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Embrassez-vous les uns les autres !

Publié en ligne le 9 mai 2016 - Psychologie -

Savez-vous que le 21 janvier est la journée internationale des câlins ? C’est un pasteur américain, Kevin Zaborney, qui aurait inauguré dans les années 70 la première journée des câlins, appelée outre-Atlantique « National Hug Day », afin de lutter contre le manque de tendresse et de chaleur humaine dont souffriraient quantité de gens à notre époque.

Le marché du câlin

Occupant ce créneau, des psychothérapeutes se spécialisent dans la câlinothérapie ou thérapie par les câlins, qu’ils définissent comme un « apport de réconfort par un toucher psychoaffectif (gestes lents et doux) apportant réconfort et sécurité » (Wikipédia). Une psychologue clinicienne, Céline Rivière, a écrit récemment un livre La câlinothérapie, une prescription pour le bonheur (éd. Michalon). Elle dit se baser sur les récentes découvertes scientifiques, « qui montrent que le câlin améliore notre bien-être par la libération de l’hormone du bonheur : l’ocytocine, et entraîne une chute du taux de cortisol, l’hormone du stress ». Dans la même veine, un médecin, psychothérapeute et sexologue, Gérard Leleu, a publié Le Nouveau Traité des caresses, (éd. J’ai Lu). Il vante les cinq bienfaits du câlin : un antistress reconnu, une arme contre la déprime, un remède efficace contre la maladie, un « réducteur » de solitude, et enfin un complément à la sexualité. Le moine bouddhiste Thich Nhat Hanh conseille, pour augmenter l’effet des étreintes (des hugs), de les faire en pleine conscience : « Quand vous tenez un enfant dans vos bras, ou quand vous étreignez votre mère (ou votre mari, ou un ami), si vous inspirez puis expirez trois fois, votre bonheur en sera au moins multiplié par dix ». D’après une psychothérapeute américaine, Virginia Satir, la « bonne » posologie serait la suivante : « Nous avons besoin de 4 câlins par jour pour survivre. Nous avons besoin de 8 câlins par jour pour l’entretien. Nous avons besoin de 12 étreintes par jour pour grandir. »

Il s’agit d’une mode anglo-saxonne tout droit venue des années 60 et 70 et de la vague du New Age. En Californie, en Australie, la pratique des « câlins en pleine rue » avec des inconnus s’est bien développée. Les « bars à câlins », importés du Japon, ont de plus en plus de succès et commencent à s’implanter en France. Venus des États-Unis, de Suisse, d’Angleterre, les « ateliers à câlins », lancés à Paris et à Montpellier, se multiplient dans d’autres villes françaises et connaissent un succès croissant : on compterait 66 ateliers depuis 2013. Le 23 avril 2015, un article de Marie-Claire (« On a testé l’atelier câlin »), un autre du Parisien.fr (« Rien ne vaut un câlin ») donnent l’adresse de l’association, décrivent une séance de câlins et précisent qu’il y a de quatre à six ateliers par mois, de 15 à 25 € la séance de 3 h 15.

Une étude, conduite par une équipe de la Carnegie Mellon University dirigée par le Professeur Sheldon Cohen [1], a montré que les câlins avaient des vertus thérapeutiques comme de renforcer la résistance au rhume, mais que les baisers transmettaient des milliers de microbes. Finalement, il semble qu’étreindre des arbres renforcerait nos résistances immunitaires sans nous mettre en contact avec les microbes [2] !

Vous me direz qu’il n’y a pas de mal à se faire des câlins, que c’est toujours mieux que d’échanger des coups, mais cette mode ne révèle-t-elle pas tout de même un malaise de notre société ?

Et ce n’est pas tout…

Amma, la câlineuse en série

Le 18 octobre 2015, un article en ligne de France Bleu, «  Câlino-thérapie. À Pontoise, Amma étreint 20 000 personnes en trois jours », tombe sous mes yeux ébahis.

