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L’empoisonnement du puits

Publié en ligne le 10 juillet 2022 - Esprit critique et zététique -
Éditorial de Science et pseudo-sciences n°341 (Juillet 2022)

L’« empoisonnement du puits » désigne une figure rhétorique consistant à donner au public une information négative, vraie ou fausse, peu importe, afin de décrédibiliser une personne ou un groupe dans tout ce qu’elle ou il pourra dire par la suite. L’objectif est de rendre la source d’information inutilisable. Cette expression fait référence aux accusations lancées au Moyen Âge contre les juifs présumés responsables d’avoir empoisonné des fontaines et des sources d’eau pour assoiffer les chrétiens. On leur a par la suite imputé de nombreux maux, dont celui de propager la peste [1].

Cette figure rhétorique est une forme de sophisme qui évite de discuter des propos réels et des arguments avancés. Le discrédit est jeté a priori sur la source afin que tout ce qui pourra en être issu n’ait plus aucune valeur. L’empoisonnement du puits peut prendre la forme d’une attaque ad hominem : la personne ou l’entité est accusée d’un acte grave ou d’un comportement infamant la rendant d’emblée infréquentable, peu importe la réalité des faits.

Mais il existe une autre forme d’empoisonnement du puits dans le débat public : elle consiste à transformer certains objets de controverses en véritables symboles du mal, en objets maléfiques dont la simple évocation suffit pour invalider tout propos qui y ferait référence. Au-delà de la source empoisonnée, ce sont des débats plus généraux qui sont interdits.

Le glyphosate est l’un de ces objets. Il n’est plus question de discuter de la forme d’agriculture souhaitée, du meilleur compromis à réaliser entre préservation de la biodiversité et rendements de l’agriculture ou de la manière d’assurer un accès pérenne pour tous à une nourriture suffisante et de qualité. Le glyphosate a été érigé au statut de poison absolu, malgré les avis, réitérés jusqu’à ce jour, des agences d’évaluation sanitaire. Dernier en date : l’avis de l’Echa, l’agence européenne des produits chimiques, pour qui « les preuves scientifiques disponibles ne répondaient pas aux critères de classification du glyphosate pour sa toxicité pour des organes cibles spécifiques, ou en tant que substance cancérogène, mutagène ou reprotoxique » [2]. Peu importe, la source est empoisonnée : l’avis de l’agence ne peut être perçu que comme révélant sa collusion avec « les lobbies ». Le débat de fond est confisqué.

Il en va de même de l’énergie nucléaire. Le recours à l’atome pour produire de l’électricité a été diabolisé à un point tel que son refus ou son acceptation devient un marqueur qui permettrait de distinguer ceux qui seraient soucieux de la planète de ceux qui ne le seraient pas. Le puits est empoisonné par des chiffres effrayants associés aux accidents de Tchernobyl ou de Fukushima, bien au-delà de ce que les différentes agences qui ont évalué les conséquences de ces événements ont pu établir. Si un accident peut rayer un pays de la carte, alors, comment est-il encore possible d’en discuter ?

La réalité n’est jamais binaire et peut, parfois, se retourner contre les empoisonneurs de puits. La guerre en Ukraine a révélé, s’il en était besoin, que les questions d’énergie ou de ressources alimentaires sont des questions complexes où aucune solution n’est sans inconvénient, et pour lesquelles on ne peut se satisfaire de schémas idéologiques. Le nucléaire, une certaine productivité de l’agriculture et bien d’autres sujets ostracisés retrouvent place dans le débat public, dévoilant les effets délétères de l’empoisonnement des puits sur la démocratie. Des prises de décisions éclairées supposent la mise à disposition d’un état objectif des connaissances, loin de toute caricature ou diabolisation.

Science et pseudo-sciences

Références

1 | Ginsburger M, « L’empoisonnement des puits et la peste noire », Revue des études juives, 1927, 84 :34-6.

2 | Echa, “Glyphosate : no change proposed to hazard classification”, ECHA/NR/22/10, mai 2022, sur echa.europa.eu