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Conséquences sanitaires des essais nucléaires français en Polynésie

Publié en ligne le 20 février 2023 - Nucléaire -

Le commissariat à l’énergie atomique (CEA) a été créé en 1945, juste après les premières explosions atomiques utilisées par les États-Unis pour précipiter la reddition du Japon. L’objectif était de poursuivre les développements scientifiques et techniques afin d’utiliser l’énergie atomique pour ses applications médicales, énergétiques et militaires. Le général de Gaulle, à l’origine de cette création, souhaitait que la France dispose de sa propre arme nucléaire afin d’assurer son indépendance. Cependant, Frédéric Joliot-Curie, qui était le Haut-Commissaire du CEA à sa création, était opposé au développement de cette arme. Il fut donc démis de ses fonctions en 1950.

Les recherches et développements en vue de construire une bombe atomique prirent de l’ampleur dans les années 1950 avec la construction à Marcoule de réacteurs nucléaires permettant de générer du plutonium, combustible principal des bombes. L’ensemble de la chaîne industrielle permettant de produire du plutonium utilisable à des fins militaires était prête en 1958.

Les essais français en Algérie puis dans le Pacifique

En 1960, le CEA faisait exploser dans le Sahara une première bombe atomique, permettant à la France de devenir la quatrième puissance nucléaire (après les États-Unis, l’URSS et le Royaume Uni). Sur le site de Reggane (Algérie), quatre essais atmosphériques (la bombe explose à l’air libre) furent réalisés entre 1960 et avril 1961. Dans le but de limiter la pollution radioactive, les essais suivants furent souterrains : la bombe est alors placée dans un tunnel qui est rebouché avant de procéder à la détonation. Cette méthode permet de confiner la plus grosse partie de la radioactivité dans le sous-sol, même si des fuites significatives sont parfois constatées. Entre 1961 et 1966, le CEA procèdera ainsi à treize explosions en sites souterrains, dont quatre conduiront à une fuite significative. C’est en particulier le cas pour l’essai Beryl du 1er mai 1962 où une centaine de personnes seront exposées à une dose de radioactivité supérieure à 50 millisievert (mSv), dont neuf à environ 600 mSv [1]. Rappelons que des effets sanitaires stochastiques (c.-à-d. dont l’occurrence est aléatoire dans une population donnée) sont observés à partir d’environ 100 mSv, et qu’une dose de quelques sieverts peut être létale en quelques semaines.

Après 1966, le site des essais nucléaires français est transféré en Polynésie, plus précisément sur les atolls de Mururoa et Fangataufa alors inhabités. L’intérêt principal de ce choix est la faible densité de population autour de ces atolls (2 300 habitants à moins de 500 km et 5 000 à moins de 1 000 km). De 1966 à 1974, le CEA y a réalisé 46 essais atmosphériques. Ce furent d’abord des bombes à fission ; la première bombe H (à fusion) fut testée en août 1968.

Les contaminations des populations

Les atolls de Mururoa et Fangataufa sont situés dans la zone est de l’archipel de Polynésie et les vents dominants sont orientés vers l’est, dirigeant le panache radioactif en direction de l’Amérique du Sud distante de 7 000 km. On y retrouve des traces de plutonium dont la composition isotopique permet d’estimer l’origine, française ou états-unienne [2]. Avant le déclenchement d’un essai, les conditions météorologiques étaient évaluées et le tir n’était effectué que lorsque les conditions étaient jugées favorables pour que le panache ne soit pas transporté en direction des populations proches.

Portrait d’une jeune Polynésienne, Helen Thomas Dranga (1866-1937)

Pourtant, au cours des campagnes d’essais, plusieurs erreurs de prévision ont conduit à des irradiations significatives des populations et des contaminations des surfaces habitées. La liste de ces essais est donnée en encadré. On voit que, dans la plupart des cas, ce sont les atolls Tureira et Gambier, relativement proches des sites d’essai (à 100 et 500 km respectivement) qui furent touchés. À cette époque, ces îles abritaient quelques centaines de personnes. L’essai Centaure, effectué pendant la dernière année des essais atmosphériques, conduisit à une contamination distante qui alla jusqu’à Tahiti, situé à plus de 1 000 km et où résident près de 100 000 personnes.

