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L’histoire réelle de Mileva Einstein-Maric

Publié en ligne le 7 octobre 2020 - Histoire des sciences -
Dans un article de notre rubrique Regards sur la science (SPS n° 324, avril 2018), nous avons publié une courte note de la physicienne Suzy Collin-Zahn, « La vie tragique de Mileva Einstein ». Ce texte suggérant un rôle scientifique de Mileva dans les travaux d’Albert Einstein, qui aurait été occulté par ce dernier, a suscité une critique détaillée de la part de l’historien des sciences Yves Gingras, critique que nous publions ici.

Historien des sciences et lecteur régulier de Science et Pseudo-sciences, j’ai été plutôt surpris de lire dans le numéro n° 324 d’avril-juin 2018 un article sur la première femme d’Einstein, Mileva Marić, largement fondé sur des sources peu fiables ou idéologiquement orientées. En effet, il y était affirmé sans l’ombre d’une analyse critique des sources disponibles que Mileva Marić s’était vu refuser la reconnaissance scientifique qui lui aurait été pourtant due pour ses supposées contributions aux travaux qui ont valu au seul Albert Einstein une reconnaissance mondiale (on trouve des arguments et des citations similaires, de même qu’une absence d’analyse critique des sources, dans le blog de la physicienne Pauline Gagnon sur le site de la revue Scientific American [1]).

Certaines phrases suggéraient même une volonté délibérée de cacher cette soi-disant vérité évidente d’une « contribution » significative et même essentielle aux publications d’Einstein : l’auteure note en effet dans une parenthèse que « malheureusement très peu de lettres écrites par Mileva ont été conservées par Albert… », les points de suspension suggérant subtilement que ce dernier aurait peut-être détruit intentionnellement les lettres qui auraient prouvé la contribution de sa femme ! Aucune preuve n’existe et cela présuppose qu’Einstein devait conserver soigneusement toute sa correspondance, ce qui n’était pas le cas à cette époque. De plus, le texte affirme sans nuance que les trois célèbres articles d’Albert Einstein de 1905 (sur la lumière, le mouvement brownien et la relativité) « étaient signés du nom Einstein-Marity dans la version soumise aux Annalen der Physik », alors qu’aucune preuve ne confirme cette hypothèse et qu’au contraire, toutes les sources fiables convergent pour la considérer plus qu’improbable pour ne pas dire sûrement fausse, même s’il est évidemment logiquement impossible d’infirmer l’inexistence de quoi que ce soit.

La parution aux États-Unis en 2019 d’une analyse historique sérieuse et approfondie des sources ayant contribué depuis les années 1980 à construire la mythologie selon laquelle la première femme d’Albert Einstein aurait joué un rôle central dans les fameuses publications de son mari [2] permet aujourd’hui de rappeler que l’histoire, comme toute science, a ses méthodes, qu’il faut les respecter et que les bons sentiments font de la mauvaise histoire 1. En fait, les auteurs montrent, en bons historiens, que cette idée d’une double signature est fondée sur une déformation des réminiscences tardives du physicien russe Abraham Joffe dans un article paru en langue russe en 1955 à la suite du décès d’Einstein. Il y affirmait que le célèbre physicien était bien le seul auteur de ses articles de 1905 mais qu’il aurait signé « Einstein-Marity », ce qui a ensuite été présenté comme un article écrit par Einstein et Mileva Marić… Il n’apporte évidemment aucune preuve matérielle et dit cela de mémoire à l’âge de 75 ans.