Il est illustré par une photo d’« Amma », qui sourit de toutes ses dents au photographe. Elle est assise sur un fauteuil fleuri et serre dans ses bras une femme agenouillée, dont on ne voit que les cheveux gris et le dos. Tout autour, la foule. Sous la photo, cette légende : « Jusqu’au 20 octobre, le parc des expositions de Pontoise accueille la grande sage Indienne Amma. 20 000 personnes, venues de toute la France viennent se faire câliner et recevoir un message d’amour et de paix. » [3]

Sur le coup, je crois qu’il s’agit d’un évènement isolé et je fais une recherche sur Internet pour le vérifier. Et alors, quelle n’est pas ma surprise de constater que, depuis plusieurs années, un grand nombre de journaux, quotidiens, hebdomadaires et mensuels annoncent la venue d’Amma ou rendent compte de l’évènement, avec des photos et des vidéos de foules en extase, qui récitent des mantras sanskrits ! On y lit que « Mata Amritanandamayi, surnommée Amma (“mère” en hindi), ne prêche ni n’enseigne. Cette femme gourou se contente du darshan (“apparition divine” en hindi). Elle offre à ses disciples du monde entier sa simple présence, son sourire et surtout ses bras : elle étreint tous ceux qui viennent à elle afin de leur transmettre l’Amour universel. Durant cette “câlinothérapie”, le contact physique est nécessaire à la transmission de l’énergie spirituelle. »

Sur le site de son organisation, on affirme qu’en 30 ans, elle a déjà câliné 32 millions de personnes dans le monde !

Un détour dans la presse

On a l’embarras du choix. Je cite au hasard ces articles en ligne et leurs titres : « La “mater amorosa” Star en Inde, Mata Amritanandamayi, dite “Amma” dispense un message de paix en cajolant ceux qui le souhaitent. Maître spirituel à la tête d’une multinationale de la charité, la Mère universelle s’est piquée d’étreindre la terre entière... » (Le Monde des Religions, 01/11/2006) ; « Amma, la multinationale du câlin » (Le Monde, 26/10/2011) ; «  Amma, la gourou indienne qui répand l’amour par ses étreintes, en visite en France » (Le Point, 01/11/ 2012)  ; « À Pontoise, Amma, la gourou indienne, donne 20 000 câlins pour régler les problèmes du monde » (20 minutes, 19/10/2014) ; « J’ai reçu l’étreinte d’Amma, prêtresse de l’amour » (Femme actuelle, 30/10/2014) ; « Rien ne vaut un câlin. Jusqu’à mercredi, la prêtresse Amma va étreindre des milliers de gens à Toulon. Un geste si réconfortant qu’il fait l’objet d’ateliers ! Nous y avons participé » (Le Parisien, 4/11/2014) ; « D’une simple étreinte, Amma console des milliers d’adeptes » «  De passage en France jusqu’à mercredi soir, la figure spirituelle hindoue attire les foules. Les personnes l’ayant rencontrée peinent souvent à décrire cette mystérieuse sensation de bien-être qui les a envahies » (Le Figaro, 5/11/2014) ; « Paroles d’Amma, la prêtresse de l’amour » (Femme actuelle, 2/10/2015).

Amma a été invitée par plusieurs stations de radio, plusieurs chaînes de télévision comme, par exemple, Michel Denisot dans Le Grand Journal de Canal Plus, à l’occasion de la sortie du film Darshan de Jan Kounen, présenté au festival de Cannes en 2005. Celui-ci dit être tombé sous le charme d’Amma : « Cinéma et aventure intérieure sont pour moi indissociables. Préparer un film me pousse chaque fois à aller plus loin dans l’introspection personnelle. Aussi ai-je pu vivre des choses que je n’aurais pas vécues si je n’avais pas eu le désir de traduire en images certains territoires et certaines expériences. Ma fonction de cinéaste consiste à travers ce film à interroger nos croyances et à les mettre à l’épreuve d’une autre vision qui, loin de demander un choix, permet d’enrichir notre perception du réel ». À la fin de l’émission, Denisot s’est levé pour embrasser Amma [4].