Dans cet article, nous abordons la question des doses de radioactivité subies par les populations et leur impact sanitaire. Nous ne discutons pas le cas des personnels militaires et civils employés dans le cadre des campagnes, alors que certains ont reçu des doses plus importantes, en particulier les pilotes d’avions chargés de sonder le panache à la suite d’une explosion. Deux sources d’information principales ont été utilisées : une analyse réalisée en 2006 par le CEA [3], à la demande du ministère de la Défense et suivant une méthodologie approuvée par l’Agence internationale de l’énergie atomique (IAEA), et une expertise collective de l’Inserm réalisée en 2021 [4].

Estimation des doses reçues

Des populations de Polynésie ont donc été touchées par les panaches radioactifs issus de certains essais nucléaires et dont la trajectoire a été mal anticipée. Elles ont été irradiées lors du passage du panache, mais ont également été contaminées par l’ingestion d’eau ou d’aliments pollués par les retombées. Les doses reçues ont été estimées sur la base des mesures réalisées sur les atolls pendant et après les campagnes de tests [3]. Elles sont construites à partir de la somme (1) de l’inhalation de l’air lors du passage du panache, (2) de l’irradiation lors du passage du panache, (3) de l’irradiation par les éléments déposés au sol et (4) de la consommation de lait, eau, œufs, viande, végétaux, produits marins (estimés indépendamment les uns des autres).

Les estimations reposent sur des hypothèses sur les habitudes alimentaires, la provenance des eaux de boisson, la position des habitants au moment du passage du panache... Elles sont donc entachées d’incertitudes. L’étude du CEA distingue la dose reçue par les adultes et par les enfants, dont la sensibilité à la contamination par l’iode sur la thyroïde est particulièrement forte. C’est pourquoi on distingue une dose « corps entier » et une dose à la thyroïde. La synthèse des résultats, dont le détail peut être trouvé dans le document, est rappelée en encadré (voir ci-dessous).

Les îles touchées par les retombées radioactives

La distance entre deux parallèles est de 1 degré de latitude, soit environ 111 km.

Liste des essais nucléaires en Polynésie qui ont conduit à une contamination significative de zones habitées

Elle montre que les doses efficaces reçues sur les atolls les plus proches de Mururoa et Fangatofa sont de quelques mSv. Les doses à la thyroïde sont de quelques dizaines de mSv et sont, comme attendu, significativement plus élevées pour les jeunes enfants que pour les adultes.

Le cas de Tahiti (essai Centaure) mérite une attention particulière du fait de la population beaucoup plus nombreuse que pour les atolls Tureira et Gambier, mais aussi de l’hétérogénéité des dépôts sur cette île montagneuse. En effet, pendant le passage du panache, il a beaucoup plu sur les flancs est de l’île alors que le flanc ouest, où réside la majorité de la population, a été relativement épargné. Par ailleurs, les estimations distinguent les habitudes alimentaires d’une population urbaine et d’une population rurale. Cette étude indique que la plus grosse partie de la population adulte a reçu une dose inférieure à 1 mSv, alors que les enfants et les populations de l’est de l’île ont pu recevoir plusieurs mSv. Ces estimations ont été critiquées dans le cadre d’une autre étude (voir encadré plus loin) qui, sur la base d’hypothèses différentes sur les habitudes alimentaires, parvient à des chiffres d’environ le double de ceux estimés par le CEA, voire plus dans certains cas particuliers.