Selon l’article publié par Science et pseudosciences, « il est pourtant évident – certaines lettres de la période de jeunesse d’Einstein le prouvent – qu’ils ont travaillé en commun » et qu’« il est donc probable que dans un premier temps, les époux considéraient que ces articles étaient issus de leur travail commun ». On passe ainsi de « évident » à « probable » par des suppositions arbitraires et sans qu’aucune analyse sérieuse des sources n’ait été effectuée. Que peut bien signifier « travailler en commun » ? En science, il faut se méfier des évidences. Bien sûr, seuls les « inconditionnels d’Einstein » peuvent, selon l’auteure, s’opposer à ces « évidences ». Pis encore, il semble qu’il ait « également été beaucoup reproché à Mileva d’avoir échoué à son examen de sortie de l’École polytechnique ». On ignore qui précisément aurait fait de tels « reproches » (inutiles en la circonstance) et, surtout, on peut se demander en quoi rappeler le fait indéniable que Mileva a bel et bien échoué à ses examens (deux fois en fait : en juillet 1900, au moment où Einstein les réussit, et à nouveau en juillet 1901 [2]) serait un « reproche » et pas un simple constat utile dans un contexte où certaines personnes font bruyamment la promotion du supposé « génie » propre de Mileva sans lequel le jeune Einstein n’aurait pu réussir ? Les auteurs ont donc raison de comparer systématiquement les résultats universitaires du couple pour conclure qu’en aucun cas Mileva n’avait des notes qui auraient pu suggérer, et surtout fonder, une quelconque « supériorité » ou « génie » en physique ou en mathématiques, comparé à son ami et futur mari.

Et avant de « s’étonner qu’aucun [article] ne porte aussi sa signature », il faudrait d’abord établir clairement l’existence de contributions au-delà de la simple absence des lettres supposées les contenir, sous peine de raisonnement circulaire. Est-il nécessaire ici de rappeler que poser cette question en fonction des sources disponibles n’est aucunement « critiquer » ou « dévaloriser » Mileva Marić ? En fait, des sources existent et sont loin de suggérer des contributions ou une collaboration étroite justifiant, pour l’époque, une co-publication. En effet, il est significatif que les nombreuses lettres de Mileva à sa meilleure amie [4] ne font jamais référence à ses propres recherches scientifiques ou à ses contributions aux travaux de son mari. Ainsi, dans une lettre du 20 décembre 1900 à sa confidente Hélène Savić, elle lui apprend qu’Einstein a écrit un article qui paraîtra bientôt dans Annalen der Physik. Elle ajoute que ce n’est pas un article banal mais bien une contribution très importante sur la théorie des liquides et qu’elle est « très fière » de lui. En 1906 elle lui écrit à propos de son mari que « les articles qu’il a écrits sont déjà assez nombreux ». Aucune référence ici à ses propres contributions qui seraient pourtant toutes récentes si elles étaient avérées. Trois ans plus tard, elle lui écrit qu’Albert travaille très fort, a beaucoup publié et fait une conférence au congrès des physiciens à Salzbourg. Elle ajoute, un peu triste, qu’une telle renommée lui laisse peu de temps pour sa femme. En 1912, elle se plaint encore à Hélène d’être délaissée et lui confie que « [son] gros Albert est devenu un physicien renommé qui est hautement estimé par ses collègues. Il travaille sans cesse à ses problèmes et on peut dire qu’il ne vit que pour eux ». Cela la désole et elle confesse à son amie avoir « un peu de honte » à se voir ainsi, elle et ses enfants, si peu importants pour lui et n’occuper que la seconde place.

Mileva Maric et Albert Einstein en 1912

Ces lettres montrent bien que la vie affective du couple souffre déjà du comportement d’Einstein qui se désintéresse de sa femme et de sa famille au seul profit de la science et laissent ainsi déjà entrevoir la séparation qui va arriver en 1914.