Ailleurs, à d’autres occasions, Laeticia Halliday, Marion Cotillard, Juliette Binoche, Sandrine Bonnaire, Jean Dujardin, Elsa Zylberstein, Claude Lelouch, etc. ont eux aussi sollicité l’étreinte d’Amma.

Le JDD du 23 août 2015 annonce : « Un + une, de Claude Lelouch, présenté samedi au Festival d’Angoulême. Un formidable road-movie sentimental au pays de Gandhi avec Jean Dujardin et Elsa Zylberstein. » Claude Lelouch, qui a tourné une partie de son film en Inde et dans l’Ashram (en sanskrit : « lieu de retraite et de méditation ») d’Amma, aurait déclaré : « Dans notre monde actuel, Amma est le symbole de l’amour pour beaucoup de gens. Dans mon prochain film, je souhaite lui rendre honneur et faire savoir au monde entier qui elle est. Amma donne du sens à la vie. C’est si beau de la voir faire ce qu’elle fait ». Et encore : « L’étreinte d’Amma, c’est encore mieux que de gagner des Oscars ». Un + une est sorti début décembre 2015.

Et ce n’est pas tout…

Une ONG, Embracing the World, et deux centres en France

Partout, les gens font la queue pour recevoir l’étreinte d’Amma – Mata Anritanandamayi. Grâce aux dons des généreux participants, ces millions d’étreintes financent indirectement une ONG, Embracing the World, (« Étreindre le monde »), un réseau d’œuvres caritatives : orphelinats, dispensaires, hôpitaux, services sociaux, écoles, centres de formation, programmes de micro-crédit, projets écologiques. Le reste des recettes provient de produits dérivés vendus par des dames en blanc : saris, étoles, livres de prière traduits dans toutes les langues, CD et DVD, T-shirts, sacs à main, porte-clés, statues, peluches, cartes postales, encens, pierres, bijoux, montres et poupées à l’effigie d’Amma. Outre l’ONG, Amma et son mouvement Amrita ont fondé deux centres spirituels en France : « La ferme du Plessis », près de Chartres (28) et « Lou Paradou », près de Toulon (83), dans des lieux de rêve, « lieux de pratique, de travail sur soi et de don de soi, [qui] proposent un large panel d’activités inspirées du message de paix et d’ouverture d’Amma, afin de permettre à chacun d’être accompagné dans sa recherche d’harmonie avec soi-même, les autres et la nature ».[5].

Amma a reçu le Prix Gandhi King de la Paix en 2002.

Le phénomène a suscité quelques réactions

Tout n’est cependant pas rose dans le monde d’Amma. D’anciens « collaborateurs » ont dénoncé les pratiques et le caractère sectaire de l’entreprise. C’est le cas d’une ancienne adepte australienne, Gail Tredwell, alias Gayatri, entrée en 1978 comme accompagnatrice personnelle de l’« étreinte sainte » d’Amma et ressortie en 1999 [6]. Commentant son livre, Holy Hell : A Memoir of Faith, Devotion, and Pure Madness, (éd. Wattle Tree Press, octobre 2013), Jean-François Mayer, dans un long article daté du 14 mars 2014 et publié par le CCMM (Centre Contre les Manipulations Mentales) [7], a écrit : « Gayatri soutient avoir non seulement subi des crises de colère d’une Mata Amritanan-damayi très différente de la sainte souriant en public, mais avoir été à plusieurs reprises frappée ou maltraitée par elle ; d’autres personnes de son entourage auraient subi le même traitement. » Ce livre suscite à l’heure actuelle dans le mouvement Amrita, autour d’Amma, et dans les médias indiens, une vive polémique.

Le Cippad, (Centre d’Information et de Prévention sur les Psychothérapies abusives et déviantes), a publié le 2 novembre 2014 sur son site un article du 24 février 2013 de The Indian Express, sous le titre « Une ancienne collaboratrice d’Amma dénonce des abus sexuels dans l’Ashram » [8].

