la communauté scientifique internationale [5]) et s’en être servi dans ses campagnes politiques, a sombré dans une position anti-vaccin pour garder la cohérence idéologique de son action [6].

Si la connaissance scientifique contribue à une meilleure compréhension de nombreux phénomènes, elle ne donne au scientifique ni une vision supérieure sur le choix des valeurs qu’il conviendrait de défendre, ni une motivation plus forte pour embrasser telle ou telle cause. Militer est affaire de citoyen, et le scientifique est un citoyen comme les autres : il peut, à ce titre, choisir de militer ou de ne pas militer. La science ne dicte en aucune manière les « bonnes » ou les « mauvaises » causes. Elle est, en elle-même, étrangère à toute prescription morale : « Aucune force extérieure ne saurait lui dicter d’avance ce qu’elle doit découvrir ou démontrer, sous peine de corruption du processus expérimental et démonstratif. Cela vaut pour les forces mercantiles, idéologiques ou religieuses, mais également pour les injonctions morales ou politiques, et les philosophies » [7].

Science et pseudo-sciences
Références

1 | Sartre JP, Plaidoyer pour les intellectuels, Idées Gallimard, 1972.

2 | Weber M, Essais sur la théorie de la science, Librairie Plon, 1965.

3 | Etchanchu H, « Face aux crises, l’avènement du chercheurmilitant », The Conversation, 1er décembre 2019.

4 | Kindo Y, « L’affaire Lyssenko, ou la pseudo-science au pouvoir », Science et pseudo-sciences n° 286, juillet 2009.

5 | Le Bars H, « Non, les OGM ne sont pas des poisons – L’“étude choc” six ans après », Science et pseudo-sciences n° 327, janvier 2019.

6 | Kindo Y, « Épidémie de disparitions au Criigen », le blog de Yann Kindo sur Mediapart, 17 novembre 2021.

7 | Lecointre G (dir.), Guide critique de l’évolution, Belin, 2021,

2e édition, p 50.