Cette analyse indépendante ne remet pas en cause le message que les doses de radioactivité reçues par les populations ont été de l’ordre de 1 à quelques mSv. Quelles conséquences sanitaires peut-on en attendre ? Rappelons que la radioactivité naturelle sur Terre est en moyenne de l’ordre de 2 mSv par an, avec des variations considérables. Ainsi, dans la région de Ramsar (Iran) [5] ou au Kerala (Inde), elle atteint plusieurs dizaines de mSv par an, sans que des effets sanitaires aient été mis en évidence. En France, elle est d’environ 3 mSv par an [6]. Par ailleurs, certains examens médicaux conduisent à des doses de plusieurs dizaines de mSv [7]. En France, la limite réglementaire de radioactivité subie (hors exposition naturelle et médicale) est de 1 mSv par an pour le public et 20 mSv par an pour les travailleurs du nucléaire (elle était de 50 mSv à l’époque des essais). Les doses reçues par les populations du Pacifique dépassent donc par endroit la limite réglementaire pour le public, mais restent très loin des niveaux auxquels des effets sanitaires sont attendus. Les études de cohorte, en particulier celles faites sur les survivants des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki (voir l’article sur ce sujet), indiquent une augmentation de 5 % par sievert de la probabilité d’avoir un cancer au cours de sa vie. Ainsi, pour une dose reçue de 10 mSv, typique de ce qui est estimé sur les atolls les plus atteints, la probabilité d’avoir un cancer augmente de 0,05 % avec une hypothèse pénalisante dite « linéaire sans seuil ». Puisque, hors radioactivité artificielle, entre un tiers et un quart de la population développe un cancer au cours de sa vie, une augmentation de 0,05 % sera très difficile à mettre en évidence. Sur la base des doses reçues, même en prenant les estimations de la contre-enquête de Disclose avec un majorant à 5 mSv qui aurait affecté 100 000 personnes (la population de l’archipel à l’époque), on arrive à une estimation de 25 cancers mortels liés à cette exposition, alors que l’on attend plus de 10 000 cancers « naturels » dans cette population. Les estimations de doses reçues par les populations conduisent donc à penser qu’il sera très difficile de mettre en évidence une augmentation du nombre de cancers en lien avec les essais nucléaires français dans le Pacifique.

Le comité d’indemnisation des essais nucléaires Civen

Le Civen est une autorité administrative créée dans le cadre de la loi Morin en 2010, qui permet d’attribuer une indemnisation aux personnes souffrant d’une maladie appartenant à une liste de 23 pathologies potentiellement déclenchées suite à une irradiation. Pour être reconnu victime, il faut avoir séjourné à proximité des sites où se sont tenus les essais nucléaires français pendant les périodes pertinentes. Si ces conditions sont réunies, « l’intéressé bénéficie d’une présomption de causalité, à moins qu’il ne soit établi que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l’intéressé a été inférieure à la limite de dose efficace pour l’exposition de la population à des rayonnements ionisants fixée dans les conditions prévues au 3° de l’article L. 1333-2 du code de la santé publique » [1]. Cette limite est de 1 mSv par an. Ainsi, toute personne ayant été exposée aux retombées des essais nucléaires français, avec une estimation de dose annuelle reçue supérieure à 1 mSv et ayant développé une des 23 pathologies listées devra être indemnisée. En pratique, la plupart des dossiers sont rejetés car les personnes ont été trop peu exposées pour atteindre le seuil réglementaire.

Référence
1 | Loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français.

Pêcheur dans la rivière Tautira à Tahiti,
John Lafarge (1835-1910)
Bilan des doses 1 reçues par les populations des îles et atolls les plus exposés

Cas des essais dont les retombées ont été les plus importantes. Le SMSR est le Service mixte de sécurité radiologique actif pendant les campagnes d’essais.