En 2003, la Miviludes avait suspecté le caractère déviant et sectaire du mouvement Amrita et avait ensuite retiré le paragraphe de son rapport. Début janvier 2005, Mathieu Cossu, webmestre du site Prévensectes, mettait en ligne une lettre d’un membre de la « Maison Amrita ». Celui-ci citait un article paru dans le journal La République du Centre, édition de Chartres (décembre 2004), qui rapportait une rectification de la Miviludes concernant « le prétendu pouvoir d’Amma de guérir la lèpre ou le cancer d’un baiser »  : « c’est une erreur. On n’avait pas assez d’éléments pour affirmer cela. Amma n’a jamais dit cela. Nous sommes dans une approche mystico-religieuse, mais le mouvement ne refuse pas les soins. Ce n’est pas un mouvement à dérive sectaire ». Mais suite à cette mise en ligne, Prévensectes recevait d’un correspondant une lettre qui citait un extrait de AMMA la Mère de la Béatitude Immortelle – Sa biographie relatant qu’Amma avait guéri un lépreux, Dattan, en léchant ses plaies [9].

Le 20 juin 2006, dans un article de Charlie Hebdo, « Les gourous chouchous de la Croix rouge », Antonio Fischetti avait posé sans ambages la question de la vraie nature du mouvement Amrita et de l’ONG Embracing the World [10].

En octobre 2015, l’UNADFI, (Union Nationale des Associations de Défense des Familles et de l’Individu), rappelle, dans son bulletin « Actualités », la visite d’AMMA à Pontoise ainsi que le témoignage de l’ex-adepte, Gail Tredwell [11].

Mais en 2014, le président de la Miviludes avait dit ne pas être très inquiet : « Amma se contente de lancer un message d’amour et de fraternité universelle » [12].

Comme quoi, à notre époque, l’amour et la fraternité universelle feraient des miracles et laveraient de tout soupçon ! Est-ce en contrepoint de la violence du monde actuel ?

Références

1 | « Does Hugging Provide Stress-Buffering Social Support ? A Study of Susceptibility to Upper Respiratory Infection and Illness », Sheldon Cohen et al., Psychological Science, février 2015 vol. 26 no. 2 135-147
2 | « Science Proves Hugging Trees Is Good for Health », Amanda Froelich, Environment - Health - News - Sci & Tech, 23 juin 2014 et « La sylvothérapie : de l’intérêt d’embrasser des arbres », https://www.toutvert.fr
3 | « Câlinothérapie : À Pontoise, Amma étreint 20 000 personnes en trois jours », Géraldine Houdayer, France Bleu 107.1 et France Bleu, 18 octobre 2015.
4 | CanalPlus Youtube : Darshan ; movie presentation Grand Journal Canal, ajoutée le 13 janvier 2015
5 | ETW en France : https://www.etw-france.org
6 | « Mouvements néo-hindous : controverses autour du livre d’une ex-disciple de Mata Amritanandamayi », Jean-François Mayer, CCMM - centre Roger Ikor.
7 | Gail Tredwell. Amma. Truth. Lies. Scandals, Fraud, And Reality. https://ammascandal.wordpress.com
8 | « Une ancienne collaboratrice d’Amma dénonce des abus sexuels dans l’ashram », CIPPAD - Centre d’Information et de Prévention sur les Psychothérapies Abusives et Déviantes, 2 novembre 2014.
9 | Prévensectes, reçu par courriel, 18 janvier 2005, « Centre AMMA : pas de dérive sectaire ». Document transmis par un correspondant, 21 janvier 2005, « La guérison de Dattan ».
10 | Prévensectes, article de Antonio Fischetti (Charlie Hebdo), 20 juin 2006, « Les gourous chouchous de la Croix-Rouge ».
11 | UNADFI : « Témoignage d’une ex-adepte de Amma », 28 novembre 2014.
12 | « À Pontoise, Amma, la gourou indienne, donne 20.000 câlins pour régler les problèmes du monde », 20 minutes.fr, 19 octobre 2014.