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Du « moon hoax » aux Illuminati : les raisons du succès des théories du complot

Publié en ligne le 13 décembre 2021 - Conspirationnisme -
Ce texte est une version adaptée et augmentée par l’auteur d’un article paru dans The Conversation, 17 juillet 2019.

Cinquante ans après la spectaculaire réussite de la mission Apollo XI, un sondage rapporte que 9 % des Français pensent que les Américains ne sont en réalité jamais allés sur la Lune et que la Nasa a fabriqué de fausses images de l’opération lunaire [1]. Le gouvernement américain aurait donc fait croire à l’existence et au succès de cette mission spatiale, probablement dans le but d’impressionner son rival soviétique.

Cette théorie d’un « complot lunaire », ou moon hoax, prend forme aux États-Unis durant la première moitié des années 1970, en plein contexte de défiance grandissante de la population américaine à l’égard de son gouvernement (guerre du Vietnam, Watergate…).

Au début des années 2000, le développement d’Internet relance le moon hoax. Des internautes se mettent à scruter chaque détail des images de l’événement dans l’espoir de détecter ce qui pourrait constituer une anomalie prouvant la supercherie. D’autres cherchent et compilent des arguments contestant la faisabilité technique de l’opération, allant jusqu’à distordre des connaissances scientifiques pour affirmer qu’il est impossible pour des humains d’atteindre la Lune.

Le moon hoax, comme toute théorie du complot, repose ainsi sur une accumulation d’arguments hétérogènes plus ou moins baroques, qui peuvent d’ailleurs fort bien se contredire entre eux sans que cela ne pose problème. Un tel « mille-feuille argumentatif » 1, comme le nomme le sociologue Gérald Bronner [2], a pour conséquence d’instiller le doute quant à la version « officielle » d’un événement donné.

Simplifier le réel à outrance

L’existence de théories du complot mettant en scène des groupuscules malfaisants qui manipuleraient dans l’ombre le fonctionnement de nos sociétés ne constitue pas une nouveauté historique (voir par exemple [3, 4]). Le complotisme contemporain se caractérise cependant par la rapidité avec laquelle de nouvelles théories du complot apparaissent en réponse à des événements marquants ainsi que par la forte exposition publique dont ces dernières bénéficient. En réalité, il n’est pas rare aujourd’hui que des théories du complot commencent à prendre forme alors même que les événements sur lesquels elles portent sont encore en train de se dérouler. Par exemple, la flèche de Notre-Dame de Paris en feu ne s’était pas encore effondrée que fleurissaient déjà sur les réseaux sociaux toutes sortes de thèses complotistes sur les auteurs et les mobiles cachés de cet incendie, dont rien ne permettait pourtant de penser qu’il n’était pas d’origine accidentelle. Certaines de ces théories, très partagées et commentées sur Facebook, notamment, ont rapidement acquis une visibilité suffisante pour faire parler d’elles dans les grands médias nationaux (par exemple [5]).

Comment expliquer que des individus ayant bénéficié d’une éducation au moins élémentaire et disposant d’un accès à des informations fiables puissent croire à des théories soutenant, par exemple, que l’on nous ment intentionnellement au sujet de la forme de la Terre, qui serait en réalité plate, ou que les puissants de ce monde complotent avec des extraterrestres au détriment du reste de l’humanité ? Bien entendu, toutes les théories du complot ne paraissent pas de prime abord aussi farfelues que ces deux exemples. Il n’en demeure pas moins que la très grande majorité d’entre elles repose sur une simplification à outrance des logiques et des mécanismes régissant tant le fonctionnement de nos sociétés que l’enchaînement des faits historiques. Les théoriciens du complot expliquent en effet les phénomènes sur lesquels ils se penchent de manière manichéenne et monocausale. Niant la complexité du monde, ils prétendent dévoiler une réalité inquiétante mais univoque qui nous serait délibérément cachée [2, 6, 7].

Les « arguments » du moon hoax

Le lundi 21 juillet 1969, pour la première fois, des hommes se sont posés sur la Lune. La mission Apollo XI réalisée par la Nasa est un succès et concrétise l’objectif fixé en 1961 par le président américain de l’époque (John F. Kennedy) visant à démontrer la supériorité américaine en matière aéronautique. Des théories conspirationnistes ont commencé à fleurir dès 1970. Elles affirment que l’expédition humaine sur la Lune n’a pas eu lieu et qu’il s’agit en réalité d’une mise en scène entièrement créée par le gouvernement américain. Ces théories se nourrissent d’arguments foisonnants, piochant dans de nombreux registres : analyses des photos et vidéos produites lors de l’expédition, témoignages, propriétés physiques de la Lune, etc. En voici quelques-uns :

