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La vie tragique de Mileva Einstein

Publié en ligne le 17 septembre 2018 - Histoire des sciences -
Ce texte suggérant un rôle scientifique de Mileva dans les travaux d’Albert Einstein, qui aurait été occulté par ce dernier, a suscité une critique de la part de l’historien des sciences Yves Gingras, critique que l’on peut lire sur notre site.
Mileva Marić en 1896

En 1987, une bombe explose parmi les connaisseurs de la vie d’Albert Einstein 1, avec la publication des lettres de Mileva Marić et d’Albert Einstein écrites dans la période 1897-1902 [1]. Dans la préface des « collected papers » de 1987, il est dit que la moitié des documents publiés ont été découverts par les éditeurs « incluant un groupe important d’une cinquantaine de lettres que Einstein a échangées avec Mileva Marić, sa camarade de classe et future femme ». Ce n’est pas exact. Ces lettres ont été trouvées par Hanz Albert, le fils de Mileva et d’Albert Einstein, à la mort de ce dernier en 1955, lorsque Hanz Albert a ouvert un coffret appartenant à sa mère et en a découvert le contenu avec stupéfaction. Car ces lettres permettaient de jeter un regard tout à fait nouveau sur la relation qu’Einstein avait entretenue pendant cinq ans avec Mileva, relation d’amour littéralement fusionnelle et de travail commun intense. Un regard tellement nouveau que les exécuteurs testamentaires d’Einstein et sa belle-fille se sont opposés à leur publication (une action en justice contre Hanz Albert a été intentée en 1958, à propos de la divulgation de ces lettres, par Otto Nathan, Helen Dukas et Margot Einstein, qui ont gagné leur procès). En effet, elles révélaient non seulement l’existence d’échanges scientifiques continuels entre Albert et Mileva (malheureusement très peu de lettres écrites par Mileva ont été conservées par Albert…) mais également que Mileva avait donné naissance en Serbie en janvier 1902 à une petite fille illégitime, Liserl. Albert, pourtant consentant et même enthousiaste pendant la grossesse de Mileva, n’a jamais vu cette enfant, et il a exigé qu’elle soit donnée à l’adoption dans le plus grand secret pour éviter que sa carrière en souffre. Secret tellement bien gardé que malgré les recherches entreprises par plusieurs historiens, il n’a pas été possible de retrouver dans un registre le moindre renseignement concernant la vie de cette enfant 2. Mileva et Albert se sont mariés en 1903, lorsque le père d’Albert a enfin donné son consentement au mariage sur son lit de mort.

Il est difficile d’imaginer la stupeur d’un lecteur découvrant les lettres d’Albert à Mileva et les comparant à celles qu’il écrira quinze ans plus tard lorsqu’il voudra divorcer et qu’il la dénigrera violemment auprès de ses amis et de ses avocats, en particulier en se plaignant d’avoir accepté de concevoir des enfants avec une personne inférieure 3. En effet, en 1912, Albert tomba amoureux de sa cousine, Elsa, et décida de se séparer de Mileva 4. Après sa séparation d’avec Albert en 1914, Mileva traversa une période de dépression intense, qu’Einstein qualifia de maladie imaginaire destinée à lui soutirer de l’argent, et par la suite sa vie fut uniquement tournée vers ses deux fils. Le cadet, Eduard, surdoué mais très sensible, se révéla schizophrène à l’adolescence, et Mileva eut à supporter seule cette maladie pendant presque trente ans, jusqu’à sa mort en 1948. Souvent débordée par des ennuis financiers, elle dut donner des cours de mathématiques et de piano tout en s’occupant de son fils. Einstein ne revit jamais sa femme et son fils malade après son départ pour les États-Unis en 1933. Après la mort de Mileva, il n’écrivit jamais à son fils qui survécut encore 17 ans.