Mais la question du rôle de Mileva dans la production scientifique d’Einstein n’a rien à voir avec sa relation de couple ou avec la façon dont il a interagi avec ses enfants, comme le laisse entendre l’article en insistant sur ces aspects personnels. Les divorces sont fréquents et rarement joyeux, et l’on se demande bien pourquoi Einstein serait différent des autres humains. Contribuant aux confusions et aux déformations historiques sur le rôle de Mileva dans les travaux d’Einstein, l’auteure écrit même que Mileva « essaya une seule fois de défendre ses droits en 1925 ». Elle cite alors la réponse d’Einstein qui se fâcha et lui écrivit « que personne ne prêterait la moindre attention à tes salades… ». La phrase est cruelle en effet et a été choisie de manière stratégique dans un corpus large d’échanges car elle suggère implicitement que Mileva parle alors de ses « droits » en tant que co-auteure des travaux de son mari. Cependant, le contexte de ces échanges montre sans ambiguïté qu’il est plutôt question de son idée d’écrire ses mémoires, ce qui est très différent. Il est évident que les mémoires de la première femme d’Albert Einstein, savant mondialement célèbre depuis 1921, rapporteraient gros en droits d’auteur et Einstein est furieux à l’idée de voir leur vie privée déballée en public. Dans une lettre de novembre 1925, il lui rappelle d’ailleurs avoir été très ennuyé par les absurdités colportées par le journaliste Alexandre Moszkowski qui publia en 1921 un volume de Conversations avec Albert Einstein [5].

De plus, l’auteure laisse entendre qu’Albert et Mileva sont en conflit depuis longtemps alors que les lettres de cette période (une dizaine entre mai 1923 et mai 1925, auxquelles s’ajoutent une quinzaine échangées avec ses deux enfants) laissent plutôt voir une situation familiale plus complexe et pas toujours conflictuelle, après leur divorce officiel en 1919. Par exemple, le 17 juin 1924, il écrit à Mileva qu’il aime beaucoup la maison qu’elle a achetée avec l’argent du prix Nobel de physique qu’Einstein a reçu en décembre 1922 et qu’il lui avait cédé – avant même de l’avoir obtenu ! – dans son entente de divorce. Aussi, le 23 avril 1925, il écrit de Buenos Aires à ses fils qu’il compte ramener de son voyage en Amérique du Sud des cactus pour Mileva. Un mois plus tard, il écrit directement à Mileva que le directeur du jardin botanique de Rio lui a offert les cactus qu’il compte lui apporter à son retour [6]. Après l’échange acrimonieux de 1925, leurs relations s’apaisent. Dernier exemple, Einstein lui écrit le 23 février 1927 qu’il est heureux de voir que leurs relations sont redevenues bonnes. Mileva lui répond aussitôt que sa lettre lui a fait énormément plaisir et elle la termine en lui disant que cela lui fera toujours plaisir s’il pouvait égayer son existence en lui écrivant, de temps à autre, quelques lignes amicales [7].

Rien là donc que des comportements humains, trop humains… On peut bien sûr déplorer qu’Einstein n’ait pas toujours été attentionné envers sa femme et ses enfants, mais cela relève du jugement moral de chacun et pas de l’analyse objective des relations de couple. Il est en fait très probable que ceux qui se posent en défenseurs de la mémoire de Mileva Marić en suggérant sans preuves tangibles – et même à l’encontre des sources existantes – qu’elle a contribué de manière significative aux idées originales d’Einstein, desservent sa mémoire en exigeant une « reconnaissance » qu’elle-même n’a jamais revendiquée sur les travaux scientifiques de son mari.

Les lecteurs désireux d’en connaître davantage sur les origines d’un mythe moderne qui tend (sous certaines plumes) à se transformer en fait incontestable pourront désormais se référer à l’ouvrage de Esterson et Cassidy [2] dont les analyses précises et contextuelles de toutes les sources disponibles montrent non seulement qu’une contribution scientifique significative de Mileva aux publications d’Einstein est plus qu’improbable, mais que les affirmations contraires se fondent sur des suppositions, des hypothèses peu plausibles et des déformations des sources existantes.