Source
« La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie », ministère de la Défense », 2006. Sur francetnp.gouv.fr

Les doses à la thyroïde

Les doses à la thyroïde se quantifient généralement en gray et son sous-multiple milligray (mGy). Le Gy et le Sv sont équivalents pour le type de radioactivité discuté ici, et cette unité a été choisie pour rester cohérent avec les articles cités. Le suivi des doses à la thyroïde reçoit une attention particulière. Suite à l’accident de Tchernobyl, c’est le cancer dont l’augmentation a été la plus visible, avec plusieurs milliers de cas en excès chez les personnes qui étaient enfants au moment de l’accident. Dans les territoires contaminés de Biélorussie et d’Ukraine, l’exposition moyenne a été de plusieurs dizaines de mGy chez les adultes, et plusieurs centaines de mGy chez les jeunes enfants [8]. L’exposition de la thyroïde à la radioactivité vient majoritairement de l’iode-131 qui se fixe sur cet organe, en particulier chez les sujets présentant un déficit en iode.

L’analyse du CEA (voir encadré « Bilan des doses reçues par les populations des îles et atolls les plus exposés ») indique des doses à la thyroïde entre quelques mSv et quelques dizaines de mSv, avec les valeurs les plus fortes sur les îles Gambier. Récemment, une étude basée sur de nouvelles données disponibles et un modèle amélioré [9], a conduit à des estimations de doses légèrement inférieures, mais du même ordre de grandeur. Sur l’ensemble de la Polynésie française, la dose reçue à la thyroïde a été de quelques mGy en moyenne, avec des valeurs sur les îles Gambier allant jusqu’à 36 mGy (17 en moyenne).

Les règles de radioprotection en vigueur recommandent la prise d’iode stable (pour saturer la thyroïde et éviter que l’iode radioactif se fixe dessus) à partir d’une dose prévue supérieure à 50 mSv. Il semble donc que, lors des essais nucléaires français, on soit toujours resté sur des niveaux inférieurs. En supposant que 100 000 personnes aient été exposées à 5 mGy à la thyroïde (moitié enfants et moitié adultes), on arrive à environ 5 cancers supplémentaires chez les adultes et 25 chez les enfants [10], la très grande majorité étant non mortels puisque ce cancer se soigne généralement bien. Dans le même temps, plusieurs centaines de cancers non radio-induits sont attendus. Même si la contamination radioactive de la Polynésie a été significative, les doses reçues à la thyroïde sont sans commune mesure avec celles subies par les populations des îles Marshall ou des zones contaminées de Tchernobyl, ce qui explique ce faible impact de la radioactivité sur la fréquence calculée des cancers de la thyroïde en Polynésie.

Les études épidémiologiques

À la demande du ministère de la Défense, l’Inserm a évalué l’impact des essais nucléaires en Polynésie [4]. Pour ce faire, l’organisme « a réuni un groupe pluridisciplinaire de 10 experts en épidémiologie, santé publique, sociologie, dosimétrie, radiobiologie cellulaire et moléculaire. Ceux-ci se sont appuyés sur un fonds documentaire constitué de près de 1 200 articles scientifiques, rapports et documents institutionnels. » L’objectif était d’une part d’évaluer les doses reçues, d’autre part d’identifier des anomalies sanitaires dans la population et de chercher à faire un lien entre les deux. Globalement, la santé de la population est bonne, similaire à celle de la métropole. Pour les cancers, l’incidence y est inférieure à la fois à celle de la métropole et à celle des îles voisines qui sont les plus similaires dans leur population. Les principaux cancers observés sont, pour les hommes, le poumon, la prostate, le colon et le foie ; et pour les femmes, le sein, la thyroïde, le poumon et l’utérus.