  • Il n’y a pas d’atmosphère sur la Lune. Pas de vent. Pourtant, les photos du drapeau américain planté sur le sol lunaire par Neil Armstrong et Buzz Aldrin le montrent en position horizontale avec une ondulation.
  • Les photos d’un ciel noir prouveraient qu’il s’agit de photos nocturnes. Mais on ne voit aucune étoile sur les clichés.
  • Les vidéos du décollage du module lunaire ne montrent aucune flamme issue de la combustion nécessaire à la propulsion.
  • La célèbre photo où l’on voit Neil Armstrong descendre l’échelle du module lunaire pour les premiers pas de l’Homme sur le satellite de la Terre est la preuve que quelqu’un l’attendait sur place, et qu’il s’agit donc d’une mise en scène.
  • Ces premiers pas ont laissé des traces, photographiées, qui ne sont pas compatibles avec un sol sans humidité.
  • Sur la visière de Buzz Aldrin, on distingue trois points lumineux qui semblent se détacher au-dessus de l’horizon. Ils ne peuvent s’expliquer que par la présence mal dissimulée du matériel des techniciens qui ont réalisé le canular.
  • Le Soleil devrait être l’unique source de lumière, donc toutes les ombres devraient être parallèles, ce qui ne serait pas le cas.

Pour une analyse de ces « arguments » (et de bien d’autres), on se reportera avec intérêt au livre de Thierry Scordino-Huguenot, L’Homme sur la Lune... Mythe ou réalité ? (éditions Book-e-Book, 2016).

Scène en couleurs d’origine tirée du Voyage dans la Lune,
film de Georges Méliès (1861-1938).

Pour n’en donner qu’un exemple, selon certains complotistes, tous les malheurs qui touchent l’humanité proviendraient d’une seule et unique source : les Illuminati [8] qui, tapis dans les coulisses des sphères politique et médiatique mondiales, seraient en réalité les authentiques détenteurs du pouvoir et nuiraient aux populations dans leur seul intérêt. Des récits semblables ont pour agents machiavéliques les francs-maçons, les juifs, ou encore, des reptiles humanoïdes extraterrestres.

« Comme par hasard ! »

Ne faut-il pas être totalement irrationnel pour tomber dans le piège de théories aussi caricaturalement manichéennes et simplistes ? En réalité, l’adhésion aux théories du complot repose, pour partie au moins, sur des raisons d’y croire [2]. En effet, comme déjà évoqué, la plupart des théories du complot comportent un important argumentaire.

Les démonstrations des conspirationnistes ne résistent évidemment pas à une analyse systématique. En revanche, elles jouissent d’un certain pouvoir de persuasion, notamment du fait qu’elles exploitent un large éventail de biais cognitifs humains, tel que celui qui nous incline à voir l’effet d’une intentionnalité derrière chaque événement, ou celui qui nous conduit à inférer la présence d’un lien de causalité entre deux phénomènes concomitants – c’est le fameux « Comme par hasard ! » des complotistes.

Par ailleurs, des chercheurs ont souligné le fait que certaines théories du complot fonctionnent comme d’authentiques discours politiques [3] émanant d’« entrepreneurs en complots » [9], dont des politiciens extrémistes. En désignant un ennemi et en légitimant tous les moyens de lutter contre lui, ces théories du complot servent d’outils de mobilisation à des agents qui se perçoivent comme des « acteurs faibles du jeu politique » pour qui « l’usage de la rhétorique du complot […] permet de se compter, de s’autonomiser et de se penser, jusqu’à l’autarcie, comme les détenteurs d’une vérité refusée » [7].

Un discours qui séduit bien souvent les individus fragilisés socialement

Les discours politiques complotistes sont particulièrement susceptibles de séduire des individus qui se sentent précarisés ou menacés socialement [10, 11, 12]. Ces derniers peuvent en effet y trouver une grille interprétative du monde qui confère un sens à leur situation et désigne une cause unique aux injustices dont ils pensent – à tort ou à raison – être victimes [13].

Un intéressant travail ethnographique mené au sein de quartiers précaires de Bruxelles permet d’illustrer ce point [14]. Cette recherche montre que les jeunes immigrés ou descendants d’immigrés marocains et africains subsahariens qui y vivent adhèrent massivement à des thèses selon lesquelles, dans les pays occidentaux, journalistes, politiques et forces de l’ordre œuvreraient de concert à faire passer les immigrés et les musulmans pour une source de troubles sociaux afin de détourner l’attention publique des véritables acteurs malfaisants, à savoir les « puissants » et les « mafias mondiales ». Par exemple, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis auraient été organisés par le gouvernement américain lui-même et attribués à des islamistes dans le but de stigmatiser les communautés musulmanes présentes en Occident. En endossant ce genre de théories du complot, « […] ces jeunes donnent du sens au passé (les silences qui entourent l’histoire coloniale et les histoires migratoires), tout autant qu’à leur ressenti de xénophobie et aux discriminations contemporaines ».