Mileva ne revendiqua jamais avoir pris part aux grandes découvertes d’Einstein. C’était aux dires de tous une femme discrète et silencieuse. Elle essaya une seule fois de défendre ses droits en 1925 et se vit rétorquer dans une lettre d’Albert « T’est-il jamais venu à l’esprit, ne serait-ce qu’une seconde, que personne ne prêterait la moindre attention à tes salades… Quand une personne est quelqu’un de complètement insignifiant, il n’y a rien d’autre à dire à cette personne que de rester modeste et de se taire. C’est ce que je te conseille de faire.  » Il est pourtant évident – certaines lettres de la période de jeunesse d’Einstein le prouvent – qu’ils ont travaillé en commun, en particulier sur la capillarité (premier article d’Einstein publié dans les Annalen der Physik en 1901 sous son nom seul, apparemment en accord avec Mileva, afin de promouvoir la carrière d’Albert), de même que sur le mouvement brownien et sur la relativité restreinte. Quant à l’effet photo-électrique qui a valu à Einstein le prix Nobel, il est plus que probable que Mileva y a contribué, car elle avait suivi seule – et avec passion – à Heidelberg en 1897 six mois de cours du professeur Lenard (futur prix Nobel) sur les rayons cathodiques, à l’origine de la découverte de l’effet photo-électrique. Les trois « grands » articles, dont celui sur l’effet photoélectrique, publiés en 1905 étaient signés du nom « Einstein-Marity » dans la version soumise aux Annalen der Physik, Marity étant la traduction en allemand de Marić. La mention « Marity » a disparu à la publication. Les inconditionnels d’Einstein expliquent que c’était une habitude suisse pour un homme de signer sous son nom et celui de son épouse, mais dans le cas présent c’est une interprétation peu crédible car Einstein n’a jamais utilisé ce nom. D’ailleurs, cette clause devait être déclarée avant le mariage, ce qui n’a pas été fait pour Albert, mais bien pour Mileva qui a déclaré vouloir comme nom d’usage Einstein-Marity. Il est donc probable que dans un premier temps, les époux considéraient que ces articles étaient issus de leur travail commun. À sa meilleure amie, Mileva expliquait qu’ils étaient « ein Stein » (une pierre) et que par conséquent ce qui était à l’un était également à l’autre. Sans aller jusqu’à reconnaître à Mileva la paternité des articles d’Einstein, on ne peut toutefois que s’étonner qu’aucun ne porte aussi sa signature.

Il a également été beaucoup reproché à Mileva d’avoir échoué à son examen de sortie de l’École polytechnique, où elle a obtenu les plus mauvaises notes de sa vie d’étudiante. Outre les raisons politiques qui pourraient expliquer cet échec (tout le monde connaissait la liaison d’Albert et de Mileva et, à l’époque, ce n’était pas très bien vu, en particulier de son professeur principal membre influent de l’Académie prussienne des sciences, très anti-féministe…), il y en a une qui prime probablement sur les autres : Mileva était enceinte de trois mois et ce, dans des conditions psychologiquement difficiles…

Bref, le destin de cette jeune étudiante si prometteuse fut en fait une sombre tragédie. Mais comme le disaient deux des biographes d’Einstein, Highfield et Carter, Einstein « était un homme chez qui la combinaison de lucidité intellectuelle et de myopie émotionnelle provoqua bien des déboires dans les vies de ceux qui l’entouraient  ».

Références

[1] Stachel J, Cassidy DC, Schulmann R (éds.), Collected papers of Albert Einstein, the early years 1899-1902, Princeton University Press, 1987.
[2] Maric Einstein M, Vivre avec Albert Einstein, Éditions L’Age d’Homme, 2014.

1 Tous les faits affirmés ci-dessous sont attestés par les lettres d’Albert et de Mileva Einstein publiées en 1987 et dans différents ouvrages, dont le plus documenté sur la vie de Mileva est celui de Radmila Milentijevic [2].

2 Ce ne fut d’ailleurs pas le seul acte de ce genre d’Einstein, qui craignait visiblement par-dessus tout de donner une mauvaise image de lui à l’opinion publique, puisque son propre fils, Hanz Albert, adopta en 1941 un bébé du nom d’Evelyn, qui était très probablement la fille que son père avait eue avec une danseuse.

3 Une phrase typique dans sa correspondance à propos de la maladie de Mileva et de celle de son fils : « Punition bien méritée [par lui] pour avoir accompli l’acte le plus important de ma vie sans réfléchir : j’ai engendré des enfants avec une personne moralement et physiquement inférieure… ». Ce thème des « mauvais gènes » de Mileva – qui boitait – était l’un de ceux que sa mère utilisa pour s’opposer au mariage, et qu’Einstein répéta souvent par la suite.

4 Notons pour la petite histoire qu’il fut également amoureux de la fille de sa cousine qu’il désira épouser avant de se marier finalement avec Elsa.


Publié dans le n° 324 de la revue


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L' auteur

Suzy Collin-Zahn

Astrophysicienne et directeur de recherche honoraire à l’Observatoire de Paris-Meudon.

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