Course au marché, Tahiti (détail), Nicolas Chevalier (1828-1902)

Le rapport se concentre logiquement sur les cancers de la thyroïde puisqu’on sait que c’est le cancer qui augmente le plus chez les populations affectées par une pollution radioactive. Il relève que les niveaux en Polynésie sont très élevés, en particulier chez les femmes. Ce sont même les plus élevés au monde, à l’exception de la Nouvelle-Calédonie, sur la période 1998-2002. Même en comparant à des populations voisines comparables (Maoris de Nouvelle-Zélande et Hawaïens), on observe un excès de cancers de la thyroïde en Polynésie. Toutefois, on observe cet excès aussi bien chez ceux qui étaient adultes au moment des essais que chez ceux qui étaient encore enfants et adolescents. À Tchernobyl, ce sont essentiellement ceux qui étaient enfants au moment de l’accident qui ont développé un cancer de la thyroïde. Cette caractéristique rend peu plausible le lien entre les retombées nucléaires et l’incidence élevée du cancer de la thyroïde dans la population de Polynésie et les auteurs estiment que « des facteurs tels que la consommation alimentaire d’iode par les fruits de mer, une prédisposition génétique, l’excès de poids ou, plus récemment, la surveillance diagnostique accrue du cancer de la thyroïde peuvent expliquer les différences d’incidence observées ».

Les auteurs concluent que « les rares études épidémiologiques sur la Polynésie française ne mettent pas en évidence d’impact majeur des retombées des essais nucléaires sur la santé des populations polynésiennes ». Même si quelques rares études montrent une faible augmentation de la fréquence des cancers de la thyroïde en lien avec l’exposition, le rapport de l’Inserm indique que « les résultats de ces études sont insuffisants pour conclure de façon solide sur les liens entre l’exposition aux rayonnements ionisants issus des retombées des essais nucléaires atmosphériques en Polynésie française et l’occurrence de ces pathologies, mais ils ne permettent pas non plus d’exclure l’existence de conséquences sanitaires qui seraient passées inaperçues jusqu’à présent ». On notera au sujet de la dernière partie de cette citation que, là comme ailleurs, il ne sera jamais possible d’exclure totalement tout effet, dont l’impact serait tellement faible qu’il serait statistiquement invisible. Les études de cohorte ne peuvent, dans ce cas, que donner une borne supérieure à l’impact sanitaire de la cause étudiée.

La contre-étude de Disclose


En août 2021, l’association Disclose et Interprt, en collaboration avec le programme Science & Global Security de l’université de Princeton, a rendu publique une vaste enquête [1] sur les contaminations radioactives issues des essais nucléaires français dans le Pacifique et sur leur impact sur la santé. Cette étude affirme que les estimations faites par le CEA en 2006 sont trop faibles et en propose une réévaluation. Elle affirme aussi avoir détecté un cluster de cancers de la thyroïde sur les îles touchées, en particulier sur l’atoll Gambier.

Cette enquête affirme que les doses reçues par les populations ont été sous-estimées, sciemment ou non, que les effets sur la santé des populations sont bien visibles et que les indemnisations sont bien en deçà de ce qu’elles devraient être. Certaines affirmations sont surprenantes, telles que le fait que les doses reçues dépassent « le seuil minimum (1 mSv) à partir duquel l’exposition est jugée dangereuse pour la santé », alors qu’il s’agit là d’une limite d’exposition réglementaire, inférieure à la radioactivité naturelle à laquelle la population est exposée, et très en deçà des niveaux à partir desquels des problèmes sanitaires ont été scientifiquement mis en évidence.

L’enquête repose beaucoup sur des témoignages de personnes atteintes d’un cancer, ou dont des proches sont atteints, et qui attribuent sa cause aux retombées des essais nucléaires. Certaines ont été reconnues comme victimes par le Civen, d’autres non.

L’enquête, et en particulier l’article associé [2], vise à ce que l’ensemble de la population de Tahiti soit considérée comme ayant été exposée à plus de 1 mSv, ce qui la rendrait éligible aux indemnisations du Civen en cas de survenue d’une maladie potentiellement radio-induite.