En somme, considérant le fait que Mileva n’a jamais publié aucun article, ni discuté de quelconques recherches scientifiques (effectuées seule ou en collaboration avec son mari) avec sa meilleure amie Hélène Savić – et ce, quelles qu’en soient les raisons – alors qu’Einstein a publié de manière continue depuis 1901 et continué une carrière plus que fructueuse après leur séparation en 1914, l’idée que ce dernier n’ait pas lui-même été seul à l’origine de ses premières grandes découvertes dépasse largement ce qu’il serait raisonnable de croire à la lumière de l’ensemble des données disponibles analysées de manière critique et sans biais idéologique ou croyance en une dissimulation réalisée par Einstein lui-même. D’ailleurs si cette dissimulation était avérée, on devrait se demander pourquoi Mileva n’a pas publié de textes avant, pendant et surtout après sa relation avec Einstein. Aussi, pour établir si ses « contributions » impliquaient d’être co-auteure, il faudrait comparer son cas à celui du grand ami d’Einstein, Michele Besso. Il est en effet très significatif que le fameux article sur l’électrodynamique des corps en mouvement publié par Einstein en 1905 se termine par la phrase suivante : « En terminant, je tiens à dire que mon ami et collègue M. Besso m’a constamment prêté son précieux concours, pendant que je travaillais à ce problème et que je lui suis redevable de maintes suggestions intéressantes » [8]. En 1928, Besso lui écrit pour se remémorer avoir été « [son] public pendant les années 1904-1905 ; en [l]’aidant à rédiger [ses] communications sur le problème des quanta », mais n’a jamais considéré qu’il devait être co-auteur (voir par exemple la lettre de Besso à Einstein, 17 janvier 1928 dans [9]).

Albert Einstein en 1921,
Ferdinand Schmutzer (1870-1928)

Il est en effet anachronique de projeter les critères actuels de co-publication – surdéterminés par les pressions actuelles à publier – dans le passé. Enfin, tenant compte du fait que quelques autres femmes au tournant du siècle ont aussi fait des études universitaires (pas seulement en sciences, Hélène Savić ayant étudié en histoire de l’art) pour ensuite plutôt se consacrer à fonder une famille, il est également légitime de se poser la question : si Mileva Marić n’avait pas épousé le personnage qu’est devenu Albert Einstein, aurait-on assisté depuis les années 1980 aux tentatives de prouver ses « contributions » aux travaux de son mari et à la promotion de son « génie » scientifique méconnu ?
Répondre à cette question demanderait un autre texte sur les usages idéologiques de l’histoire, mais la réponse la plus probable est évidente. Et comme cela doit être le cas dans toute science, seules de nouvelles sources et non des rumeurs, du ressentiment ou des bons sentiments, pourront éventuellement amener les historiens des sciences à revoir leurs conclusions sur l’absence d’apport scientifique spécifique de Mileva Marić aux nombreuses découvertes de son mari entre 1901 et leur séparation en 1914.

Références


1 | Gagnon P, “The Forgotten Life of Einstein’s First Wife”, Scientific American, 19 décembre 2016.
2 | Esterson A, Cassidy D, with a contribution by Sime RL, Einstein’s Wife. The Real Story of Mileva Einstein-Maric, MIT Press, 2019.
3 | Statchel J, “Albert Einstein and Mileva Maric. A Collaboration that failed to develop », in Pycior HM, Slack NG, Abir-Am PG (dir.), Creative Couples in the Sciences, Rutgers University Press, 1996, 207-19.
4 | Popovic M (dir.), In Albert’s Shadow. The Life and Lettres of Mileva Maric, Einstein’s First Wife, Johns Hopkins University Press, 2005, 70.
5 |Kormos-Buchwald D et al. (ed.), The Collected Papers of Albert Einstein, vol. 15, doc. 99
6 |Kormos-Buchwald D et al. (ed.), The Collected Papers of Albert Einstein, vol. 14, doc. 476.
7 | Kormos-Buchwald D et al. (ed.), The Collected Papers of Albert Einstein, vol. 15, doc. 485 et 487.
8 | Einstein A, Sur l’électrodynamique des corps en mouvement, traduit par Maurice Solovine, Gauthiers-Villars, 1955, 48.
9 | Einstein A, Besso M, Correspondance, 1903-1955,. Hermann, 1973, 239

1 Une excellente étude, plus ancienne, sur le sujet a été publiée par John Statchel en 1996 [3].

Publié dans le n° 332 de la revue


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L' auteur

Yves Gingras

Yves Gingras est professeur d’histoire et de sociologie des sciences à l’université du Québec à Montréal.

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