Des institutions accusées de faire partie du complot

Une manière complémentaire d’aborder le conspirationnisme est de le conceptualiser en tant que «  connaissance stigmatisée »[15]. Les théories du complot proposent en effet des discours sur le monde visant à le rendre intelligible. Cependant, ces discours ne sont pas reconnus conformes à la réalité par les « institutions validantes » que constituent notamment les médias et les communautés scientifiques et universitaires. Cela leur vaut d’être stigmatisés, voire moqués. Plutôt que de les abandonner, leurs adhérents affirment que ces institutions validantes sont, en réalité, parties prenantes du complot.

Jusqu’à peu, la plupart des théories du complot ne parvenaient guère à essaimer en dehors de certaines marges de la société. En effet, l’absence de validation institutionnelle leur interdisait l’accès aux canaux médiatiques traditionnels. Cependant, selon Michael Barkun [15], les choses ont radicalement changé depuis l’arrivée d’Internet dans la majorité des foyers. Ce politologue américain retient deux facteurs supplémentaires qui auraient contribué à faire des théories du complot des connaissances de moins en moins stigmatisées à partir des années quatre-vingt-dix : la méfiance d’une part significative de la population à l’égard des autorités et l’omniprésence du thème conspirationniste dans la culture populaire.

De nombreux autres chercheurs soulignent également l’importance du déficit contemporain de confiance envers les institutions, le gouvernement, les médias, voire les scientifiques pour expliquer le succès actuel du complotisme (voir par exemple [16]). Selon le baromètre annuel de la confiance du Centre de recherches politiques de Sciences Po, en 2020, 63 % de Français déclaraient ne pas avoir confiance dans les médias, 59 % dans le gouvernement et 32 % dans les scientifiques qui conseillent le gouvernement au sujet de la Covid-19 [17].

Théâtre de marionnettes sur la place du Dam près de la Nieuwe Kerk,
Martin Monnickendam (1874-1943)
PD, Rijksmuseum (Amsterdam)

Une telle défiance susciterait un état d’inquiétude au sein de la population, dont une partie chercherait à se rassurer en recourant à diverses stratégies de réduction de la complexité du monde. L’une de ces stratégies serait de se tourner vers les théories du complot [6], dont on a vu qu’elles ont souvent pour caractéristique de fournir des explications simples et univoques aux événements en réalité complexes sur lesquels elles portent.

Quant à l’omniprésence d’une culture populaire mobilisant les codes du conspirationnisme (séries télé, films, romans), elle aurait contribué « à l’érosion de ce qui était auparavant une frontière claire et solide entre le discours marginal et le discours dominant » [15]. Cette hypothèse est corroborée par une étude de terrain conduite auprès de lycéens français [18] montrant que ces derniers « font appel à des références issues des œuvres contemporaines de fiction […] pour répondre au doute créé par ce qui leur semble “incohérent”, “bizarre” ou “pas vrai” dans les informations auxquelles ils ont été confrontés après les attentats [de 2015 et 2016] ».

Des conspirationnistes finalement mal connus

Si la recherche progresse sur la question des causes possibles du succès des thèses complotistes, il n’en va pas de même pour ce qui est du profil des adeptes de ces théories. De façon surprenante, en effet, on ne sait pas grand-chose des caractéristiques sociales des conspirationnistes – si ce n’est qu’ils sont surreprésentés aux extrémités du spectre politique (voir par exemple [19]) et que certaines études ont trouvé un lien négatif entre niveau d’éducation et croyance aux théories du complot [20, 21, 22] (cependant, ce lien ne ressort pas systématiquement dans toutes les études corrélationnelles (voir par exemple [11]).

Cela provient probablement du fait que les diverses théories du complot sont généralement étudiées comme si elles composaient un ensemble homogène de croyances auxquelles un même individu à la mentalité complotiste pourrait indifféremment adhérer. Or il n’est pas exclu qu’il existe des groupes distincts de théories du complot qui n’intéressent pas les mêmes personnes [16]. Il ne serait alors guère surprenant de ne pas parvenir à déceler le profil sociologique typique des tenants du conspirationnisme, puisqu’il n’existerait pas un seul, mais plusieurs profils différents, chacun correspondant à un groupe spécifique de théories du complot.