Si l’enquête a donné lieu à la publication d’un livre, un article scientifique mis en ligne en prépublication [2] en 2021 n’a toujours pas, un an plus tard, été publié dans une revue scientifique. Les auteurs n’ont pas répondu à nos demandes d’information [note de la rédaction : notre analyse a été rédigée en août 2022 et publiée dans le numéro 342 de Science et pseudo-sciences (octobre 2022). Entre temps, l’enquête a été publiée dans la revue Science & Global Security [3].

Références
1 | « Enquête sur les essais nucléaires en Polynésie française », 6 août 2021, sur le site de l’association Disclose. Sur disclose.ngo
2 | Philippe S et al., “Radiation Exposures and Compensation of Victims of French Atmospheric Nuclear Tests in Polynesia”, mis en ligne le 9 mars 2021 sur arXiv preprint arXiv :2103.06128.
3 | Philippe S et al., “Radiation Exposures and Compensation of Victims of French Atmospheric Nuclear Tests in Polynesia”,, Science & Global Security, 22 septembre 2022.

En conclusion

Les essais nucléaires atmosphériques en Polynésie française durant les années 1969-1974 ont dispersé de la radioactivité dont on trouve encore des traces dans l’hémisphère sud. Plusieurs explosions ont conduit à des contaminations significatives sur les atolls proches, peu peuplés, et nettement plus faibles au voisinage de Papeete qui concentre la majorité de la population de Polynésie. Sur cette zone, la radioactivité apportée par les panaches a conduit à des doses totales, sur l’ensemble de la période des essais, qui sont de l’ordre de la radioactivité naturelle annuelle. Avec ces niveaux de radioactivité sur l’ensemble de la Polynésie, notre connaissance actuelle de l’impact sur la fréquence des cancers conduit à une estimation qui ne peut pas dépasser quelques dizaines de cancers radio-induits. Dans le même temps, on attend plusieurs dizaines de milliers de cancers, sans lien avec la radioactivité ajoutée. Comme attendu, les études épidémiologiques n’ont pas montré de hausse des cancers qui puisse être attribuée aux essais nucléaires. Ces études ne démontrent pas que l’effet est nul, mais elles sont incompatibles avec un effet massif.

La France a certainement une responsabilité envers les habitants qui ont souffert des conséquences de ces essais nucléaires, mais ces conséquences, sur le plan sanitaire, ne sont pas à la hauteur de ce qui est souvent décrit. La loi Morin permet une indemnisation des personnes malades d’une affection potentiellement radio-induite si la dose reçue est supérieure à 1 mSv par an (limite réglementaire annuelle). Il y a donc un enjeu financier à montrer, ou à nier, que les doses reçues sur la région la plus peuplée de l’archipel ont dépassé ce seuil. Les estimations actuelles faites par les organismes officiels conduisent à des valeurs inférieures, mais il est clair que l’incertitude est importante.

Cascade à Tahiti, William Hodges (1744-1797)

Quoi qu’il en soit, la fréquence naturelle des cancers potentiellement radio-induits (y compris la leucémie et le cancer de la thyroïde) et l’impact de la radioactivité sur cette fréquence montrent bien que, à des niveaux de dose qui sont de l’ordre de un à quelques mSv, la cause de la très grande majorité des cancers est autre. La loi prévoit une « présomption de causalité » qui se justifie pour que les vraies victimes soient bien reconnues, mais qui va donc conduire à inclure une majorité de personnes malades sans lien avec les essais nucléaires. Notons que ce n’est pas là une exception : toute personne travaillant dans l’industrie nucléaire bénéficie d’une présomption de causalité similaire dans son principe.

Références


1 | Bataille Ch, Revol H, « Les incidences environnementales et sanitaires des essais nucléaires effectués par la France entre 1960 et 1996 et éléments de comparaison avec les essais nucléaires des autres puissances nucléaires », rapport de l’OPECST, 2001. Sur assemblee-nationale.fr
2 | Chaboche PA et al., “240Pu/239Pu signatures allow refining the chronology of radionuclide fallout in South America”, Science of the Total environment, 2022, 883 :156943.
3 | « La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie », ministère de la Défense, 2006. Sur francetnp.gouv.fr
4 | « Essais nucléaires et Santé. Conséquence en Polynésie française », expertise collective de l’Inserm, EdP Sciences, 2020.
5 | Borzoueisileh S et al., “The highest background radiation school in the world and the health status of its students and their offspring”, Isotopes in Environmental and Health Studies, 2014, 50 :114-9.
6 | « L’exposition de la population française à la radioactivité », Base de connaissances de l’IRSN. Sur irsn.fr
7 | « Doses faibles et locales en diagnostics, fortes en thérapies », sur laradioactivite.com
8 | Drozdovitch V, “Radiation Exposure to the Thyroid After the Chernobyl Accident”, Frontiers in Endocrinology, 2021, 11, doi :10.3389/fendo.2020.569041
9 | Drozdovitch V et al., “Thyroid doses to French Polynesians resulting from atmospheric nuclear weapon tests : Estimates based on radiation measurements and population style data”, Health Phys., 2021, 120 :34-55.
10 | “Radiation Risk Assesment Tool”, NIH – National Cancer Institute. Sur radiationcalculators.cancer.gov

L’impact des essais nucléaires états-uniens sur les habitants des Îles Marshall

Comme la France, les États-Unis ont choisi des atolls du Pacifique pour réaliser des tests nucléaires atmosphériques. Ces tests débutèrent en 1948 sur l’atoll de Bikini dans l’archipel des Marshall et continuèrent jusqu’en 1958. Les tests étaient plus nombreux et de plus forte puissance que ceux réalisés par la France, et la population dans le voisinage était plus importante qu’autour des sites de Mururoa et Fangataufa. C’est pourquoi les doses reçues par les populations des îles Marshall sont sans commune mesure avec celles de la Polynésie française. Ainsi, dans le sud de l’archipel, les doses ont été d’une dizaine de mGy [1], valeur similaire aux expositions les plus fortes en Polynésie, mais de plusieurs centaines de mGy et jusqu’à 1 000 mGy dans le nord de l’archipel. Les doses à la thyroïde sont estimées entre 760 et 7 600 mGy pour les adultes et trois fois plus pour les enfants.

L’étude estime que cette exposition considérable conduit à 170 cancers supplémentaires dans la population exposée, alors que le nombre de cancers « naturels », non liés aux radiations est de l’ordre de 10 000 pour cette même population.

Un cas a particulièrement marqué les esprits : l’essai Castle Bravo le 1er mars 1954, avec une puissance prévue, déjà considérable, de 6 Mt mais qui a en réalité atteint 15 Mt du fait d’un processus de fusion qui n’avait pas été anticipé. En comparaison, le plus puissant test nucléaire français a atteint 2,6 Mt, soit six fois moins. Les habitants des îles Marshall ont été fortement contaminés par les retombées de cet essai, mais aussi les occupants d’un bateau de pêche japonais dont plusieurs développèrent un syndrome d’irradiation aigüe conduisant à la mort pour l’un d’entre eux.

Référence
1 | Simon S et al., “Radiation doses and cancer risks in the Marshall Islands associated with exposure to radioactive fallout from Bikini and Enewetak nuclear weapons tests : Summary”, Health Phys., 2010, 99 :105-23.

1 Dose efficace : en radioprotection, la dose efficace n’est pas une grandeur physique mais une grandeur de radioprotection mesurant l’impact sur les tissus biologiques d’une exposition à un rayonnement ionisant, notamment à une source de radioactivité. Il se définit comme la dose absorbée, à savoir l’énergie reçue par unité de masse, corrigée de facteurs sans dimension prenant en compte d’une part la dangerosité relative du rayonnement considéré et d’autre part la sensibilité du tissu irradié.