Mieux comprendre les raisons du succès des théories du complot et déterminer quelles sont les populations les plus susceptibles d’y succomber sont des objectifs importants. En effet, si certains récits conspirationnistes, comme le moon hoax, paraissent bien inoffensifs, d’autres peuvent représenter une forme de danger. Par exemple, 17 % des Français sondés fin 2018 par l’Ifop [1] se disaient « tout à fait d’accord » (et 26 % « plutôt d’accord ») avec l’affirmation selon laquelle « le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins ». Une telle croyance n’est probablement pas sans conséquence sur la réticence vaccinale observée dans le pays et sur les problèmes de santé publique qu’elle engendre [23].

Références


1 | « Enquête sur le complotisme – Vague 2 », sondage Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch, janvier 2019.
2 | Bronner G, La démocratie des crédules, PUF, 2013.
3 | Giry J, « Le conspirationnisme. Archéologie et morphologie d’un mythe politique », Diogène, 2015, 249-250 :40-50.
4 | Nicolas L, « Jésuites, Juifs, francs-maçons : la rhétorique au service de la conspiration », Diogène, 2015, 249-250 :75-87.
5 |« Pourquoi les théories du complot ont-elles flambé après l’incendie de Notre-Dame ? », 25 avril 2019, sur francetvinfo.fr
6 | Renard JB, « Les causes de l’adhésion aux théories du complot », Diogène, 2015, 249-250 :107-19.
7 | Taïeb E, « Logiques politiques du conspirationnisme », Sociologie et sociétés, 2010, 4 :265-89.
8 | Page wikipédia « Théories du complot Illuminati ».
9 | Campion-Vincent V, « Note sur les entrepreneurs en complots », Diogène, 2015, 249-250 :99-106.
10 | DiGrazia J, “The social determinants of conspiratorial ideation”, Socius, 2017, 3 :1-9.
11 | Goertzel T, “Belief in conspiracy theories”, Political Psychology, 1994, 15 :731-42.
12 | Uscinski JE, Parent JM, American Conspiracy Theories, Oxford University Press, 2014.
13 | Sullivan D et al., “An existential function of enemyship : Evidence that people attribute influence to personal and political enemies to compensate for threats to control”, J Person Soc Psychol, 2010, 98 :434-49.
14 | Mazzocchetti J, « Sentiments d’injustice et théorie du complot. Représentations d’adolescents migrants et issus des migrations africaines (Maroc et Afrique subsaharienne) dans des quartiers précaires de Bruxelles », Brussels Studies, 2012.
15 | Barkun M, « Les théories du complot comme connaissance stigmatisée », Diogène, 2015, 249-250 :168-76.
16 | Cordonier L, « Le succès des théories du complot : flambée d’irrationalité ou symptôme d’une crise de confiance ? », in Baechler J, Bronner G (éds.), L’irrationnel aujourd’hui, Hermann, 2021, 243-261.
17 | « Baromètre de la confiance politique », Opinionway pour Sciences Po Cevipof, vague 11bis (spécial coronavirus), avril 2020.
18 | Cicchelli V, Octobre S, « Fictionnalisation des attentats et théorie du complot chez les adolescents », Quaderni, 2018, 95 :53-64.
19 | Van Prooijen JW et al., “Political extremism predicts belief in conspiracy theories”, Soc Psychol Person Sci, 2015, 6 :570-8.
20 | Douglas KM et al., “Someone is pulling the strings : Hypersensitive agency detection and belief in conspiracy theories”, Thinking and Reasoning, 2016, 22 :57-77.
21 | Mancosu et al., “Believing in conspiracy theories : Evidence from an exploratory analysis of Italian survey data”, South European Society and Politics, 2017, 22 :327-44.
22 | Van Prooijen JW, “Why education predicts decreased belief in conspiracy theories”, Appl Cogn Psychol, 2017, 31 :50-8.
23 | Jon Roozenbeek J et al., “Susceptibility to misinformation about COVID-19 around the world”, Roy Soc Open Sci, 2020, 7 :201199.

1 Voir aussi Mille-feuilles argumentatifs : de puissants vecteurs de crédulité de Gérald Bronner dans ce dossier.

Publié dans le n° 337 de la revue


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L' auteur

Laurent Cordonier

Docteur en sciences sociales et chercheur associé à l’université de Paris.

Plus d'informations

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Conspirationnisme et théories du complot sont des concepts aux frontières parfois floues. La sociologue Eva Soteras propose quatre « piliers » qui peuvent permettre de caractériser une théorie du complot : 1. l’absence de hasard ou de coïncidences ; 2. tous les événements sont le fruit d’actions cachées (« à qui profite le crime ? ») ; 3. tout n’est qu’illusion (« on nous ment ») 4. et tous les événements qui font l’histoire sont liés entre eux.